Le chef de la sécurité l’avait regardé droit dans les yeux. Il était catégorique. Son équipe avait analysé et réanalysé l’ensemble du trafic entrant sur leur réseau. Ils ne trouvaient désormais plus aucune trace d’activité suspecte. Les tentatives d’intrusion avaient totalement disparu, aussi soudainement qu’elles avaient commencé, au milieu de l’été.
Et pourtant, cela ne suffisait pas à rassurer François. Le lancement de leur produit, de son « bébé », comme il l’appelait, approchait. Il avait tant investi, tant misé sur la conférence pour annoncer la généralisation de leur système au grand public, qu’il devait faire preuve d’une extrême vigilance. C’était son rôle de responsable de la société Enhance, mais pour lui c’était bien plus que ça. Voir sa vision se concrétiser devenait sa raison d’être depuis quelques années.
Il en faisait une affaire très personnelle. Il avait quelque chose à prouver, même si finalement, il ne savait pas vraiment pourquoi. Certainement une question de statut, au bout du compte. Une manière de montrer à ses pairs qu’il pouvait jouer dans la cour des grands.
Sa société Enhance avait bien démarré. Il avait surfé sur l’essor du mobile pour réaliser de petites applications, qui avaient eu un certain succès d’estime. Mais très vite, ce marché avait été accaparé par des mastodontes, de gigantesques conglomérats qui utilisaient l’ensemble de leurs synergies, de leur puissance pour garder la clientèle captive dans leurs écosystèmes. En commençant à utiliser un de leur service en ligne, on était fortement incité à utiliser toute leur palette de produits, d’autant que souvent, ils offraient ces services gratuitement, en se rémunérant indirectement par la publicité.
Que de frustration depuis lors ! Le chiffre d’affaires de la société avait stagné. Il s’était aigri, avait ruminé pendant longtemps, s’était débattu, car il était certain de la valeur de ses idées. Rien n’y avait fait, tout du moins jusqu’à ce qu’il décide de se lancer dans ce pari fou. Il avait levé des fonds très importants, plusieurs dizaines de millions d’euros, pour faire de sa société un des labos de recherche en biotechnologie les plus importants d’Europe. Aujourd’hui, près de 1000 personnes travaillaient pour préparer le lancement d’Enhance.
Seul dans son immense bureau, il profitait du calme après sa longue journée de travail pour essayer d’y voir plus clair. Son bureau était vaste et bien meublé, comme l’imposait son statut. Il aimait le calme et il avait cédé à un de ses caprices. Une grande cheminée avait été reconstituée dans un petit coin salon, entourée avec de profonds fauteuils. Elle tranchait avec le mobilier moderne. Il s’y réunissait avec ses principaux collaborateurs, mais surtout il attendait avec impatience la fin de journée pour y réfléchir, le regard perdu dans les flammes. C’était sa forme de méditation.
C’était un moyen aussi de se réchauffer et d’apporter la lumière naturelle qui lui manquait. Malgré la stature qu’avait atteinte son entreprise et les enjeux financiers, il n’occupait pas le dernier étage d’une tour d’affaires.
Enfant, il avait été frappé par l’effondrement des tours jumelles, le 11 septembre 2001. Il revoyait les images télévisées tournant en boucle du second avion heurtant la deuxième tour. Il avait été hypnotisé par les images surréalistes des petits personnages, se jetant dans le vide pour échapper aux flammes. Impossible de se détacher, de détourner le regard, malgré la violence de la scène, jusqu’à l’électrochoc final de l’effondrement des tours.
Depuis, il était allé à New York, sur le lieu du mémorial. Les deux trous béants qui remplaçaient l’ancien symbole de la finance mondiale étaient comme deux plaies non refermées. Elle lui avait inspiré la prudence. Une société travaillant sur des données aussi sensibles qu’Enhance ne pouvait se permettre de s’exposer de la sorte. Le siège de la société serait construit en sous-sol, comme un bunker, protégé des regards et des menaces extérieures.
C’était la semaine du lancement de leur nouveau programme, un projet qui excitait tant les convoitises, qu’il remerciait son intuition de l’avoir conduit à s’enfermer de la sorte. Il s’était habitué à travailler dans cette semi-pénombre, bercé par la lumière vacillante de l’âtre.
Leur nouveau produit avait été testé à une échelle modeste, récemment, mais la satisfaction des clients qui l’avaient déjà adopté avait été au-delà de ses espérances. Enhance était son rêve d’enfant. C’est lui qui avait eu l’idée d’aborder le marché des implants logiciels, sous l’angle de l’amélioration de la performance, d’en faire un assistant, une mémoire, et une intuition pour les dirigeants. Toujours soumis à plus de pression, ils se ruaient immanquablement sur les outils qui leur permettaient de s’élever au-dessus de leurs concurrents, parfois leurs collègues.
Les assistants virtuels, les méthodes de gestion de projets, les compléments alimentaires, tout était bon pour gagner du temps ou doper leur performance. Même la méditation et la spiritualité avaient finalement été détournées au profit d’un seul objectif : garder leur autorité, leur leadership, rester les visionnaires et finalement les seuls maîtres à bord. Les plus cyniques disaient que cela leur permettait de justifier des indemnités toujours plus élevées; les plus pragmatiques trouvaient que c’était une échappatoire, un simple moyen de résister. La concentration croissante avait contribué à créer des sociétés gigantesques, que seuls de « super héros » semblaient mériter le droit de contrôler, dans l’imaginaire collectif.
Les grands de l’Internet avaient voulu être trop ambitieux, essayant d’emblée de faire admettre ce corps étranger chez tout un chacun. Il partait avec un handicap. Ayant surexploité les données personnelles durant des décennies, les derniers défenseurs de la vie privée les avaient, contre toute attente, fait reculer. Et il fallait être honnête, leurs fondateurs s’étaient investis dans l’amélioration de l’être humain par la technologie, le transhumanisme, pour le détourner pour leur propre profit. Dans la Silicon Valley, les patrons préféraient finalement restreindre cette technologie à une petite élite.
François avait flairé l’opportunité. Comme il le disait, il avait perçu la faille de ces géants et s’était engouffré dans la brèche. Il avait prévu une massification du marché en deux temps : D’abord les managers de tout poil, les stressés de la performance, et ensuite le grand public.
Le lancement grand public arrivait enfin cette semaine, et les géants de l’Internet commençaient à regretter d’avoir négligé une petite société comme Enhance. C’est pourquoi l’enjeu du lancement était encore plus grand. François avait déjà refusé plusieurs offres de rachat de grands groupes essayant de rattraper leur retard, mais il croyait en son étoile et en son produit. Il voulait prouver que sa petite société pouvait à son tour devenir un de ces nouveaux colosses technologiques.
Il avait pris ses décisions et monté sa stratégie quasiment seul. Lui-même n’était pas équipé de l’implant Enhance. Non pas qu’il ne crût pas au produit, à son utilité, ou qu’il fût effrayé par le fait de glisser un ensemble de microprocesseurs, mémoire et logiciels, tous ultra miniaturisés, dans la partie supérieure de sa boite crânienne, juste au-dessus du cerveau. Il était jeune, sportif et entretenait son corps et son cerveau par des exercices réguliers. Il voulait pouvoir dire qu’il était peut-être le dernier à ne devoir son succès qu’à lui-même et ses propres capacités. Il y aurait un avant et un après Enhance et cette décision ferait certainement partie de sa mythologie, de la petite anecdote qui régale les journalistes et leur permet de raconter de belles histoires.
Il était persuadé que le lancement du produit serait un succès. Pourtant le doute s’était insinué au milieu de l’été, lorsque les tentatives d’intrusion sur leurs serveurs se sont multipliées. Le département sécurité avait l’habitude de traiter ce genre d’attaques. En général, cela venait de scripts kiddies, comme on les appelle, des gosses un peu férus de technologies qui trouvent des logiciels tout prêts pour essayer d’exploiter des failles connues dans certaines versions des systèmes. Les serveurs de Enhance étaient bien tenus à jour, afin de les protéger de toutes les failles connues. Les scripts tout prêts que font tourner les mômes étaient donc en général inoffensifs face à une armée de professionnels aguerris et entraînés à la sécurité.
Puis, les attaques s’étaient intensifiées, jusqu’à cesser subitement tout début septembre, à seulement quelques jours du lancement. Aussi rapidement qu’elles étaient apparues. Pourquoi ?
Le regard perdu dans le vide, François se demandait si les attaquants avaient finalement renoncé ou s’ils n’avaient pas simplement réussi à obtenir ce qu’ils souhaitaient.
Les implants de chacun des 1500 premiers clients de Enhance étaient reliés aux serveurs de la société. Ils étaient autonomes, ils avaient leur propre mémoire et pouvaient prendre des décisions, suggérer des actions, même en l’absence de connexions réseaux. Les connexions étaient généralement maintenues en permanence, mais il fallait quand même pouvoir assurer un service normal dans des zones dites blanches, lorsque les managers s’isolent pour les vacances ou coupent leur accès volontairement, pour marquer leur volonté de cacher certains aspects de leur vie personnelle à Enhance.
Malgré cette autonomie de l’implant, les serveurs restaient au cœur du service proposé. Ils avaient accès à toutes les données, pour pouvoir faire des calculs plus poussés, avec une puissance plus importante, pour mettre à jour les modèles d’apprentissage profond, ou simplement pour garder une sauvegarde des informations du client.
Pour cette raison, la sécurité du système avait été particulièrement soignée. Les serveurs étaient protégés par une vraie forteresse, physique d’abord, enfouis à une centaine de mètres sous terre, mais aussi logicielle, défendue par un ensemble de protections et de pare-feux, fournis par des éditeurs différents.
François n’avait aucune raison de douter de la fiabilité de leur sécurité. Malgré tout, l’arrêt brutal des attaques le tracassait. Le lancement était si proche, cela ne pouvait pas être une coïncidence.
Ses intuitions l’avaient toujours conduit à la prudence. Ne faire confiance à personne, à s’enterrer très profond dans le sol et à toujours douter et remettre en cause toutes ses hypothèses. C’est aussi sûrement pour cette raison qu’il était encore célibataire. La pression de la gestion de l’entreprise l’avait rendu si vigilant, qu’il ne se sentait pas prêt à accepter de partager sa vie, son temps, ses secrets, avec une femme. Après le lancement réussi, il pourrait certainement se relâcher, profitez de la vie, de sa nouvelle aura médiatique et de son aisance financière.
Si le lancement était réussi. L’angoisse monta d’un cran. Le mauvais pressentiment grandit. Il réalisait soudain qu’il avait tellement misé, son argent, mais aussi presque sa vie, sur ce lancement qu’il ne pouvait pas prendre le moindre risque. Lorsqu’il repenserait à ce qu’il avait accompli sur son lit de mort, l’implant Enhance serait certainement sa grande fierté.
C’est pourquoi il devait en avoir le cœur net, comprendre les intentions de ses assaillants.
La nuit était maintenant bien avancée. Alors qu’il était plongé dans l’obscurité et la morosité, soudain il comprit. Les assaillants avaient forcément dû changer de technique. Au lieu de s’attaquer aux serveurs, si bien protégés, il suffisait de s’attaquer au système le plus vulnérable, celui des implants eux-mêmes. Les implants étaient reliés aux serveurs centraux en permanence. Une fois la faille exploitée dans les implants, il serait possible de rebondir sur les serveurs et corrompre les données. Il en était maintenant certain, le lancement était menacé.
Il fallait réagir, contre-attaquer. Le but était de pouvoir empêcher l’accès aux systèmes centraux depuis les implants des utilisateurs. La procédure classique aurait nécessité un rappel de chacun des utilisateurs et une intervention pour couper cette connexion puis analyser l’état de chaque implant. Mais le temps pressait, et il ne pouvait déclencher cette opération de contrôle sans mettre en péril le lancement qui avait lieu dans deux jours.
Il y avait bien une autre solution, mais qui n’était à utiliser qu’en dernier recours bien sûr, car elle n’avait jamais été testée. C’était ce que l’on appelle dans les usines un bouton d’arrêt d’urgence. En déclenchant cette procédure d’alerte, la connexion avec tous les utilisateurs actuels du système Enhance serait réinitialisée. Ils ne pourraient plus accéder au système, ce qui aura l’effet voulu, mais les effets secondaires neurologiques d’une coupure si abrupte n’avaient jamais été étudiés de manière approfondie.
Pourtant, il n’avait pas le choix, il fallait prendre le risque. Le lancement grand public ne pouvait être retardé sans mettre en péril Enhance. Un tel produit, en symbiose parfaite avec le corps de ses clients, ne pouvait susciter l’adhésion que si la confiance était totale. Le moindre doute leur serait fatal quoiqu’il arrivât. Ils allaient donc prendre ce risque et annoncer le produit comme prévu, puis traiteraient un à un les problèmes possibles avec les clients actuels. Cela leur permettrait aussi de renforcer les défenses des implants en observant comment ils avaient été manipulés par ceux qui cherchaient à les faire échouer.
Il ne leur donnerait pas ce plaisir. Demain matin, ils le feraient. Il demanderait à ses équipes de désactiver les implants déjà déployés.
Axel rentrait du lycée plus tôt ce soir-là. C’était la semaine de la rentrée et il avait le sourire aux lèvres. La pêche. La banane, quoi. La deuxième partie de l’été, après son retour de vacances avec ses parents, lui avait semblé une éternité. Sans ses potes, qui n’étaient pas encore rentrés, il avait tout fait pour chercher à tromper l’ennui.
D’abord, il s’était immergé dans les jeux vidéo, mais il avait fini par en faire le tour. Il avait eu vite fait de repérer et d’exploiter les failles du moteur d’intelligence artificielle de ses jeux et le challenge avait rapidement disparu.
Alors, il avait voulu se donner des frissons en jouant au hacker. Il avait quelques notions d’informatique, mais il était bien incapable de trouver des failles dans les systèmes par lui-même. Il avait alors tenté de lancer vers sa cible, des scripts tout prêts trouvés sur Internet. L’enjeu l’amusait. Ses parents avaient décidé de booster leur carrière professionnelle en se faisant implanter dans le crâne une sorte de mini-ordinateur. Il ne savait pas si cela les aidait dans leur boulot, mais se disait que s’il parvenait à trouver une faille sur les serveurs, il pourrait peut-être en tirer avantage. Peut être pouvoir être autorisé à sortir plus tard, obtenir plus d’argent de poche, qui sait ce que à quoi le système pourrait lui donner accès.
Malgré ses efforts, il n’était parvenu à rien. Il avait essayé tous les scripts qu’il avait pu trouver en vain. Il avait fini se lasser, puis par laisser tomber, trop content que ses copains soient maintenant rentrés de congés.
Avant d’entrer dans la maison, il eut un pressentiment. Les lumières étaient toutes éteintes, comme si la maison était vide. Après avoir passé la porte, malgré tout, il devina la silhouette de ses parents, face à face dans leurs fauteuils comme à leur habitude. Ils étaient étrangement restés dans la pénombre. Il s’approcha, mais ils ne bougeaient toujours pas. Leur regard, triste, était perdu dans le vague. Axel ne se doutait pas alors que ses parents resteraient, pour toujours, de simples coquilles vides.
Photo par Nick Fewings sur Unsplash
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