Alors, comment se passe votre week-end ?
Vous avez aimé le premier épisode de « Vie Argentique » ?
Je l’espère, car voici, tout frais, tout chaud, le deuxième épisode des aventures d’Edgar et de son « agent 36 ».
Si vous avez manqué l’épisode 1, vous pouvez le lire ici, dans le Flow #92: Vie Argentique – Épisode 1.
Bonne lecture !
Vie Argentique – Épisode 2
Le lendemain, le retour à la réalité est violent. Lorsqu’Edgar arrive au boulot, Antoine est déjà au travail. Son collègue redresse la tête, l’observe, guette sa réaction. Espère-t-il un faux pas ? Edgar contient sa rage, qu’est-ce qu’il peut être lourd parfois. Il le tance, attrape le dossier Vogel, en se tordant pour ne pas renverser sa tasse, et s’installe à son bureau. Antoine replonge dans ses papiers, l’air satisfait.
Comme chaque matin, Edgar suit un rituel précis. Toujours faire les mêmes gestes lui permet de tenir à distance la détresse qu’il va retrouver dans ses affaires sinistres. Il repousse l’instant où il devra regarder ses mails, sirote lentement son thé chaud et vérifie le travail de la nuit, accompli par son programme. Edgar l’a doté de la capacité de mise à jour de son modèle d’apprentissage, en totale autonomie. Il a codé un outil qui parcourt le Web, saute de lien en lien pour y trouver de nouvelles images. Le logiciel est aussi branché sur les réseaux sociaux, il récupère des photos en fonction des hashtags des projets en cours. Edgar doit vérifier tous les jours que les données sélectionnées par son filtre — un autre réseau de neurones — ne dégradent pas son IA. Il valide ce qu’elle consomme pour l’aider à élever ses qualités prédictives. Cette nuit, la machine a déniché de nouvelles images et vidéos des années 50. Elle a bien bossé. Il a retrouvé son calme.
Il se sent alors prêt à se plonger dans le dossier Vogel. Edgar pose la photo d’Olivia verticalement, face à lui, comme un ange gardien. Une muse. Edgar lit, analyse, note ses hypothèses. Pour elle.
Personne n’a rien vu. Aucun témoin. Comment un tel crime crapuleux peut-il ne laisser aucune trace ? Edgar suit son instinct. Il pianote sur son ordinateur et se connecte aux images de la vidéo-surveillance de la préfecture. Il n’y a pas de caméra dans le parc ou Olivia a été agressée, mais il étudie chaque caméra alentour, une à une. Il repère Olivia qui entre dans le parc. Il est 10h07. Il vérifie dans le dossier. Le témoin a appelé la police au moment de la découverte de corps à 10h53. Le légiste pense qu’elle venait d’être agressée. Qu’a-t-elle fait pendant ces 30 minutes, alors qu’il faut à peine 7 minutes pour traverser le jardin ?
Edgar visionne chaque vidéo. Il cherche un comportement suspect autour du parc peu avant ou après la mort d’Olivia. Rien de notable, que dalle, juste les allées et venues des cadres en costard qui prospèrent dans le quartier.Il relit le dossier et ses notes. Quelque chose ne colle pas. Edgar fait tourner son stylo autour de son pouce. Le Bic transparent pivote le plus souvent en silence, autour de son doigt. Parfois, le stylo emporté par l’élan tombe sur le bureau dans un claquement sec. À chaque fois Antoine relève la tête, l’air pincé, mais il ne dit rien. Edgar est concentré, il ne le voit pas.
Il est persuadé que cette femme n’est pas morte par hasard. Pourquoi ? Comment ? C’est la magie du cerveau. L’intuition n’est pas une preuve, c’est une des frustrations de son travail. La machine peut l’aider. Elle n’a pas les mêmes limites que nous, elle peut comprendre, faire émerger les détails que seul l’inconscient capte. Elle peut transformer une impression en preuve.
Le dossier se termine sur les photos du corps, le crâne ensanglanté, les cheveux collés. Une verrue immonde qui s’est développée sur ce jeune corps, comme un cancer fulgurant qui l’a emporté. Il ferme le dossier, écoeuré.
Sur son bureau, la photo de la jeune femme le regarde. Dans ce regard surpris, Olivia retrouve une splendeur éternelle auquel il se raccroche.
Edgar ne tient plus.
— Et puis, merde, dit-il en se levant.
— Quoi ? répond Antoine.
— Je vais mettre la photo d’Olivia dans la machine. Ça n’engage à rien, non ?
— Vas-y, vas-y, ça t’occupera. Plutôt que de jouer avec ton stylo.
Edgar scanne la photo et lance le traitement de l’image. Pour éviter de tourner en rond en attendant le résultat, il sort prendre un café.
Edgar a besoin de marcher. Dehors, il remplit ses poumons d’air glacé et le regrette aussitôt. Le froid le brûle. Il regarde ses mains, elles tremblent légèrement. Il lutte pour retrouver la paix.
Il remonte la rue, baigné de cette lumière si caractéristique, d’une douceur que l’on ne trouve que sur les quais de la Seine. Le soleil rasant se réfléchit sur les pierres des monuments restaurés. Ses rayons se glissent entre les arbres, leurs feuilles jaunies par l’automne, une poussière dorée semble flotter dans l’atmosphère. À cette saison, Paris prend l’aspect d’un précieux trésor, la ville a un gout d’immortalité.
Quand il la compare aux vieilles photos sur lesquels il travaille, il est toujours surpris. Paris n’est pas si différente de la ville qu’elle était il y a 50, 100 ou même 200 ans. Elle a son rythme propre. Edgar pense à son ordinateur, là-haut sous les toits. Il explore ses hypothèses, crée sa propre vision du monde, une simulation qui déroule des milliards de calculs par seconde. La modernité est juste là, cachée sous le vernis étincelant de la cité.
« Agent-36 ». Son logiciel n’a pas de vrai nom. Edgar n’a jamais pris le temps de le personnifier. Il n’en voit pas l’intérêt. Siri, Alexa, mais pourquoi ? Son logiciel n’est qu’un outil. Des milliers de lignes de code en Python et des téras de données, son soft n’est rien de plus. Il avait quand même fallu trouver un label pour désigner pour le programme lui-même, pour le lancer. Tout fichier doit avoir un nom. Alors c’est devenu « Agent-36 ». Agent comme un agent logiciel, mais aussi comme un fonctionnaire de police. 36 en hommage à la fameuse adresse de la police judiciaire, sise quai des Orfèvres. Son programme a été baptisé à la va-vite au moment de créer le projet. Et il n’a pas changé depuis. Agent-36, un nom qu’Edgar n’emploie jamais. Il lance son programme en tapant machinalement son nom, c’est tout.
Edgar a marché sans réfléchir. Il s’étonne d’être déjà au coin de la rue. Machinalement, il traverse et se dirige vers la vieille brasserie qui fait face à la Sainte-Chapelle. La chaleur du lieu l’enveloppe. Dans l’effervescence, les serveurs dressent déjà les tables pour le déjeuner. Il se dirige vers le bar et reconnait alors la jeune femme qui prend son café, les yeux rivés sur son portable.
Adèle était devenue une petite légende. À elle seule, elle symbolisait la modernité de la Police scientifique, en contribuant à créer ce fameux service de cybersécurité, spécialisée dans les crimes et délits des IA.
Edgar s’installe au zinc à côté d’elle.
— Bonjour Adèle. Belle coïncidence !
Adèle hoche à peine la tête pour saluer son collègue. Sans un mot, le patron tire un expresso. Edgar élève la voix pour couvrir le bruit de la machine qui remplit sa tasse de caféine liquide.
— Je dis belle coïncidence, car j’avance bien sur mon IA. Elle bosse pour moi en ce moment, là-haut. Plutôt cool, non ?
— Ok, ne la laisse pas seule trop longtemps, répond Adèle. La dernière IA que j’ai croisée voulait commettre un génocide dès qu’on lui lâchait la bride.
— La mienne est bien dressée. Je te fais une démo, à l’occasion ?
Silence.
Edgar ne se décourage pas :
— Tu ne les aime pas, ces machines, hein ? Qu’est-ce qu’elles t’ont fait, franchement ?
Le visage d’Adèle se ferme. Elle se lance :
— Mes parents. Ils ont été tués par une IA. Une vraie boucherie.
— Pardon, je ne savais pas.
Le visage d’Adèle semble se crisper de douleur :
— Depuis, je hais les Terminators. Paix à ma mère, Sarah Conor !
Elle lève sa tasse en direction d’Edgar pour trinquer, mais ne parvient pas à contenir son sourire.
Tous les deux éclatent de rire.
— Ah bordel, Adèle, ne me refait jamais ça !
Edgar reprend son sérieux :
— Et en vrai, tu me raconteras ?
Adèle se lève et dépose quelques pièces sur le comptoir.
— Un jour, oui. Pour la démo, c’est quand tu te sens prêt, mais t’as intérêt à ce que ce soit impressionnant. Et le café, c’est pour moi.
Adèle lui tourne le dos et file vers le quai des Orfèvres.
Edgar rentre dans le bureau et Antoine est toujours là, penché sur ses dossiers. « Une vraie machine, lui aussi », pense-t-il.
— Ton truc a bipé, je pense que le traitement est terminé, lui lance Antoine, alors qu’il n’a même pas encore retiré son manteau.
Edgar s’installe à son poste et ouvre le rapport d’analyse. Son algorithme lui donne un indice de confiance très bas. 25 %. Ouch. Il ne trouvera probablement pas la clé de son affaire dans cette simulation.
Edgar lance la vidéo, puis éclate de rire. Sur l’écran, Olivia, d’abord de dos, se retourne pour lui faire face. D’abord l’air grave, elle lui sourit ensuite à pleine dent. Edgar rit, car l’IA a reproduit les mimiques des génériques des séries télé des années 80. « L’Agence Tout Risque », « Magnum », une manière datée de présenter les personnages. De façon flagrante, Richard Dean Anderson le fixe avec le visage d’Olivia. Le générique de « MacGyver » résonne dans sa tête, « Tintintintintintintin tatataaa ».
Antoine, intrigué par la jovialité d’Edgar, le rejoint pour profiter du résultat. Même effet, il s’esclaffe devant cette animation joyeuse, en triste décalage avec le tragique destin d’Olivia.
— C’est ma base d’apprentissage qui est déséquilibrée, j’ai dû un peu forcer sur les images de mon enfance. Encore un peu et Olivia se retrouvaient avec la moustache de Magnum.
— Et si c’était un indice ? demande Antoine.
— La moustache ?
Antoine le fusille du regard. Edgar réfléchit. Le sérieux de la question le désarçonne, alors qu’il reconsidère la question.
— Olivia se retourne, dit Edgar, pour lui-même. Elle sourit pour se donner une contenance. Elle a été surprise, elle était en train de faire quelque chose.
L’excitation s’empare du policier. Antoine cette fois l’encourage.
— Bravo, mon gars, tu progresses. Qu’est-ce que tu peux faire pour améliorer le résultat ?, demande-t-il, sans sarcasme.
— Il faut que je revoie la base d’apprentissage pour ne pas faire des animations aussi… stéréotypées. Ensuite, il faut trouver plus d’informations, peut-être d’autres photos d’Olivia durant son séjour.
Edgar compose le numéro d’Anthony Vogel, qu’il a trouvé dans le dossier. C’est un numéro de portable américain, mais l’homme est en France. Il doit se tenir à la disposition de la police pour les besoins de l’enquête pendant quelques jours encore.
L’homme répond immédiatement. Lorsqu’Edgar se présente, Anthony le coupe immédiatement.
— Inspecteur, j’ai déjà tout dit à vos collègues. Tout est dans le dossier.
— Bien sûr, j’ai déjà tout lu. Je veux juste un peu plus de matière.
— De matière ?
Anthony Vogel avait prononcé ces mots en émettant un sifflement étrange.
— J’ai besoin d’autres photos de votre voyage. En ballade dans Paris, dans les musées, au restaurant, dans la chambre, dans l’hôtel. Tout ce que vous avez en réalité.
Le mari d’Olivia semble surpris. Edgar laisse durer le silence.
— OK, mon avocat vous enverra tout ça, finit-il par dire.
— Votre avocat ?
— Mon avocat gère ma vie, Inspecteur. C’est la réalité des affaires. Vous aurez les photos aujourd’hui. Je vous laisse, je dois organiser le rapatriement du corps aux États-Unis. Lorsque vous l’aurez libéré, évidemment.
Sans le laisser souffler ou répondre, le milliardaire raccroche. Abruptement. Mais il tient sa promesse. À 16 h, Edgar reçoit le fameux mail de l’avocat. Le texte est sibyllin, accompagné d’une cinquantaine de photos. Edgar se doute qu’elles ont été triées, filtrées, soigneusement sélectionnées. Aucune photo n’est polémique, rien qui pourrait mettre Anthony mal à l’aise si un cliché devait fuiter dans la presse.
Edgar se prépare à une longue soirée de travail, pour utiliser ces photos. Certaines sont prises à l’hôtel, d’autres dans Paris. Une longue série met en scène Olivia posant devant les certaines statues du Louvre, mimant les poses de ces corps nus, entassés, enlacés langoureusement parfois, d’autres fois plus combattifs, terrassant un lion ou un dragon. La vision du corps sans vie de la femme lui revient. Tordu et raide. Une overdose de corps le guette.
Edgar s’absorbe dans sa tâche, guide l’ordinateur dans ces analyses. Il essaie de combiner ces images, en vain. Aucun motif n’émerge de ces photos anodines. Le sourire d’Olivia est franc et sincère. Le logiciel n’identifie aucun visage récurrent en arrière-plan qui pourrait montrer que le couple était suivi. Rien. Son logiciel ultra-performant reste impuissant et silencieux.
Edgar n’est pas plus avancé. Il n’est pas amer. Juste déçu, presque surpris de ressentir cette résistance. ll éteint son écran. L’Agent-36 continuera ses recherches, seul, cette nuit.
Il rentre chez lui à pied avec la démarche robotique, emmitouflé dans son manteau pour se protéger du froid, raide, le dos crispé. Il est tellement habitué à scruter des images, à la recherche du moindre détail qu’il se sent devenir parano. La ville est devenue suspecte. Pour la première fois, il la traverse en s’y sentant étranger.
👉 Suite dans le Flow #94.
Podcast
Cette semaine, le podcast Double Vie accueille Thibaud Latil-Nicolas. Thibaud est auteur dans l’imaginaire. Il est pour le moment connu pour « Chevauche-Brumes », une série de fantasy militariste, mais surtout humaniste, qui se place sur le terrain, au plus près du champ de bataille. Il a récemment publié le troisième et dernier épisode de cette série, « L’Appel des grands cors », chez Mnémos. Il nous raconte la genèse de Chevauche-Brumes et son travail d’auteur.
🎧 À écouter sur la chaine YouTube Double Vie.
À retrouver également sur Apple Podcast et le site Double Vie.
Depuis quelques semaines, le podcast Double Vie décolle. Merci d’être nombreux à l’écouter. Vous voulez donner un coup de main ? Alors, n’hésitez pas à laisser un avis sur votre plate-forme de podcast favorite ! Merci !
La dose de flow
Musique
Jamie Cullum est compositeur, chanteur et surtout pianiste de jazz, un jazz moderne, accessible, flirtant parfois avec des sonorités pop.
Pour vous aider à entrer dans son univers, j’ai choisi « Don’t Stop the Music », version live.
Dans ce morceau, il parvient à donner une sensation ou douceur, force, énergie s’entrelacent avec élégance. Mais comment diable fait-il ?
Inspiration
J’ai découvert Richard Gaitet dans le podcast d’Arte Radio « Bookmakers » dont il est l’animateur. Le principe est simple : Richard Gaitet interroge des auteurs et autrices sur le processus de création d’un de leur roman emblématique. Et le résultat est exceptionnel. Des discussions profondes, parfois techniques, souvent remplies d’émotions. On rit, on pleure, on réfléchit. Richard Gaitet saisit dans cette émission toute l’émotion de l’écriture. J’ai déjà écouté les séries sur Philippe Jaenada, Alice Zeniter, Delphine de Vigan et Tristan Garcia. Vous pouvez y aller, ces épisodes sont très bons.
À suivre
Il se passe quelque chose dans ma routine d’écriture. Désormais, j’ai besoin d’avancer, de continuer, sur mes textes. C’est un truc un peu magique quand on se sent débloqué, qu’on se met à aimer son personnage principal. On a envie de le comprendre, de l’aider à avancer. Lorsqu’on ne peut pas écrire, on a l’impression de l’abandonner.
Alors, est-ce que je vais écrire, ce week-end ? J’espère bien !
Du temps pour mes personnages, c’est aussi du temps pour moi.
Et vous, ce sera quoi votre temps pour vous ?
Je vous souhaite un merveilleux week-end !
— mikl 🙏
Photo by Thibault Penin on Unsplash
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