Au front

Au front


Poétique   •   19 décembre 2020

Ils ont envie de pleurer. Tous les signes sont là. Ils sentent presque déjà le flot de liquide se rassembler sous les paupières. Sauf qu’il n’y a pas de larmes. Rien. Nada. Complètement sec.

Les yeux se prennent alors une remontrance. Le cerveau les a vus venir. Il sait que les deux jumeaux, coincés dans leurs orbites ne doivent pas lâcher. Il faut tenir la position, sinon ce serait la bérézina. Tout partirait à veau l’eau. Les jambes flageoleraient. Il faudrait peut-être même s’assoir, la tête dans les mains. Alors, tous regards se tourneraient vers eux. Ils seraient à découvert. Et dans cette putain de guerre, à découvert on ne fait pas long feu.

Le cerveau lance un signal. Il tient ses troupes. Les nerfs sont à fleur de peau. Parfois les mains tremblent. Un peu. C’est imperceptible. Ils tiendront.

Il est satisfait, il arrive plutôt bien à maintenir le contrôle. Il a été formé pour ça après tout. Tel un marionnettiste, il sait user des bonnes cordes pour donner cohérence au mouvement d’ensemble. Jouer de ces fils tendus, prêts à craquer. Les épaules se redressent un peu. Trop. Flute ! Elles sont presque sous les oreilles. Mais heureusement, elles ne peuvent pas monter plus haut. Cela fera l’affaire. Tout est histoire d’illusion.

Pourtant, la mutinerie guette toujours. Dans les moments les plus tendus, il faut pourtant réconforter les troupes. Mais, il sait y faire, oh oui ! Double ration ! Puis, plus tard, il jettera une plaque de chocolat sur la table. Comme toujours, le corps se relâchera, un peu, et l’affaire sera entendue.

Ils tiendront la position.

Vis-à-vis de l’extérieur, il joue évidemment plus serré. Le cœur vient brouiller le discours. Pas le moment d’envoyer un message trouble. Cohérence, on. a. dit. Projeter une image d’unité. La ligne est simple : « Le corps est uni derrière le cerveau, nous ne céderons pas d’un pouce. » Ça vaut donc aussi pour le palpitant, qui ne doit pas se désolidariser.

Sauf, que ça, ça marche dans l’armée. « Yes, Sir! ». Dans le civil, il faut être un peu plus subtil. Honnêtement, les règles sont complexes. Les appliquer tout en maintenant la discipline interne est un combat de tous les instants. Alors, parfois, la coordination fait défaut. Il ne pleure pas, non, quelle horreur !, mais le discours flanche, hélas. Les doutes du corps et du cœur transparaissent. Une phrase de trop et ils sont tous exposés. S’ils montrent trop leurs faiblesses, leurs failles, alors tout peut s’écrouler. Les deux jumeaux lâchent d’abord leurs larmes et après ? Après tout peut se passer. Il faut battre en retraite. Laisser la place à encore plus de doutes. Soigner de nouvelles plaies. La solution est d’en dire le moins possible. Derrière son masque, observer. Prendre l’air entendu de celui qui sait. La position du sage. Les mots nous trahissent trop facilement. Involontairement, ils révèlent nos failles, donnent les plans de notre royaume. La carte de ce qui nous atteint, de ce qui nous touche. Livrer ces informations ? De la haute trahison !

Comme à la guerre, les émotions sont fluctuantes. Un jour, une bonne nouvelle et les troupes se sentent pousser des ailes. Un signe négatif en revanche peut prendre des proportions gigantesques.

La dernière fois que cela s’est produit, c’était derrière la vitre d’une salle d’embarquement, après un long au revoir. En réalité, il ne compte plus les incidents. Pot de départ. Chorale de l’école. Remise de diplôme du fiston. Parfois c’était juste la mélancolie. Comme ce jour-ci.

À quoi bon se battre encore ? pense-t-il. Il ne sait plus. Il veut pleurer. Évacuer les pensées toxiques. Mais, encore une fois, ce ne serait pas pour aujourd’hui. Mission accomplie pour le cerveau. Ils sont toujours retranchés, il a tenu ses troupes.

Puis, le rideau se ferme. Noir. Une journée se termine, sous les applaudissements. On est loin de la standing ovation, mais c’est finalement ce spectacle qui les fait tenir. The show must go on.


Ce texte a été partagé avec les abonnés à ma lettre hebdo dans le Flow #44.