Jonathan était un élève sportif. Sa constitution hors du commun, sa croissance précoce, lui donnait un net avantage dans tous les sports qu’il pratiquait. Il dominait d’une bonne tête ses congénères.
Son corps trop grand lui conférait un air maladroit, un peu benêt. Il était toujours contraint de regarder vers le bas pour parler à ses camarades, ce qui l’avait conduit à adopter cette posture voutée. Ses bras, terminés par d’énormes paluches, étaient disproportionnés. De profil, dans la cour de récréation, il ressemblait à Gaston Lagaffe. Cette impression était pourtant trompeuse, car sur le terrain, sa force, sa vitesse et son agilité en faisaient un adversaire redoutable.
Ses capacités physiques exceptionnelles l’avaient aidé à faire grimper son équipe de Basket en catégorie nationale. Son coach le trouvait ingérable, mais sa technique, sa taille et sa discipline à l’entrainement en faisaient un pilier indispensable.
Il n’était finalement bien que sur le terrain. Chaque fois que ses potes le voyaient enfiler les tirs à trois points, ils cessaient de se moquer de sa dégaine. Enfin, ils le respectaient, lui, le grand échalas. Combien de points marquait-il par match ? 20 ? 30 ? Bizarrement, le score lui importait peu. Non, ce qui le faisait vibrer, c’était la poussée d’adrénaline du geste parfaitement exécuté. Le bruit de froissement du filet lorsque la balle rentrait sans toucher l’arceau lui donnait la chair de poule.
Le mois de septembre démarrait tout juste. Le temps magnifique permettait encore de pratiquer en extérieur sur le terrain municipal. Pourtant, Jonathan était impatient de retrouver le lycée. Ce n’est pas vraiment les cours qui le motivaient, mais surtout la reprise imminente de l’entrainement. Et puis, il était survolté à l’idée de voyager pour le championnat, au prix d’un aménagement de son emploi du temps.
Il était bien conscient des sacrifices qu’il lui faudrait consentir pour jouer à ce niveau. L’excitation lui faisait oublier les efforts à accomplir. Mener de front ses études et ses activités sportives serait un défi, mais Jonathan était prêt à rattraper les cours, travailler le soir pour compenser. Moins de YouTube, moins de Netflix, c’était le deal avec ses parents.
Son nouvel emploi du temps l’avait fait défaillir. Il s’était repris, certain qu’il comportait une erreur, que le problème pourrait être résolu.
Il avait cours toute la journée du mercredi, matin et après-midi. Du jamais vu. C’était le jour des entrainements. Ses parents l’avaient rassuré, un rendez-vous avec le proviseur, une discussion remettraient certainement les choses dans l’ordre.
Déjà, ils se préparaient à un vrai parcours du combattant pour faire valoir leur cas. Ils n’avaient pas été déçus.
Tout d’abord, il avait fallu obtenir un entretien avec le proviseur, Monsieur Poli, au moment le plus chargé de l’année. La rentrée scolaire catalysait les angoisses des profs et des parents qui réclamaient tous des rendez-vous.
On leur avait donc d’abord signifié que c’était mission impossible. « Personne n’est content de son emploi du temps, tout le monde veut changer », avait asséné le secrétariat, « Impossible d’écouter et de satisfaire tout le monde ! ».
Ses parents s’étaient donc déplacés pour expliquer combien le Basket était important dans la vie de Jonathan. À chaque nouvel interlocuteur, ils adoptaient un ton obséquieux pour ne braquer personne et pouvoir continuer à espérer rencontrer le proviseur. Ne pas froisser le gardien d’abord, la secrétaire ensuite, et enfin le directeur. La manière dont ses parents avaient dû ramper pour avoir cette entrevue lui brisa le cœur. Il se sentait responsable de leur humiliation.
Le proviseur les avait reçus en coup de vent dans son bureau. Assis derrière son bureau, il était déjà prêt à se relever. Ses mains étaient jointes par le bout des doigts, dans un geste grotesque qu’il aurait voulu apaisant. Ses phalanges se pliaient, ses paumes s’approchaient puis s’éloignaient en rythme. Oui, comme une araignée faisant des pompes sur un miroir.
— Vous comprenez bien que je ne peux absolument par prendre en compte une demande particulière, leur avait répondu le directeur, en se penchant en avant pour se lever. Si cela se sait, je ne pourrais pas m’en sortir. Je ne peux pas créer de précédent.
— Vous savez que Jonathan est dans l’équipe de Basket. Le professeur de sport l’a félicité lors du dernier conseil de classe, défendit mon père.
Les échanges entre les deux hommes se poursuivaient. Jonathan n’écoutait plus, le ton de chacun lui suffisait pour comprendre que tous les deux campaient sur leurs positions.
Jonathan fut pris de vertige. Il avait l’impression de s’élever, de regarder la scène de très haut. Bientôt, les sons furent inaudibles, comme s’il avait quitté la pièce. Les bâtiments tournaient autour de lui.
Il ressentait la douleur de son paternel dans sa chair. La souffrance était palpable. Son père torturait ses mains, les tordait, les malaxait, plantait ses ongles dans le gras de la main, entre le pouce et l’index. Ses phalanges étaient blanchies par la tension.
Le proviseur leur faisait toujours face. Ses mains était alors posées à plat sur son bureau, bras tendus. Jamais Jonathan n’oublierait le sourire qu’il leur asséna en retour.
— Je ne peux pas prendre en compte un cas particulier, répéta-t-il. C’est impossible.
Il prit ensuite appui sur ses paumes, pour se lever, dans un souffle rauque. Une fois debout, en trois enjambées il avait fait le tour du bureau, ouvert la porte, et désigné d’un moulinet du bras droit la sortie.
— Si vous voulez bien m’excuser, j’ai beaucoup à faire, conclut-il.
Jonathan était meurtri par ce refus. Son monde s’écroulait. Il peinait à respirer. Le désarroi, l’impuissance de ses parents lui ôtaient toute envie de vivre. À ce moment, il aurait tant voulu que tout s’arrête. Disparaitre de la surface du globe.
Son père, le regard vide et triste, n’osait pas le regarder. La tête basse, il tordait ses mains en silence. La douleur déforma son visage lorsque sa mère prit enfin la parole.
— Il n’y a aucun recours, avait-elle dit. Tu pourras toujours jouer le week-end avec tes camarades, lui souffla-t-elle à l’oreille en l’enserrant dans ses bras.
Personne n’eut le courage de pleurer.
Alors, Jonathan avait hoché la tête. Son visage se crispa en tentant d’esquisser un sourire censé les rassurer.
Il devait prendre les choses en main.
Jonathan devait la jouer fine. Il lui fallait un levier, de quoi faire pression. À cet instant, Jonathan se voyait comme une merde collée sous la chaussure du proviseur. Ça ne sentait pas très bon, mais cela n’empêchait pas Monsieur Poli, d’avancer et de vivre. Jonathan l’imaginait frotter son mocassin sur le sol avec un petit rictus de satisfaction.
Il fallait le mettre dans une situation où il serait obligé de l’écouter.
Le proviseur se tenait devant lui. Inconscient, il était moins bavard.
Il était chez Jonathan, attaché à une chaise dans le garage. Sa tête avait basculé vers l’avant.
Jonathan l’attrapa par les cheveux de la main gauche, pour voir son visage. De la main droite, il saisit la scie égoïne sur l’établi.
Sans réfléchir, comme un robot il commença son mouvement de va-et-vient sur le cou de l’homme.
D’abord, le sang gicla, chaud, incontrôlable. Légèrement visqueux, il dégoulinait ensuite sur la chemise de Monsieur Poli.
Jonathan accéléra son geste. Il fallait en finir vite. Le bruit de ses pieds sur le sol, trempant dans la mare de sang le dégoutait. Flouch, Flouch
Après un dernier mouvement violent, Jonathan parvint à détacher la tête du corps.
Le principal avait rouvert les yeux. Il lui souriait.
Même pas impressionné, Jonathan fit tourner la tête. Elle roulait dans ses grandes mains.
Il sortit alors dans la cour. Face à son panneau de Basket, il retrouvait ses réflexes. Les jambes fléchies, il fit rebondir la tête sur le sol, dribblant, tournoyant. Face au panier, il fit un bond, droit comme un « i » et tira avec précision.
Il n’eut pas le temps de voir le visage de Monsieur Poli lorsque sa tête toucha l’arceau. La sonnerie du lycée le fit sursauter et le tira de sa rêverie.
D’un bond, il se leva. Machinalement, il vérifia l’intérieur de son sac de sport. Le manche de pioche était bien là.
Jonathan avait décidé d’attendre le principal sur le parking à la fin de la journée.
— Bonjour Monsieur Poli, avait dit Jonathan en s’avançant vers lui. J’aimerais vous parler de la procédure d’appel.
— Mais de quoi parles-tu, mon garçon ?, avait bredouillé l’homme en relevant la tête.
Jonathan avait alors sorti un argument massue qui lui avait cloué le bec. Pour un long moment. Il n’avait donc pas protesté quand Jonathan l’avait relevé pour l’installer à l’arrière de la voiture. Ses premiers cours de conduite lui avait donné assez d’assurance. Il avait démarré le véhicule et, en roulant très prudemment, avait conduit Monsieur Poli chez lui.
— Nous serons mieux à la maison pour discuter, avait-il dit.
Le proviseur n’avait rien répondu.
Jonathan avait rentré la voiture dans leur garage et tiré le corps un peu flagada de Monsieur Poli, pour l’installer près de l’établi. Il ne pouvait tenir sur la chaise. Jonathan le ficela avec du scotch marron pour l’aider à se tenir droit.
Le jeune homme alla ensuite lui chercher un remontant dans le bar de ses parents. Il lui servit un gin et le passa le verre sous le nez du principal. Il reprenait petit à petit ses esprits.
— Monsieur Poli, c’est à propos de l’emploi du temps, lui dit Jonathan.
L’homme ouvrit de grands yeux ronds. Il regardait autour de lui, abasourdi. Il tenta de bouger avant de réaliser qu’il était ligoté. Il essaya de répondre, en vain. Il fit un mouvement du menton en couinant. Jonathan retira d’un geste sec le scotch qui le bâillonnait. Scroutch
— Jonathan, tu te rends compte que ce que tu fais là, c’est de la séquestration ? C’est très grave, articula Monsieur Poli.
Jonathan regardait au sol, dansant d’un pied sur l’autre. Machinalement, il caressait le rebord de l’établi de son père, dessinait dans la poussière avec son doigt. Il contournait chaque outil, marteau, lime, scie égoïne. « Tout le nécessaire pour faire du bon boulot », se dit-il.
— Et pour l’emploi du temps, est-ce que vous pensez pouvoir faire quelque chose ? L’entrainement est vraiment important pour moi.
L’homme restait interloqué. Son regard fit le tour du garage sans trouver de raison de le rassurer. La tension qui rigidifiait son corps finissait le long de ses bras attachés au dossier de la chaine. Ses doigts étaient raides, écartés au bout de ses mains, presque à se retourner.
D’un coup, Monsieur Poli se relâcha. La fatigue, la résignation l’avaient envahi. Il s’était résigné comme un condamné attend son heure. Lorsqu’il reprit la parole, sa voix était calme. Il n’y eut pas d’éclat.
— C’est bon, Jonathan, pas de souci, je pourrais te changer de classe, lui dit-il.
Jonathan était satisfait.
— Merci, Monsieur Poli, lança-t-il jovial. J’étais certain que l’on pourrait s’entendre.
Jonathan ne voulait pas en entendre plus. Avant que l’homme n’ai pu répondre, il avait déjà réajusté le scotch sur sa bouche. Les yeux exorbités, Monsieur Poli grognait en faisant sauter sa chaise.
— À tout à l’heure, Monsieur Poli.
Jonathan lui tournait déjà le dos. Il avisa le ballon de Basket et l’attrapa d’une seule main avec grâce.
Il quitta le garage et referma la porte.
Dans la petite cour, il fit rebondir la balle sur le sol. Elle passait en un éclair d’une main à l’autre, remontant dans un claquement sec. Maintenant, Jonathan dansait, pivotait sur lui-même en évitant un défenseur imaginaire, puis de nouveau faisait face à son panier.
Ses jambes se tendirent comme des ressorts. Le temps s’écoulait au ralenti. Jonathan semblait flotter. Au sommet de sa course, ses bras se détendirent en fouettant l’air. La balle s’éleva avant que le gravité ne la fit revenir vers le sol. Vers le panier. Avant même d’entendre le bruit, Jonathan frissonna.
Fooosch
Photo by TJ Dragotta on Unsplash
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