Alors, comment se passe votre week-end ?
🎉 Cette semaine, je pose les bases de ma prochaine nouvelle et j’espère que vous allez l’apprécier également.
Voici donc le premier épisode de « Vie Argentique », mon nouveau texte. Nous repartons sur une enquête, dans un genre et un style très différent, bien loin du livre maudit lovecraftien.
Bonne lecture !
Vie Argentique – Épisode 1
Edgar fixe le visage d’Émile Zola. Il semble sortir d’un long sommeil. La Belle au Bois Dormant, telle qu’on l’imagine au réveil, le malaise du baiser en moins. Son regard est rempli de détresse. L’écrivain tourne ensuite la tête, comme pour s’orienter dans un lieu inconnu. Il cligne des yeux, derrière ses minuscules lunettes en équilibre précaire sur son nez. Il entrouvre la bouche, s’apprête à parler. L’attente est longue. Edgar est suspendu à ses lèvres, mais rien ne vient. Émile Zola semble se raviser, puis reprend sa posture, répète sans fin ses mimiques gênées. Il parait s’ennuyer. Edgar s’attend à le voir tirer sur la chaine qui pend de son veston pour jeter un œil à sa montre gousset. Le photographe lui a certainement demandé de prendre la pose. Il a poussé la patience du sujet à bout, la séance s’étire vers l’éternité. Émile Zola est un homme pressé. Sa tribune vient de paraitre. « J’accuse ! » Le Tout-Paris ne parle que de lui. Il a d’autres choses à faire.
Edgar esquisse un sourire. Il est satisfait du résultat. Bien sûr, ce n’est qu’une première étape vers la vie synthétique, mais c’est un début, un fil tenu auquel se rattacher pour continuer ses expériences. Cet Émile Zola est criant de vérité. Quelques secondes de vie lyophilisée, réhydratée. Cela valait le temps passé sur son programme.
Edgar a toujours de nombreux projets en cours, mais celui-ci est fort prometteur. Il reconstitue la réalité aussi fidèlement que possible à partir de données très parcellaires. En l’occurrence, il utilise une simple photo pour reconstituer quelques secondes de la vie d’un sujet. Son logiciel anime l’image avec un réalisme troublant.
Le résultat parait modeste, mais Edgar n’est pas déçu. Personne n’a mis d’espoir sur son projet. Il est le seul à y croire. Pourtant, bientôt les résultats seront là, le potentiel de cette technologie semblera alors une évidence.
Excité, il tente une nouvelle fois de capter l’attention son collègue.
— Antoine, ça y est, l’algorithme est au point, vient voir ça !
Antoine redresse la tête et lance un regard las à Edgar par-dessus l’énorme montagne de dossiers qui encombrent son bureau.
Lentement, il se lève en soupirant. Il se fraie un chemin dans cet espace exigu qu’ils partagent sous les toits, tête baissée pour ne pas se cogner dans les poutres de la sous-pente. D’un signe de la tête, il signifie à Edgar qu’il l’écoute. Edgar, lance l’animation. Son partenaire assiste patiemment à la démonstration, puis sans un mot, retourne s’assoir, avec la même nonchalance.
— C’est tout ? C’est tout ce que tu as à dire ? s’agace Edgar.
— Bordel, Edgar, tu te fais sûrement plaisir, c’est sympa, c’est joli. Tu as fait bouger Émile Zola, et alors ? À quoi ça va nous servir ?
— Tu ne comprends pas ? C’est le futur de l’investigation, Antoine. Capter les signaux faibles, les retranscrire de manière exploitable. Aucune enquête ne pourra faire l’impasse sur un tel outil. Les algorithmes identifient des choses au-delà de ce que l’œil humain peut voir, de ce que notre cerveau peut reconstruire. On disait pareil…
— De la médecine légale ! Oui, je sais, Edgar. Montre-moi des résultats, et on en reparle. J’ai envie d’y croire, mais là je n’y arrive pas, désolé. Je n’arrive pas à me projeter. Allez, donne-moi un coup de main, tu veux bien ? Sers-toi !
D’un geste du menton, Antoine désigne la pile de dossiers en souffrance qui s’accumulent, des enquêtes en pagaille, toutes au point mort.
Edgar hausse les épaules et baisse les armes. Il s’avance vers la pile et feuillète les premiers dossiers. À l’intérieur de l’un d’eux, son attention s’arrête sur un portrait, une jeune femme, la victime, qui sourit à l’objectif. Il y a quelque chose dans cette photo qui capte le regard, un mouvement, une dynamique. La femme semble surprise par le photographe, elle sourit tristement.
— Je prends celui-là, le dossier Vogel, dit Edgar en regagnant sa place et en agitant la pochette.
— Ben voyons, choisi tes affaires en plus.
Gna gna gna, mime Edgar pour évacuer sa frustration. Antoine l’ignore. La vie reprend son cours, dans leur bureau du quai des Orfèvres. Chacun plonge dans son dossier, le silence seulement troublé par le doux cliquetis de leurs vieux claviers mécaniques.
Une agression qui tourne mal, ça arrive, mais rarement dans le 8e arrondissement de Paris ! La victime, Olivia Vogel, séjournait avec son mari Anthony Vogel dans un hôtel chic de la rue du Cirque, près de l’Élysée. Olivia est sortie pour faire du shopping rue du Faubourg Saint-Honoré. Elle a fait un petit détour par le jardin des Champs-Élysée pour profiter du soleil. Elle n’est jamais ressortie du parc. Un coureur l’a retrouvée le crâne défoncé près d’une fontaine. Pas de caméra, pas de témoin. Le sac d’Olivia a été volé, mais elle n’avait pas de liquide. Les agresseurs n’ont même pas touché à ses bijoux. « Elle porte quoi, un an de mon salaire ? », songe Edgar.
Olivia est, ou plutôt, était française, mais simplement de passage à Paris. Elle vivait désormais aux États-Unis. Son mari, Anthony, est un riche homme d’affaires américain, patron d’un des plus gros fonds d’investissement. Il a l’oreille du candidat républicain pour la prochaine élection présidentielle. C’est un des plus gros financeurs de sa campagne.
Qu’a-t-il bien pu se passer, ce jour-là dans le jardin, en plein cœur du Paris historique et chic de carte postale ? Une mauvaise rencontre ? Edgar n’arrive pas à imaginer la scène. Une agression dans ce quartier, un des plus policés de Paris, à deux pas de l’Élysée, de l’ambassade des États-Unis et du ministère de l’Intérieur ? C’est du jamais vu. Pour un butin si ridicule ? Qu’est-ce qui a pu passer dans la tête des agresseurs ? Pourquoi sont-ils tombés sur Olivia ? Pas de témoin, pas de piste, rien. Aucun suspect.
Edgar en a le vertige. La pièce tourne autour de lui. Il est flic depuis quoi, 15 ans ? Et il n’arrive toujours pas à contrôler ses émotions. Il doit se détacher, il le sait. S’endurcir, comme ses collègues. Pourtant, dans une enquête, il s’identifie toujours à la victime. Il devient la victime. Il s’imagine à la place d’Olivia. Il marche dans le jardin. Il fait beau. Le soleil éclaire ses cheveux blonds par intermittence, se glissant dans le feuillage des arbres du parc. Il se concentre. A-t-il le temps de voir ses agresseurs ? Est-ce qu’il les connait ? Tout est ensuite confus. L’instant d’après, il est allongé par terre. Il ne peut plus respirer. Quand il en prend conscience, il aspire une grande bouffée d’air bruyante. Antoine le regarde, d’abord surpris, puis il marque son mépris en levant les yeux au ciel. Edgar s’en moque. Son cerveau reprend vie. Le monde réapparait lentement autour de lui, le bureau, la Seine, Paris, la planète.
Pour reprendre pied dans la réalité, il s’accroche à son travail. Il redouble d’efforts. Encore une fois, comme il le fait chaque jour sans relâche, il s’imprègne du dossier, relit toutes les pièces une à une. Il exagère la lenteur de sa lecture pour laisser le temps à son cerveau de saisir chaque détail, de trouver ce qu’il a pu rater. Il se sent las. Et inefficace. Bien sûr qu’il est lent, trop lent. C’est le propre de l’Homme. Il a appris à s’en accommoder. Il ne pourra jamais faire des milliers de rapprochements par seconde, comme un ordinateur, alors il écoute son intuition.
« Quand une femme décède de manière louche, c’est toujours le mari », pense Edgar, avant de chasser cette idée d’un geste de la main. « Bah, j’ai trop regardé Columbo. »
Il regarde à nouveau la photo de la jeune femme, son sourire et son regard triste. Il la fixe, la regarde dans les yeux, caresse le papier, caresse sa joue. « Olivia, aide-moi. » lui murmure-t-il.
La nuit est tombée. Antoine est rentré chez lui. Edgar reste pour continuer à bosser sur son logiciel. Retiré sous les toits, le bureau devient alors son domaine. Éclairé par la lampe d’architecte articulée et l’écran de son ordinateur, le monde se resserre sur ces quelques mètres carrés.
Il entend le ronronnement de la machine, un rectangle beigeasse dissimulé sous son bureau, duquel sort une poignée de câbles qui se connectent sur un boitier transparent, à côté de son écran. C’est le cerveau de la bête. Un centre de calcul, deux cartes graphiques surpuissantes capables de produire vingt téraflops, vingt mille milliards d’opérations par seconde.
De cette boite sortent plusieurs tuyaux en plastique souple, parcouru par un liquide vert fluo, reliés à une pompe silencieuse. Antoine devenait fou avec le bruit infernal des ventilateurs. Alors Edgar a bricolé un système de refroidissement pour permettre au duo de continuer à cohabiter avec l’engin.
Edgar aimerait rejoindre la police scientifique, c’est une référence qui l’oblige. Il pense sans cesse à la science. Si on veut faire avancer la technique, il faut créer ses propres outils. Edgar est convaincu que l’intelligence artificielle, les réseaux de neurones, l’apprentissage profond vont devenir les meilleurs amis de l’enquêteur. Ils deviendront de vrais partenaires, des Sherlocks virtuels à leur disposition, plus modestes, conciliants, un peu moins instables et drogués que l’illustre enquêteur.
Bien sûr, il lui faut plus de moyens, mais d’abord il doit obtenir des résultats. Il veut prouver que son outil résout des problèmes, qu’il trouve des réponses dans des enquêtes délicates, plus vite, et mieux qu’eux, les flics. Il n’a pas peur d’être remplacé. C’est le sens de l’histoire. L’algorithme va devenir un acolyte comme un autre. Moins ronchon qu’Antoine, il espère.
Ce soir, comme beaucoup d’autres, Edgar teste son algorithme sur des photos célèbres. Il s’attaque à des photos de Doisneau. LA photo. Il insère une copie haute résolution du « Baiser de l’Hôtel de Ville » dans le système. Il lance le calcul et se lève pour observer le ciel de Paris par la fenêtre entre les toits en pente. Il devine la Seine, noire et froide, qui s’écoule en bas. Il profite de chaque instant dans ces locaux vétustes que bientôt ils devront quitter. Ils nicheront dans des bureaux plus modernes, froids et impersonnels. Une page se tourne. Il n’est pas nostalgique. Ce changement marque une époque pour la police scientifique, une nouvelle ère dont il espère poser les bases.
Un petit bip le sort de sa rêverie. Le logiciel a terminé son travail. Il clique sur le bouton « Lecture », la photo s’anime, prend vie. Pas seulement le fameux couple au centre de l’image, mais également la foule de Paris. La ville fourmille de détails, la vie en 1950, reconstituée à la perfection. Un homme passe au premier plan. Il porte un pardessus élégant malgré la chaleur, il tire une montre gousset de sa poche — peut-être celle de son grand-père — regarde l’heure puis accélère le pas. Il est en retard, certainement.
Tout n’est pas dans l’image, bien sûr. Edgar donne du sens à ce qu’il voit, extrapole. L’image est si réaliste qu’elle invite à vivre ces instants avec ces femmes, ces hommes de l’époque. La lumière exceptionnelle le saisit, une lumière rasante, si chaleureuse. Paris au printemps. Magique.
La femme, magnifique, rayonnante, apparait alors. Elle marche à côté d’un homme. Ils se tiennent par la main. Elle s’arrête. La rue de Rivoli est en pleine effervescence. Les passants les évitent sans même y prêter attention. L’homme est surpris. Il s’arrête également. La jeune femme lui sourit. L’homme revient sur ses pas, enlace la belle, leurs lèvres se rapprochent, si lentement que s’en est douloureux. Ils s’embrassent tendrement, tournent dans une valse silencieuse. Les marcheurs autour d’eux ne s’arrêtent pas, mais ils s’amusent de l’insouciance du couple. Au centre, les amoureux irradient le reste de l’image.
Avant que l’animation ne se termine, Edgar remarque un défaut. Retour arrière. Avance au ralenti. Les cheveux de la jeune femme volent étrangement, beaucoup trop souples, fluides comme de l’eau.
Edgar note dans son carnet. Il faudra qu’il revienne sur son modèle demain.
Avant de partir, Edgar joue à nouveau la scène, se laisse emporter par la nostalgie d’une époque heureuse. À regret, il éteint l’écran, son programme continue de travailler la nuit. Il doit maintenant rentrer chez lui. Dehors, une brise fraiche s’engouffre le long de la Seine, mais il ne sent pas le froid. Il pense aux années 50, revoit ces visages heureux et il sourit. Il est fier des progrès accomplis. Son cœur est léger, captivé par une époque, une vie qu’il n’a pas vécu. Cette nuit, le couple mystérieux de Doisneau l’accompagnera dans ses rêves.
👉 Suite dans le Flow #93.
Podcast
La semaine prochaine, le podcast Double Vie accueille Thibaud Latil-Nicolas. Thibaud est l’auteur de la série de fantasy Chevauche-Brumes et va nous parler de son aventure littéraire.
Pour patienter, je vous invite à écouter le podcast avec Floriane Soulas. Florian est ingénieure, docteure et autrice de trois romans et de plusieurs nouvelles, couvrant de nombreux genres de l’imaginaire, de la fantasy à la science-fiction.
🎧 À écouter sur la chaine YouTube Double Vie.
À retrouver également sur Apple Podcast et le site Double Vie.
La dose de flow
Musique
Le Sens de la Fête est un film magnifique. Sa bande originale est composée par le jazzman Avishai Cohen et culmine avec « Wedding Song », un morceau d’une beauté envoutante, qui donne envie de sourire.
À écouter en attendant de voir ou revoir le film :
Inspiration
Est-ce que vous connaissez Ada Lovelace, pionnière de l’informatique dans les années… 1840 ?
Voici une petite animation de France Culture, qui vous permettra en 4 minutes de connaitre l’essentiel sur le génie d’Ada Byron, comtesse de Lovelace.
À suivre
C’est parti pour une nouvelle épisodique. J’espère que ce premier épisode vous a accroché et que le texte va vous plaire.
Demain, nous travaillerons avec notre groupe d’autrices et d’auteurs sur notre prochain texte… avec comme objectif pour moi de finaliser la refonte de mon synopsis très détaillé de roman.
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Je vous souhaite un merveilleux week-end !
— mikl 🙏
Photo by Bastien Nvs on Unsplash
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