Alors, comment se passe votre week-end ?
Il pleut des cordes, certes, mais c’est un temps parfait pour la lecture. Et ça tombe bien, car je vous propose le troisième et avant-dernier épisode de ma nouvelle « Vie Argentique ».
Si vous souhaitez lire les épisodes précédents, vous les trouverez ici :
- Dans le Flow #92, Vie Argentique – Épisode 1
- Dans le Flow #93, Vie Argentique – Épisode 2
Bonne lecture !
Vie Argentique – Épisode 3
La ville a changé, elle s’est transfigurée en quelques jours. La grisaille enveloppe Paris. Une fine pluie glace les os de ceux qui osent l’arpenter. Le climat est devenu le reflet de la morosité d’Edgar.
Comme d’habitude, lorsqu’il arrive dans son petit bureau sous les toits, Antoine est déjà là. Edgar se force à le saluer d’un ton faussement enjoué. « Ce maudit crachin ternit tout. », pense-t-il en accrochant son imperméable à la patère derrière la porte. Alors, il surjoue pour tenter de cacher son humeur de chien. Sa voix sonne faux, Antoine le sent.
C’est surtout la routine qui lui pèse. Elle s’est installée insidieusement dans l’affaire Vogel. Aucun progrès, pas un indice. Et les jours passent. Le légiste a restitué le corps d’Olivia à son mari. Tous deux sont rentrés aux États-Unis. L’espoir d’un succès rapide dans cette affaire s’éloigne.
Tandis que la machine piétine, Edgar s’enlise. Il n’a pourtant pas renoncé, il croit plus que jamais dans son programme. Son code a encore des faiblesses ? Qu’à cela ne tienne, il saura combler ses lacunes. Edgar n’a rien décelé dans les vidéos de surveillance autour du parc, mais il n’a pas la puissance d’une machine. Il imagine qu’une IA pourrait y repérer des motifs subtils, invisibles au cerveau humain ? Alors, il programme, depuis des jours, sans relâche. Il sélectionne et teste de nouveaux composants logiciels. Il y est presque.
Son collègue, si souvent méfiant, est devenu un fervent supporter de l’« agent 36 ». Ils partagent un même but désormais.
— Et ton analyse vidéo ? Tu as eu des résultats hier soir ? demande Antoine.
— À peu près. J’ai réussi à extraire des visages, à faire des recoupements entre des caméras, à identifier une personne qui se déplace. Je bute encore sur la qualité des images de vidéosurveillance. La définition est dégueulasse.
Edgar s’installe à son poste, déverrouille son écran. Il se fige alors. Le regard d’Olivia le transperce, sur une image fixe, vignette de la jeune femme dans sa chambre d’hôtel. L’IA a travaillé cette nuit et généré une nouvelle animation. Edgar est pris d’un vertige. L’excitation de la découverte coule dans ses veines. Il laisse durer et regarde d’abord les informations associées au nouveau fichier.
Indice de confiance : 78 %. Wow !
Ses oreilles bourdonnent. La pièce disparait autour de lui.
Source de données : Instagram, hashtag HotelSplendid.
Antoine a remarqué le trouble de son collègue. Il se lève et s’avance vers lui.
— Bordel, Antoine, l’IA est allé chercher d’autres photos de l’hôtel sur Instagram. Mais, pourquoi j’ai raté ça… ?
Edgar attend que son collègue le rejoigne puis lance l’animation. Olivia est de dos. Elle panique, regarde tout autour d’elle, s’arrête sur le placard ouvert devant elle. Pieds nus, elle monte d’un bond sur la table de nuit. Elle tient un dossier qu’elle glisse dans l’espace étroit au-dessus de la structure de la penderie. Ces quelques centimètres de vide suffisent à cacher les documents.
Elle redescend, se retourne et sourit à l’objectif de l’homme qui vient d’entrer dans la pièce. Anthony Vogel. Après un temps, elle passe la main dans ses cheveux en désordre, pour finir de masquer son trouble.
Le silence s’installe dans le bureau. Abasourdis.
Antoine s’interroge.
— Tu penses que c’est vraiment ça qui s’est passé ? Comment ton programme a-t-il imaginé ça ?
Bonne question. Edgar fouille dans le dossier d’analyse du logiciel. Il trouve les images significatives repérées par l’IA, un selfie posté il y a un mois sur Instagram par une inconnue. Elle sourit à l’objectif, le bras tendu vers l’avant. En haut à gauche, l’IA a signalé d’une marque rouge le dessus de l’armoire. Edgar ne remarque rien d’étrange. Il ouvre ensuite la photo d’Olivia, telle que décortiquée par son logiciel. La même zone est entourée de rouge. On y devine une ombre, projetée par les ampoules qui éclairent la penderie par l’arrière.
— Voilà comment, dit Edgar, en montrant la zone critique. Le dossier était là, il était son notre nez pendant tout ce temps.
— Tu crois qu’il y est encore ?
— C’est bien ce qu’on va voir. Tu m’accompagnes à l’hôtel ?
Edgar et Antoine entrent dans le hall de l’hôtel Splendid, un petit palace parisien à taille humaine. Le personnel s’affaire à leur arrivée, tel un système immunitaire qui répondrait à une agression extérieure. C’est le propre de ces temples du luxe, vous faire comprendre instantanément que vous n’êtes pas à votre place. Tout ce qui fait partie de votre quotidien, vos vêtements, vos objets, tout ce qui représente votre normalité semble grossier. L’imperméable d’Edgar parait soudain élimé, ses chaussures deviennent d’immondes croquenots.
L’accueil reste professionnel. Toujours.
— Bienvenu à l’Hôtel Splendid, messieurs. Avez-vous une ou deux réservations ?
Edgar devine le sourire d’Antoine à sa droite.
— Inspecteur Passereau. Nous venons pour parler avec le directeur de l’hôtel. Et non, nous n’avons pas réservé.
— Ce n’est pas un problème, inspecteur. Je le préviens, dit l’homme à l’accueil, le téléphone déjà à l’oreille.
Un instant après, le directeur, grand, mince, habillé d’un costume qui valait le prix de la voiture d’Edgar, s’avance la main tendue. Edgar la saisit mollement.
— Bonjour inspecteur, Stéphane Genet, le directeur. Que puis-je faire pour vous ?
— La chambre des Vogel. Elle est libre ? Nous avons besoin de la visiter.
— Toutes nos chambres sont occupées, hélas.
— Et bien prévenez les occupants, nous n’en avons que pour cinq minutes.
Il ne laisse pas au directeur le temps de tergiverser.
— Oui, Stéphane. Maintenant.
Edgar et Antoine suivent le directeur dans les couloirs. Le petit déjeuner est terminé depuis un moment. C’est l’heure où l’hôtel est livré au personnel d’entretien. Une vraie ruche. Edgar et Antoine slaloment entre les chariots, poussés par ces femmes qui s’affairent en silence. Le lustre de l’hôtel chaque jour en dépend. Chacun s’ignore, personne ne se voit.
Le directeur frappe à la porte de la suite, attend longuement puis ouvre la porte. La chambre est vide, le couple qui y séjourne arpente certainement déjà les boutiques de luxe.
À peine entré, Edgar grimpe sur la table de nuit et retire le dossier du dessus de la penderie. Le directeur se crispe en voyant les chaussures d’Edgar se poser sur le meuble. Edgar se hisse sur la pointe des pieds pour vérifier qu’il n’oublie rien, puis saute de son perchoir. Il le manipule avec un soin quasi religieux la pochette qui a peut-être couté la vie à Olivia. C’est sa façon de la respecter.
Antoine s’était attendu à trouver ce dossier, il l’avait espéré, mais il semble époustouflé par la démonstration.
— Je crois que ton logiciel va avoir une promotion.
Edgar parcourt les documents à l’intérieur de la pochette. Des numéros de comptes étrangers, des transactions portant sur des millions de dollars, des dizaines de sociétés, quelques mentions liées à Vogel Corp. Edgar prend instinctivement conscience du caractère explosif de ces documents. Une petite clé USB vient compléter le cadeau d’Olivia.
Pressés par le directeur, tous les trois ressortent de la chambre. Nerveux, il alpague une femme qui s’affairait dans la chambre voisine pour lui demander de nettoyer à nouveau la suite.
Edgar ne veut pas lui donner de répit pour autant.
— Stéphane, ce dossier n’est pas une bonne nouvelle pour vous. Il s’est passé un truc louche ici. Alors, si vous pouviez nous confier spontanément vos vidéos de surveillance, ce serait merveilleux.
Stéphane se raidit, mais n’hésite pas. D’un petit signe de la tête, il rend les armes et les guide vers la salle de sécurité.
De retour au quai des Orfèvres, les deux inspecteurs se remettent au travail dans leur étroit bureau. À regret, Antoine retrouve ses affaires courantes. Elles ont perdu toute saveur face au caractère inédit de l’affaire Vogel.
La lumière a presque disparu derrière les nuages noirs qui encombrent le ciel. En ce début d’après-midi, Edgar allume sa lampe sur son bureau pour compulser confortablement le dossier secret d’Olivia. Il a retrouvé l’énergie qui l’avait quitté ces derniers jours.
Pourtant, Edgar déchante à mesure qu’il avance dans sa lecture. Le dossier semble accablant pour Anthony Vogel. La pochette contient une liste de transactions assez cryptiques. C’est louche, certes, mais comment y trouver à redire ? Les transactions pointent vers des prête-noms, des aliases ou des sociétés-écrans. Anthony Vogel s’en tire bien dans ces dossiers. Au mieux celui-ci plaidera l’optimisation fiscale. Mais comment faire le lien avec le meurtre d’Olivia ? Quel est le chainon manquant ?
Oui, Edgar est convaincu — presque depuis le début — qu’Anthony est un vrai salaud, encore faut-il aligner des preuves. La clé USB contient d’autres documents financiers, par milliers. Malgré l’excitation de la chasse au trésor, il n’en ressort rien de concret. Il reste les vidéos des caméras de surveillance de l’hôtel, mais Edgard ne sait pas encore quoi chercher.
Alors, pour canaliser sa frustration, il se remet sur son code. Son programme est prêt à ingérer les vidéos des caméras de surveillances autour du parc. C’est là-dessus qu’il va se concentrer.
Edgar ne peut pas brancher son logiciel directement sur le système de surveillance de Paris. Il télécharge donc des centaines de gigas sur son poste de travail, juste les vidéos concernant l’heure du drame. En revanche, il a écrit un module pour soumettre des requêtes au système de reconnaissance faciale de la Police nationale. Il ne l’a jamais encore utilisé. Il hésite un instant puis lui accorde les droits d’accès.
— Bon, Antoine, je fais des trucs un peu limite, au niveau procédure. Tu n’as rien vu, hein ?
— Euh, en réalité, je n’ai réellement rien vu ! proteste son collègue. Tu bosses sur ta machine dans ton coin.
— C’est parfait, tu pourras passer au détecteur de mensonges sans problème si ça tourne mal.
— Ne me prends pas pour un con. On n’a jamais utilisé un tel gri-gri.
— Mouais, enfin, attends que mon logiciel s’attaque à l’analyse de la voix…
Antoine grimace, fait mine de se boucher les oreilles avec les mains puis se lève pour attraper ses affaires.
— Je ne veux rien entendre, Edgar, on en reparle demain.
Sur le seuil de la porte, Antoine sourit à Edgar. Il lui fait un signe de la main, doigts croisés. Dans le regard déterminé de son collègue, il devine l’importance du moment. Lorsque la porte se referme, Edgar est seul, seul avec l’agent 36, sur lequel il fait peser des espoirs démesurés.
Parlons un peu technique. Edgar sait que passer à l’analyse de vidéos est un saut quantique pour son logiciel.
Tout d’abord, le volume de données à traiter est cette fois colossal. La vidéo d’une caméra de surveillance se décompose en 20 à 25 images par seconde. Edgar a besoin d’analyser les fichiers provenant des caméras sur une heure de temps, ce qui nous fait 90 000 images par caméra. 25 caméras. Cela fait plus deux millions d’images à mouliner pour son logiciel.
Pour quel traitement ? Ce que fait le logiciel d’Edgar est simple, en théorie. Il extrait des visages et associe chacun d’eux à un identifiant unique de personne, qu’il va être capable de repérer d’image en image pour assurer la continuité de l’analyse. Ensuite, il positionne chaque individu sur la carte du quartier et trace leur parcours.
Pour finir, l’« agent 36 » tente de découvrir qui est qui à l’aide de la reconnaissance faciale. Chaque visage est comparé à un visage de sa base de données, dont le fichier de la Police nationale. Celui-ci ne contient qu’une toute petite partie de la population, mais Edgar le considère comme critique. Peut-être le meurtrier apparaitra-t-il dedans ? Pour le reste, le logiciel doit donc étendre sa recherche à d’autres données publiques, en provenance — encore une fois — des réseaux sociaux. « Merci, Facebook, Twitter, Instagram, et consorts ! »
Pour réduire le nombre de correspondances possibles, Edgar décide de limiter la recherche à quelques hashtags. Olivia avait certainement rendez-vous dans ce parc. Pour quoi faire ? Partager le dossier. Elle comptait probablement dénoncer son mari, mais à qui ? Un concurrent ? Possible, mais douteux. Sûrement des autorités. Presse, justice, police. Il restreint le champ à la recherche de visages liés à ces professions.
Edgar est prêt. Il clique sur le bouton de calcul pour lancer l’analyse des données des caméras de surveillance. La longue attente commence.
Souvent, Edgar reste immobile devant son écran, hypnotisé par la barre de progression qui avance avec une lenteur infinie.
Parfois, il se lève pour arpenter le bureau. D’un geste nerveux, il vérifie son téléphone, mais à cette heure-ci, il ne manque à personne.
Un bip le fait sursauter. Après seulement deux heures, la machine a déjà une correspondance. La photo d’un homme, un peu floue, exagérément zoomée, apparait à l’écran, un visage vaguement familier qui trouble Edgar.
👉 Suite dans le Flow #95.
Podcast
La semaine prochaine, le podcast Double Vie reçoit Ugo Bellagamba, historien du droit, auteur de romans et de nouvelles dans le domaine de l’imaginaire.
Pour patienter, j’ai enregistré un petit teaser dans lequel je vous lis le début d’un de ses textes, les premières lignes du Mémorial de Philae, une uchronie publiée dans l’anthologie « Et si Napoléon » chez Mnemos.
Et bien sûr, si ce n’est pas déjà fait, vous pouvez écouter le podcast de la semaine dernière avec Thibaud Latil-Nicolas, auteur de la série de Fantasy Chevauche-Brumes
🎧 À écouter sur la chaine YouTube Double Vie.
À retrouver également sur Apple Podcast et le site Double Vie.
La dose de flow
Musique
Cette semaine, je vous propose une reprise magnifique de Billie Jean par le groupe Sunny and the Black Pack.
Je vous laisse planer avec cette version jazzy, acoustique et minimaliste, servie par la voix puissante de Sunny Promyotin.
Inspiration
Vous le savez, parler de la Double Vie, c’est mon truc. Écrire une heure par jour, cela semble trop court, on culpabilise. Je me souviens que Bernard Werber, lorsqu’il raconte comment il est devenu écrivain, explique qu’il a suivi les conseils de Frédéric Dard : « Écrire 4 h par jour ».
Pourtant, être pro, être auteur ou autrice à plein temps, ce n’est pas écrire toute la journée. Steven Pressfield le rappelle bien dans son billet : Be a Pro for One Hour. Comme nous, un auteur voit sa journée remplie d’obligations annexes à l’écriture : Mails, conférences, salon, appel téléphonique… et lutte contre la procrastination.
Même pour un pro, il est parfois difficile de préserver une plage d’une heure par jour pour écrire.
La conclusion ? Pas de complexes à avoir. Savourez le temps que vous parvenez à dégager pour créer… Les écrivains à temps plein sont confrontés aux mêmes difficultés que nous pour écrire.
📖 À lire (en anglais): Be a Pro for one hour
À suivre
Lorsque j’avance sur la nouvelle, j’avance sur mon recueil, car ce texte ira tout droit dans mes « Contes de Silicium ».
Reste à garder le focus sur le roman, qui redeviendra la priorité numéro un, lorsque tous les textes du recueil seront posés. Il me restera une grosse phase de relecture et d’amélioration, mais je m’y lancerai lorsque le plan du roman sera totalement finalisé.
À la semaine prochaine pour le dernier épisode de Vie Argentique !
D’ici là, je vous souhaite un merveilleux week-end !
— mikl 🙏
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