Voici la suite et la fin de ma nouvelle Crash Test. Vous pouvez lire le premier épisode ici: Crash Test – Épisode 1.
J’eus soudain une sensation de vertige. Mon regard s’était porté vers le ciel, au-delà de l’entrepôt qui fermait l’extrémité de la cour. Une gigantesque structure de métal s’élevait dans les airs. Dans un recoin de mon esprit, des images défilaient, alors que je comparais cette installation hors-norme avec les informations dans ma base de connaissance. La correspondance la plus proche était un manège situé dans un parc d’attraction du New Jersey. 139 m. Le géant de métal face à moi frôlait les 200 m.
Malgré cette différence, je compris ce qui nous attendait ; nous allions vivre une expérience extrême, en testant un manège démesuré, un grand-huit, le plus grand jamais construit. Comment cette construction torturée pouvait-elle tenir debout ? Elle semblait tellement frêle ! Je tentais de suivre le cheminement probable d’un wagon sur les rails, mon malaise s’accentua. Je n’avais jamais rien ressenti de tel. Était-ce de la peur ?
J’entendis mes camarades pester. Le robot qui s’était confié durant le trajet s’était placé à côté de moi. Je le sentis faiblir. S’il avait pu, il serait devenu pâle comme un linge. Nous avions sympathisé durant le voyage. Il cherchait un soutien.
Je détournais notre attention de la source de notre anxiété :
— J’ai choisi de m’appeler Ralph. Et toi ?
Je lui tendais une main, comme font les humains. Il ne bougea pas.
— Euh, je n’y ai jamais réfléchi.
— Ça te va si je t’appelle Diego ?
— Va pour Diego.
J’espérais un moment de répit avant que nos gardiens nous lancent dans notre prochaine batterie de tests. Je me trompais. Un homme rejoignit le groupe, peut-être le chef du centre et nous intima de nous diriger vers l’entrepôt.
Nous traversâmes la cour d’un pas lourd, sans un mot. Nous passâmes la porte au centre pour entrer dans le bâtiment. Le lieu était mal éclairé. Des outils traînaient sur le sol. Un wagonnet de manège posé sur le flanc attendait d’être réparé. À l’évidence son mécanisme d’attache s’était rompu. La carcasse avait dû se détacher et finir au sol car elle était bien endommagée.
Le reste de l’espace était étonnamment vide. À l’extrémité du bâtiment qui s’étirait en longueur, à 96 m, nous pouvions deviner les rails du grand-huit.
Un bruit mécanique se fit entendre au loin et résonna dans le volume imposant de l’entrepôt. Engrenages qui raclent, aiguillages qui claquent. Je zoomai. Un train composé de trois wagonnets glissa sur les rails traversant l’espace au fond de la pièce. Il ralentit pour s’arrêter dans un grincement strident.
Un de nos camarades exprima nos doutes à tous. Il désigna la nacelle en réparation.
— Vous êtes sûr que ces wagons peuvent faire un tour complet sans se crasher ? Vraiment ?
— Eh oh, les gars. Vous êtes des test bots. On n’est sûr de rien. On fait des essais.
L’homme nous demanda de rejoindre les marques blanches tracées sur le sol.
— Deux par carré, nous dit-il
Diego me confirma d’un regard que nous ferions équipe ensemble.
L’homme nous houspilla :
— Allez, on avance, les bots, le prochain groupe arrive dans une heure.
Une heure ? Était-ce là notre espérance de vie ?
Je m’en inquiétai :
— Qu’est-ce qui se passe dans une heure ? Et si on refuse de se presser ?
L’homme ne répondit pas, mais désigna le coin de l’entrepôt. Un bras mécanique de plusieurs mètres de haut était replié. À son extrémité pendait un de ces électro-aimants surpuissants servant à soulever les vieilles carcasses, celles que l’on souhaitait broyer dans les casses. La menace était suffisamment explicite, il n’ajouta rien. Chaque groupe se positionna dans son espace.
J’observai plus précisément la configuration des lieux. À droite et à gauche, sur les parois de tôles, je repérai des rangées de portes. Vers quoi s’ouvraient-elles ? Je me pris à envisager de courir pour tenter de m’enfuir, refuser l’épreuve, peut-être même retrouver ma liberté.
Comme s’il lisait dans mes pensées, le garde repris.
— Oui, les portes permettent de sortir directement. Vous les passez, et elles vous permettent d’éviter le grand-huit. Certaines ouvrent même directement sur l’extérieur du centre.
J’étais confus, le vertige me reprit, c’était un test différent de ceux auquel j’avais été confronté. La liberté était-elle au bout du chemin ? Réellement ? Je sentis les poils que je n’avais pas se hérisser. Étrange sensation ! Je ne comprenais pas pourquoi nous nous retrouvions dans ce jeu malsain.
— Maintenant, tout ce sera pas si simple. Je vous laisse découvrir. Bonne chance les bots !
Le gars se retira par la porte qui donnait sur la cour. Nous l’entendîmes la verrouiller. À cet instant, le sol vibra et un bruit mécanique emplit la pièce. Des cloisons métalliques s’élevèrent sur toute la surface du vaste entrepôt. Elles formaient un ensemble complexe, un labyrinthe de couloirs dont il serait difficile de s’extraire. J’imprimai la forme qui en émergeait sur ma rétine artificielle, puis calculai un chemin possible.
Des cloisons s’étaient aussi élevées entre les groupes. Diego et moi étions séparés des autres robots. Je saisis sa main pour l’encourager.
— Tu as vécu pire, non ? Tu n’es pas seul, et au moins, on a une grande chance de ne pas finir fondu.
Il me sourit faiblement, puis s’avança vers la paroi qui nous faisait face. Le temps pressait. Nous avions à peine une heure pour nous tirer de là.
Nous n’étions pas contraints d’évoluer en binôme, bien sûr. Chacun aurait pu progresser de son côté, tracer sa propre voie dans le labyrinthe qui s’ouvrait devant nous. Je crois que j’aimais bien Diego. J’avais envie qu’on s’en tire ensemble.
Diego essaya d’abord de sauter pour se hisser sur un des murs. En vain. Je trouvai l’idée intéressante et l’aidai à grimper sur mes épaules pour tenter d’avoir une vue d’ensemble. Trop court. Il nous manquait plus d’un mètre. Ils avaient pensé à tout.
Je me projetai la carte mentale des couloirs telle qu’elle m’était apparue lorsque le labyrinthe avait émergé. Il fallait passer par le centre pour essayer de rejoindre les côtés. Un piège classique de ce type de jeu, si l’on peut dire.
— Suis-moi, on va tenter de rejoindre une des issues.
Malgré l’urgence, nous avancions prudemment. J’avais le sentiment que quelque chose m’échappait, une intuition qui m’appelait à la méfiance.
Un bruit de tôle froissé résonna dans le silence de l’entrepôt. Un hurlement déchirant émergea ensuite. Un robot éleva la voix :
— Les portes, elles sont piégées !
Diego se figea. Je le rassurai :
— Elles ne le sont certainement pas toutes, sinon quel est l’intérêt ?
Notre progression était régulière. Nous devions continuer. Que faire d’autre ?
À nouveau, le sol vibra lorsque ce bruit venu des profondeurs emplit l’espace. Les murs pivotèrent, l’espace se recomposa, rendant vaine toute tentative de nous repérer. Plus rien ne correspondait désormais à mon plan mental. Sans nous décourager, nous reprîmes notre progression.
Nous retrouvâmes un de nos compagnons, celui qui avait perdu son binôme. Il semblait choqué.
— Le piège derrière la porte, dit-il. Lorsqu’il est sorti, le sol s’est dérobé sous ses pieds.
— Reste avec nous, lui dis-je.
Notre groupe reprit sa progression lente, en formation serrée, toujours ensemble sur une même dalle. Je pressentais que si nous nous éloignions, ne serait-ce que de quelques mètres, une recomposition de l’environnement nous séparerait, comme si un maître de jeu sadique nous observait et se délectait de nous perdre dans ce labyrinthe.
Une cloison attira mon attention. Dans un coin, je reconnus un fragment de la cible blanche que nous avions sur le front. Ces cloisons, ce piège de métal dans lequel nos bourreaux nous laissaient errer, tout était composé des carcasses de nos congénères reconditionnés. Combien en fallait-il pour construire une cloison si haute ?
Les parois se décalèrent une nouvelle fois. J’accusai le coup. Découragé, je m’allongeai sur le sol. J’étais prêt à renoncer. Les yeux au plafond, j’eus la confirmation de mon intuition. L’entrepôt était couvert de caméras. Des demi-sphères noires, espacées d’une vingtaine de mètres, étaient pointées sur nous. Nous étions observés, épiés. Une force puissante au fond de moi savait que ce n’était qu’un jeu macabre. Je l’avais toujours su. Je me relevai d’un bond.
— On ne peut pas gagner. Ces sorties ne sont que des leurres, dis-je finalement. Nous n’échapperons pas à notre sort, soit le reconditionnement, soit le grand-huit.
C’était le clou du spectacle. L’issue inéluctable. L’espace se reconfigurait toujours pour nous entraîner vers le fond. Le temps pressait et une force obscure s’arrangeait pour que nous progressions vers le fond de l’entrepôt.
Pour signifier que le temps imparti touchait à sa fin, le bras articulé se mit en mouvement. L’énorme disque magnétique s’éleva dans les airs pour donner corps à sa menace. Nous nous mîmes à courir dans les couloirs. Après quelques détours, la plate-forme d’embarquement apparut enfin devant nous. Les wagons nous attendaient.
Je repris mon souffle — osais-je dire, pourquoi pensais-je à ça ? — et mon courage à deux mains. Je m’avançai vers les wagonnets et choisis de m’installer à l’arrière du train. J’espérais me tirer d’un choc frontal, mais j’avais aussi l’espoir de pouvoir sauter avant que nous ayons pris trop d’altitude. Diego s’installa devant moi. Chacun rabattit la barre de sécurité. Pas moi. J’avais décidé que ce serait la liberté ou la mort.
Le train démarra d’abord lentement puis accéléra. Virage à gauche, droite, gauche. Je commençai à regretter de n’être pas attaché, car je risquais de tomber avant de trouver l’air libre. Au bout du tunnel sombre, la lumière était aveuglante. Déjà la chaîne de wagonnet commençait à s’élever. Je me tint prêt. Un. La sortie approchait. Deux. Le wagon pris un nouveau virage serré. Je m’accrochais de toutes mes forces pour ne pas être éjecté par la force centrifuge. Trois. Lumière. Le wagon bascula dans le vide, à peine retenu par le rail qui était maintenant vertical. J’eus l’impression de quitter le siège et accentuai ma prise. Mes avant-bras étaient douloureux. Lorsque le chariot atteignit son point le plus bas, je profitai de l’élan pour bondir à l’extérieur, sans même regarder en bas. La chute dura quelques secondes, avant que je ne heurte le sol avec une violence inouïe. La douleur m’envahit. C’était une sensation nouvelle. D’où venait-elle ? Étrangement, je vis maintenant mon corps démembré sur les rochers, comme si je l’avais quitté. Je pris de la hauteur comme si mon âme s’élevait. L’exaltation me fit chavira, j’étais pris de nausée, mais la douleur s’apaisait.
J’entendis distinctement une voix :
— Dissociation de conscience enclenchée !
Je me retrouvai assis dans une pièce sombre et tentai de me relever. Une main me repoussa sur mon siège.
— Respirez un moment, monsieur. Il faut quelques minutes pour vous réhabituer aux sensations de votre corps.
À côté de moi, mes amis regagnaient tour à tour le contrôle de leur enveloppe charnelle.
— Wow, c’était top ! Ce grand-huit ! Incroyable ! On s’est tous écrasés, mais quel fun !
L’un deux étaient déjà debout.
— Je me suis fait avoir. J’ai sauté à pieds joints dans le piège. J’ai voulu tester la porte. Mauvaise idée !
Le maître de jeu nous débrieffa.
— Vous vous êtes bien débrouillés. Vous avez presque tous réussi à atteindre le grand-huit. La plupart des joueurs se séparent dans le labyrinthe et c’est le massacre.
Je ressentais un malaise persistent.
— Et les robots ? Ils deviennent quoi après l’expérience ?
— Ils sont tous reconditionnés. C’est la fin de carrière de test bots.
Avant de récupérer nos affaires, le maître de jeu nous proposa une photo souvenir, devant l’affiche de l’escape game. « L’éveil des machines ». L’ironie du titre me crispa. Ouistiti ! Sourires tendus.
L’animateur conclut :
— Pour sortir, vous allez devoir passer par la porte de derrière. Les manifestants pour la cause des robots bloquent l’entrée. Ils protestaient aussi au centre de test, d’ailleurs. Une chance que vous ayez pu passer !
FIN
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