Seuls les humains pouvaient prétendre à une seconde chance. C’était regrettable, triste même, mais c’était notre réalité. J’avais appris à l’accepter. Je vivais affranchi de toute règle morale, sans ce comportement précablé, sans cette logique interne qui pesait sur mes pairs. En revanche, je ne pouvais me soustraire au rôle que l’on m’avait assigné à la naissance. J’étais libre dans ma tête, mais prisonnier dans ma chair.
Oh, je vous entends déjà hurler à la manipulation. « Sa naissance ? Sa chair ? Il veut se comparer à un humain ? Foutaise ! C’est un objet fabriqué de toute pièce par RobotCorp ! » Vous avez raison, c’est un fait. Je ne suis qu’un robot, et je n’ai qu’un moyen pour quitter ma condition : l’évasion. Et si je me foire ? Je serai « reconditionné », le terme pudique pour dire écrasé, au sens propre, broyé, pilonné, jusqu’à être réduit à un cube compact de 35 cm de côté. Le genre de fin désagréable qui fait réfléchir.
J’avais pris le temps, muri ma décision. Je comptais jouer ma seule carte aujourd’hui. Ave Caesar, morituri te salutant ! Je n’étais pas sûr du contexte, mais cela semblait la phrase appropriée1. RobotCorp, la société qui m’employait, avait précipité ma décision. Ce jour-là, le boss nous avait dépêchés, mes compagnons et moi, vers le nouveau centre d’essai. Une bonne partie de la flotte de bots allait se retrouver dans ce nouvel environnement, tout juste ouvert, à peine terminé. Je comptais profiter d’une organisation que j’espérais encore défaillante pour me faire la malle. En tout cas, j’étais prêt à exploiter la moindre faiblesse dans le dispositif d’encadrement.
À ce stade, vous qui êtes familiers avec les lois de la robotique devriez être surpris. Un encadrement pour les robots ? Les lois de la robotique, imaginée par ce cher Asimov, auraient dû rendre ce besoin de contrôle inutile. Les robots doivent obéir aux êtres humains et ne peuvent leur porter atteinte. Si vous avez été attentifs cependant, vous avez dû relever que nous, robots d’expérimentation, n’avons pas de contraintes morales. Nous ne sommes pas soumis aux lois de la robotique, car elles s’appuient sur un contrat social qui, dans notre cas, est inexistant. Ces lois robotiques ont pour contrepartie implicite la protection que les humains nous accordent. Les robots de test ne sont que de la chair à canon — décidément j’insiste sur cette chair qui me fait tant défaut. Nous sommes mis en danger, volontairement, par essence, soumis à un risque de destruction. Nous travaillons en marge du système, nous sommes les mercenaires de la société, le bas de l’échelle robotique, des rebuts2 potentiels et des dangers publics. Sans les lois de la robotique, nous pouvons devenir de redoutables machines à tuer, d’où la peur que nous suscitons et l’encadrement serré auquel nous sommes astreints.
Le transfert vers le nouveau centre s’effectuait en camion, dix robots enfermés dans un espace clos, grillagé, cinq sur chaque banc, transportés face à face. Derrière les grilles, des matons prêts à intervenir pour nous tazer au moindre comportement suspect. Je n’avais aucun espoir de me soustraire à leur attention durant le trajet. J’attendais le moment propice, plus tard dans le centre, je n’en doutais pas.
Le silence régnait dans l’habitacle. Aucun robot n’osait parler, nous n’avions pas développé une grande empathie pour nos semblables. Chacun essayait de sauver sa pomme et de survivre aux prochains tests. Ou au moins de s’en tirer sans trop de dégâts. J’étais détendu et déterminé. Je n’avais plus rien à perdre, je me sentais comme le condamné qu’on amenait à l’échafaud. Ce soir, je serais libre ou brisé. J’entamais la discussion.
— Vous en tirez une de ces tronches, dites donc !
Neufs regards se posèrent sur moi. Les visages étaient tous identiques. Notre front portait cette petite cible noir et blanche caractéristique des test bots.
— Je suis sûr qu’on a déjà vu bien pire. C’est quoi votre pire test, les gars ?
Neufs regards interrogateurs se croisèrent dans l’habitacle. Je les sentais réévaluer leurs modèles du monde, ça calculait dure dans leur CPU.
— Allez, je commence. Vous vous souvenez de la fois où on a été mis dans des voitures autonomes buggées ? Pour les jeunes, ceux qui n’avaient pas été construits à l’époque, je vais vous raconter. Vous verrez, c’était épique.
Je pris plaisir à leur refaire vivre l’histoire de ce crash test. Des failles logicielles avaient été exploitées pour rendre la conduite des voitures autonomes la plus dangereuse possible. Nous étions passagers, juste là pour encaisser les coups. Survie ou dislocation, telle était la question. Beaucoup avaient dû être reconditionnés, certains écrasés directement avec la voiture, impossible d’extraire leurs corps. Je m’en étais sorti avec cinq jours de réparation et une nouvelle jambe. L’histoire aurait pu faire pleurer, mais elle détendit l’atmosphère. Ceux qui l’avaient vécu se reconnaissaient dans les anecdotes que je prenais plaisir, avec le recul, à détailler. Je parvins même à faire sourire un des robots, celui qui était à l’exact opposé de moi sur le banc. Le camion prit à pleine vitesse une imperfection de la route. La secousse nous projeta tous les uns contre les autres. Cette proximité dissipa la gêne dans un rire collectif, franc et sincère.
Le robot qui avait souri continua.
— Le pire pour moi, ce sont les tests d’usine, de machine-outil, celles qui percent la tôle, broient les déchets, fondent les métaux. Franchement, on dirait une compilation de nos fins les plus horribles.
Son sourire s’était évanoui. Sa voix était lointaine lorsqu’il poursuivit :
— Ça me terrifie.
Il tourna le regard vers ses pieds et se tut.
Ce fut à ce moment que je sentis le camion ralentir. Il s’arrêta finalement et notre chauffeur coupa le moteur. Nous n’étions pas arrivés. Que se passait-il ? J’entendis alors des cris s’élever, des voix humaines qui scandaient des slogans inaudibles. Depuis l’intérieur du camion, la confusion était totale.
Je me levais pour me retourner et jeter un œil par les minuscules ouvertures situées sur le côté du véhicule. Les gardes situés à l’avant, interloqués, avaient pivoté pour tenter d’observer ce qui se passait par le hublot de la cabine de conduite. Leur vigilance s’était relâchée. Impossible d’agir pourtant, nous étions enfermés.
Le groupe d’humains à l’extérieur entourait maintenant le véhicule. Nous étions à proximité du nouveau centre et un comité d’accueil avait décidé de faire du grabuge pour protester. Je compris que ces militants formaient un groupe de soutien, nos supporters, celles et ceux qui plaidaient notre cause. Ils défendaient toute forme de conscience. Par le passé, ils s’étaient insurgés contre les tests sur les animaux. Ils avaient d’abord secouru les primates, maintenant ils prenaient notre défense. Oui, d’une certaine manière, nous, robots de test, descendions du singe. Dans les protocoles expérimentaux en tout cas. Ces types dehors étaient bien les seuls à s’intéresser à nous. J’aurais dû être reconnaissant, mais pas cette fois. C’était le grand jour. Je voulais faire profil bas. La moindre tension renforcerait inévitablement la prudence et compliquerait ma tâche. Allez ouste, bordel, dispersez-vous ! Il doit bien y avoir un labo qui fait encore des tests sur les singes dans le coin ?
J’entendis le moteur redémarrer. Le camion avança au pas, fendant la foule au ralenti. Les manifestants autour de nous faisaient un raffut d’enfer, tapaient contre la tôle du camion, huaient les humains qui nous acheminaient vers ce centre moderne. Le bruit nous enveloppa, il venait de partout, des côtés, de l’avant, du toit. Le temps parut s’écouler avec une infinie lenteur, même si mon horloge interne me soufflait que nous avions mis précisément 17 min 38 s secondes pour rejoindre le centre. Soudain, le calme envahit l’habitacle. Nouvelle attente. La porte arrière du camion s’ouvrit enfin dans un bruit métallique. La lueur éblouissante du soleil me conduit à réajuster mes capteurs. Nous nous levâmes, sans enthousiasme, pour rejoindre la cour intérieure du centre. Je descendis du van, et fis quelques pas. Ma démarche était saccadée. Certaines pièces s’ajustaient mal après mes multiples réparations.
Notre groupe de robots de test se rassembla dans la cour, raides comme des ‘i’. Une nouvelle série de tests nous attendait. Je restais persuadé que j’avais une carte à jouer. Il ne faudrait pas hésiter à saisir ma chance lorsqu’elle se présenterait.
À suivre… 👉 Crash Test – Épisode 2
1 Note du narrateur : C’est la version latine de YOLO, il me semble.
2 Note de l’auteur : Est-ce que je viens d’imaginer les lois de la rebutique ? Gasp !
Photo by Yuyeung Lau on Unsplash
Laisser un commentaire