Alors, comment se passe votre week-end ?
Le reste du monde est chaotique, mais cette lettre a fait le choix d’être aujourd’hui prévisible : comme prévu, je vous offre la fin du texte sur Euchronia, cette société qui maitrise le voyage dans le temps.
Si vous n’avez pas lu la première partie, c’est ici, dans le Flow #54.
Voici la deuxième partie du voyage !
Euchronia – Partie 2
Les mind travelers s’étaient constitués et regroupés presque par hasard. Les fondateurs avaient appris à maitriser le temps par accident.
Leurs origines remontaient au programme StarGate américain. L’armée avait beaucoup investi dans la recherche mental, en développant le remote viewing. Son but était de former une armée psychique, chargée de récolter des informations sur les ennemis de l’époque. Une équipe d’espions mentaux en quelque sorte. Les implications étaient énormes, mais l’administration avait finalement abandonné le programme en 1995 faute de preuves tangibles et de résultats concrets.
Elroy, comme les trois autres fondateurs d’Euchronia étaient tombés par hasard sur des articles parlant de cette expérience. Il avait été intrigué par la technique et avait tenté de se projeter dans l’espace, pour voir au-delà de nos limites physiques. Comme les premiers remote viewers, il avait peiné, tâtonné. Les résultats qu’il obtenait n’étaient pas cohérents. Rien ne correspondait à la réalité. Pourtant, il ne s’était pas découragé.
En changeant d’approche, il avait compris pourquoi lui et les remote viewers s’étaient fourvoyés. Les visions semblaient datées et obsolètes, parce qu’elles lui venaient d’une autre époque.
Elroy avait imaginé cette toile de l’espace-temps pour comprendre le phénomène et tout lui avait alors paru plus limpide. Il avait découvert les lois qui régissaient cet univers.
Les résultats n’étaient certes pas utiles pour l’espionnage, car il n’était pas possible de voir le présent. Pourtant, les images mentales reçues avaient du sens. Comme l’œil humain qui voit une étoile au loin capte une énergie venant du passé, le voyage par l’esprit, ne pouvait se faire que dans l’histoire. Et encore, toutes les destinations n’étaient pas accessibles, seules celles qui dégageaient une vibration suffisamment forte pouvaient servir de cible. Tous les endroits du monde n’étaient pas non plus atteignables. La présence préalable de hautes énergies limitait ce que permettait la technique. Pourtant, les résultats obtenus avaient dépassé les attentes d’Elroy, permettant de découvrir des faits historiques jusqu’ici inconnus.
C’est en raffinant cette technique de visualisation que les mind travelers sont nés, un groupe capable de voyager dans le temps grâce à leur esprit.
Depuis lors, les mind travelers servaient une clientèle de niche. Les universités avaient été leurs premiers clients, afin d’enrichir ou de valider leurs hypothèses historiques. Ensuite, de riches industriels avaient sollicité les services d’Euchronia, pour obtenir des informations sur leurs concurrents. L’armée et les services secrets s’en étaient alors mêlés. Les mind travelers étaient capables d’extraire une connaissance si précise du passé qu’elle en devenait dangereuse. Ils manipulaient un savoir qui pouvait menacer la sécurité des États.
La société Euchronia était dans le collimateur. Elroy et ses associés avaient accepté de restreindre leur domaine d’exercice. Ils se concentraient sur la recherche et les clients nostalgiques. Elroy se souvient de cette vieille dame qui voulait qu’on lui parle à nouveau de son amant, perdu de vue 40 ans auparavant.
Les dates marquantes de l’histoire, les grandes guerres, les grandes batailles étaient bien sûr des forces d’attraction inévitables sur la « trame », mais il y avait aussi des déformations qui avaient toujours intrigué Elroy. 1984 était par exemple une année clé, un pivot entre deux époques.
Il s’était toujours demandé pourquoi. Il en avait conclu que ce n’était pas l’histoire, mais une sorte de conjonction symbolique qui lui avait donné cette valeur.
George Orwell avait modifié ses propriétés. C’était un futur lointain pour lui. Pourtant il avait pointé du doigt un point à l’horizon, tracé une marque dans le temps, comme s’il avait pu la manipuler. Le texte de George Orwell avait créé un pont entre 1948 et 1984. Il avait concentré les énergies dans ce futur imaginaire. En exorcisant sa peur d’un futur dystopique, George Orwell avait également créé une forme d’inversion, un effet miroir. En 2021, 1984 n’était plus une source de peur, mais un réservoir de nostalgie.
De fait, 1984 était devenu un symbole. Une année débordante de créativité. Elroy avait 12 ans à l’époque, mais il s’en souvenait avec émotion. Le développement de l’informatique s’était accéléré, avec l’annonce de l’ordinateur Macintosh. Musique, cinéma, tout semblait faire de cette année le centre de gravité d’une époque. Il se souvient être allé voir avec ses parents le film Ghostbusters en salle. Il a encore le gout des popcorns dans la bouche, captivé par les effets spéciaux et la musique entrainante. Il se souvient de ses premières boums. L’album Thriller était paru quelques années plus tôt, mais Michael Jackson était encore le roi des pistes de dance. Madonna avait explosé. Et à l’heure du slow, George Michael inspirait premiers flirts en susurrant Careless Whispers à l’oreille d’adolescents maladroits. 1984, c’était aussi l’année de Retour vers le Futur. Ce n’était pas un hasard. Cela avait été son introduction au voyage dans le temps, son guide, sa référence. Ce film était un message que lui avait adressé l’univers.
Il sentait tellement d’énergie, un tel bouillonnement autour cette année-là. C’est la destination qu’il avait choisi pour son entorse au règlement. Un voyage d’agrément en suivant les fils du temps.
Les yeux fermés, il se concentra sur le creux qui représentait l’année 1984. Il n’était plus qu’une petite bille attendant son impulsion pour partir. Il plongea dans le temps. Le trajet restait court, comparé aux voyages qu’il avait déjà faits. Avec assurance, son esprit fit rouler la bille sur la « trame ». Elle ralentit sa course pour se loger précisément dans le trou visé. Il était arrivé.
Maintenant, il lui restait à se connecter avec l’environnement de 1984. C’est ce qui demandait le plus gros effort. Il avait la sensation de griffer un énorme drap, de se débattre avec lui pour le déchirer, y percer un trou pour se frayer un passage. Il ruisselait de sueur. Il était toujours immobile, assis dans la salle 1, mais cette réalité avait disparu. Il se projetait maintenant dans un nouveau corps, en 1984. Le point d’arrivée dans l’espace était laissé à son appréciation, mais devait être un lieu connu. Il avait choisi Paris, sa ville de cœur, celle qu’il connaissait le mieux. Il y avait passé quelques années d’enfance avec ses parents, lorsque son père était journaliste au New York Times.
Le temps et le lieu étaient définis. En un dernier soubresaut, la toile du temps disparut. Tout était noir autour de lui.
Lorsqu’Elroy ouvrit les yeux, c’était un dimanche d’été. La ville vibrait de toute l’énergie de l’époque. L’atterrissage s’était produit à l’écart de la foule, dans une petite impasse du 19e arrondissement. La nuit était tombée. Une devanture de magasin lui renvoyait son image. Il portait un blouson synthétique noir, à l’intérieur orange vif.
Il connaissait ce quartier par cœur. Ses pas le guidaient sans qu’il ait besoin de réfléchir. Il naviguait entre les ruelles, montant lentement sur les hauteurs de la ville.
Il traversa le quartier de la Mouzaïa, grimpant entre ses petites maisons basses. Une fois sur les hauteurs, une vibration lancinante faisait trembler la nuit parisienne.
Elroy prit la direction de cette rythmique hypnotique. Il s’engouffra sans hésiter dans un escalier, pour rejoindre un caveau par un boyau étroit. Le bruit était assourdissant, les lumières aveuglantes. Une foule de zombies l’accueillit en bas, le regardant sans le voir, frappant des pieds au rythme de la basse de Thriller.
Il sourit, pour les couleurs fluo des vêtements et les quelques guêtres qui trainaient dans le public, mais surtout pour les brushings extrêmes. Coupe de lionnes excessivement bouclées pour les filles et coupes aériennes, consolidées par une montagne de gel, pour les garçons.
Alors que le morceau se terminait, le DJ enchaina avec sur l’intro synthétique des Bronski Beat et la voix sucrée de Jimmy Somerville. Gloussements de satisfaction. Le DJ savait flatter les habitués.
Sans hésiter, Elroy rejoignit le groupe au milieu de la piste.
Le lendemain, les collègues d’Elroy s’étonnèrent de trouver sa voiture sur le parking. Il n’était habituellement pas matinal.
Puis en entrant dans le bâtiment, ils s’inquiétèrent. Elroy était en voyage dans la salle 1. Depuis combien temps ?
Son adjoint, Richard, n’entra pas dans la salle. Il ne pouvait pas prendre le risque d’un retour rapide. Impossible de faire revenir un mind traveler, en le sortant de force de sa transe, le risque de choc était trop important. Désorientation, emballement du rythme cardiaque, embolie cérébrale, les effets secondaires possibles étaient nombreux et incontrôlables. Ils devaient le laisser revenir de son plein gré.
Le corps d’Elroy était toujours immobile, posé sur son petit tabouret de méditation. L’esprit, lui, était ailleurs. Pour combien de temps encore ?
Elroy ne s’était jamais senti aussi léger. Dans le club où il s’était arrêté, il ne quitterait plus jamais la piste. Ses mouvements étaient fluides. Alors que le refrain de Billie Jean résonnait dans sa tête, que la ligne de basse vibrait dans tout son corps, Elroy se lançait à nouveau dans un Moonwalk sans fin.
Podcast
La semaine prochaine, le podcast Double Vie reçoit à nouveau Benjamin Lupu. Nous l’avions reçu alors qu’il était dans l’aventure créative de son roman. Le Grand Jeu est désormais publié chez Bragelonne. Il nous en parle dans le podcast.
D’ici là, vous pouvez réécouter le premier épisode de la saison 2, avec Lionel Davoust. Il est auteur de Fantasy, notamment de la saga « Les Dieux Sauvages ». Il est également scientifique, podcasteur, il enseigne l’écriture et parle avec passion de son métier.
🎧 À écouter sur la page Double Vie.
À retrouver également sur Apple Podcast.
Le Club Double Vie
Si vous êtes sur l’application de chat Audio ClubHouse, vous pouvez rejoindre le Club Double Vie. Lundi prochain à 18 h 30, je lance une petite discussion en direct, à bâtons rompus, sur l’écriture, le storytelling et l’édition. À refaire, si l’expérience est concluante.
La dose de flow
Musique
C’est un samedi sous le signe de la douceur. Je vous propose de vous laisser transporter par la voix cristalline de Beth Gibbons de Portishead.
Encore un groupe anglais, me direz-vous ? Oui, mais il faut avouer que questions musique, l’Angleterre à une belle réserve d’artistes mythiques.
Prêt à frissonner ?
Alors, voici le morceau Roads, enregistré à New York en 1997 avec un orchestre philharmonique et plus de 35 musiciens sur scène. La qualité de l’image n’est pas très bonne, mais le son est parfait.
Inspiration
Je me suis passionné pendant mes vacances pour les vidéos de Victor Ferry. C’est un universitaire, chercheur en rhétorique qui partage sa passion de l’analyse et du débat.
Si les mots, les discours, les débats vous intéressent, c’est une chaine qui va vous captiver.
Voici par exemple une de ses vidéos, analysant les discours et le positionnement de Poutine, L’art de se faire respecter. Passionnant.
À suivre
Si la période nous apprend un truc, c’est quand même à vivre avec l’incertitude. Il est toujours aussi difficile de se projeter, un peu à tous les niveaux, boulot, vie perso, vacances.
Que nous reste-t-il ? Le devoir de profiter des moments de respiration.
Je vous souhaite un merveilleux week-end !
— mikl 🙏
Photo by Ivan Vranić on Unsplash
Laisser un commentaire