Baiser volé

Baiser volé


Fiction   •   23 janvier 2021

Une voiture se range dans la rue principale. Main Street. Dans cette petite ville du Midwest, la rue est quasi déserte en ce début d’après-midi.

La Ford Crestline 1953 est loin d’être le dernier modèle, mais elle est bien entretenue. Le moteur tourne comme une horloge. L’homme au volant le laisse tourner.

Il se tourne vers la femme sur le siège passager. Il lui prend la main. Ils rient, se sourient. Ils sont jeunes. Rien ne les distingue alors d’un autre couple du Midwest.

Ils se penchent l’un vers l’autre. Vont-ils s’embrasser ? Pas encore. Ils ne tiennent pas en place, n’osent s’abandonner. C’est une grande journée pour eux, après tout.

L’instant s’éternise, mais finalement la femme se décide, son visage se ferme. Elle sort du véhicule. Elle remonte la rue et entre dans le grand magasin.

Il l’attend dans la voiture. Le moteur est puissant. À bas régime, il émet une vibration grave, lente, profonde. L’homme allume l’autoradio, puis immédiatement le coupe. Il se parle seul, déclame. « Salut, beauté. On a tout le temps d’être amoureux. Prends l’argent maintenant. » Il bafouille, reprend cette réplique. Il tapote nerveusement ses doigts sur le volant, les uns après les autres, singeant les gammes d’un pianiste hystérique. Il regarde sa montre, souffle, peste, regarde autour de lui.

La rue est déserte, mais pourtant un homme débouche de la rue sur la gauche. Habillé d’un pardessus, il tient un journal plié sous le bras qui porte son attaché-casse. Son autre main tient un plan de la ville. L’homme avance en tournant le document dans tous les sens. Parfois, il relève la tête pour chercher un point de repère. Il répète son manège une ou deux fois. Finalement, il s’arrête devant la voiture.

Au volant, l’homme se crispe. Il regarde le type devant lui, incrédule. Mais, qu'est-ce que tu fais là. Tire toi, Ducon. Allez, allez, allez, bouge.

L’homme au pardessus remarque enfin l’église. Il semble satisfait et prend sa direction. Bientôt, il disparait.

La femme sort du magasin. Son compagnon l’aperçoit dans le rétroviseur. Son sourire le rassure. Elle avance avec une infinie lenteur. Elle soulève le sac de voyage qu’elle tient à la main droite, avec un air de victoire. Un geste pour lui signifier qu’elle a accompli sa mission.

Le temps semble s’étirer, les secondes s’arrêtent. L’homme regarde à nouveau dans le rétroviseur. Une voiture s’engage sur Main Street.

La femme contourne la voiture. Elle ouvre la portière passager et jette le sac sur la banquette arrière.

— C’était le dernier sac qui restait, lui dit-elle. Il me faut encore deux trois trucs, un bikini et à nous les plages.
— Je t’aime, chérie. Premier rôle, première paie, premières vacances. Ce soir, je t’invite au restaurant.

À nouveau, il lui prend la main. Il se penche vers elle pour l’embrasser. Personne ne les regarde, le monde est à eux. Ce baiser qu’il échange, c’est son trophée, un baiser volé qu’il arrache à la vie. Ces instants de magie, qu’il veut prendre où ils sont, de gré ou de force, les imaginer, les fantasmer. Jouer son rôle, ses rôles. Rêver sa vie, la vivre intensément.

Leurs deux mains se séparent. Il enclenche la première, laisse passer la voiture qui les double et s’élance à sa suite.



Cette micro-nouvelle a été partagée avec les abonnés à ma lettre hebdo dans le Flow #49.