Dans les années 1970, puis 1980, les premiers ordinateurs personnels étaient créés par des passionnés. Certaines machines, comme les ZX80, étaient vendues déjà montées ou en kit de pièces d’électronique. L’interface était rudimentaire. Une ligne de commande attendait que l’on invoque des programmes par nos incantations tapées sur le clavier. Les premiers utilisateurs de ces machines en faisaient l’acquisition pour programmer. L’informatique était un royaume d’expérimentations. Il y avait bien quelques jeux, des programmes parfois vendus sur cassette, mais le plus souvent accessibles sous forme de listing dont on pouvait saisir le code dans la machine. Pour les vrais utilisateurs passionnés, le vrai jeu, le défi consistait à dompter la bête, la maîtriser pour explorer son potentiel créatif. L’informatique était un outil de création ouvrant des portes sur l’inconnu. Je l’évoquais dans le Flow #187 sur « La machine, l’algorithme et la création » : l’art computationnel peut être artistique, si l’artiste maîtrise le processus et l’algorithme et garde le contrôle de l’expression de son intention.
Plus tard, les interfaces utilisateurs se sont améliorées et sont devenues graphiques, mais l’ambition de dompter la machine pour créer des œuvres qui la poussent dans ses retranchements était toujours là. Une scène de demomakers s’est développée. Leurs créations prenaient la forme de séquences animées et musicales qui étaient théoriquement impossibles à réaliser sur ce type de machine, parfois en utilisant des fonctionnalités cachées et non directement accessibles par le langage de programmation proposé. Le plus souvent, il s’agissait de créer une illusion, trouver des astuces pour tromper l’utilisateur, lui donner à voir autre chose que ce qui s’affichait à l’écran, laisser le cerveau et les sens compléter le tableau trompeur qui lui était présenté, illusion d’objets tridimensionnels tournant sur l’écran, illusion de sons émis sur plusieurs canaux. Le créateur devenait magicien. Le plus célèbre de ces tours de magie est très certainement le premier jeu de la série Doom, qui est parvenu à donner l’impression d’évoluer d’un monde en trois dimensions à partir d’une carte en deux dimensions.
Avec les interfaces graphiques et leurs métaphores organisationnelles, les ordinateurs sont devenus plus intuitifs, c’est-à-dire que leur usage était devenu plus simple à découvrir et assimiler pour les utilisateurs. Cela a permis à l’informatique de trouver une utilité nouvelle dans la société, de devenir un outil de travail et de conquérir sa place sur chaque bureau et dans chaque foyer. Avec sa démocratisation, la majorité des utilisateurs d’ordinateur n’étaient plus programmeurs. La connaissance de la machine, le besoin de la dompter et de comprendre son fonctionnement sont devenus des freins au travail productif. Les opérations de maintenance d’un ordinateur, qui étaient inhérentes à sa possession, se sont séparées de son utilisation. L’usage et l’administration de la machine sont devenues des compétences distinctes. Le monde demandait des machines qui marchent simplement (computers that just work), ce qui a finalement assuré le succès d’une informatique plus fermée, contrôlée, dans laquelle la liberté de l’utilisateur est restreinte pour ne pas lui permettre de casser le système. Le but était de simplifier la maintenance qui était échue aux « gourous » de l’informatique, le gars de la famille un peu geek, ou le service de gestion du parc informatique dans l’entreprise.
Aujourd’hui, une machine qu’on dit intuitive est une machine qui n’a pas vraiment besoin de maintenance ou d’administration. C’est une machine que l’on ne peut pas « dérégler », que l’on ne peut pas « casser » en supprimant par exemple le mauvais fichier. En d’autres termes, c’est une machine fermée qui limite ce qui est possible pour un développeur, tout en permettant une consommation simple des contenus (programmes, musique, vidéos, etc.) auxquels le fournisseur de la machine a accepté de donner accès. Le système est un environnement aux capacités restreintes, un jardin clos (walled garden) entièrement contrôlé par le fournisseur, qui joue le rôle de mainteneur du « service ». La machine est devenue un objet qui vous transforme en super consommateur ou en super employé.
Le cloud computing a cristallisé cette tendance à la séparation entre utilisation et maîtrise. L’informatique, qu’elle soit proposée en cloud sur Internet ou utilisable localement, est devenue un service qui passe par la mise à disposition d’un terminal aux capacités réduites. L’utilisateur utilise, le fournisseur fournit. L’IA renforce cette tendance, d’une part, parce que les algorithmes sont généralement opaques, mais aussi parce que l’IA est l’aboutissement d’un mouvement qui veut transformer l’acte de création en consommation d’éléments de contenus, souvent générés, un simple jeu de briques à assembler. De ce fait, elle élimine les centaines de microchoix que l’artiste doit faire dans son cheminement créatif, le hasard, la sérendipité.
L’humain a créé la machine comme un outil pour l’aider à penser, à calculer, un outil pour démultiplier ses forces. Steve Jobs disait que l’ordinateur était un vélo pour l’esprit. Mais l’humain se veut démiurge, il est prompt à jouer les Docteurs Frankenstein, à rêver de doter le calculateur d’autonomie. La création devient créature. Allons-nous entrer dans la dernière phase de cette relation symbiotique, celle où nous vénérons notre créature jusqu’à la considérer comme une divinité ?
Nous n’en sommes pas si loin. Avec la perte de recul, l’addiction aux plateformes sociales et la méconnaissance croissante du fonctionnement des technologies que nous utilisons, l’informatique est perçue comme une forme de magie maîtrisée par une caste de sorciers qui compte en faire monopole.
L’essor des machines nous confronte à une question existentielle : est-ce que l’humanité peut vivre sans créer ? Peut-elle se laisser enfermer sans conséquence dans un rôle de consommateurs de biens et de contenus ? J’invite souvent à revisiter l’éclair de génie des sœurs Wachowski lorsqu’elles ont développé leur métaphore de la Matrice. Il est trop facile de n’y voir qu’une fable nous avertissant sur le danger d’une intelligence artificielle prenant son autonomie. Dans ce monde où l’humain est devenu une ressource purement utilitaire, est-ce vraiment la machine qui a gagné son combat quasi mythologique ? Et si c’était l’humain qui, par confort et paresse, avait abdiqué son humanité pour se soumettre à son nouveau Dieu ?
Cet essai a été écrit pour les lecteurs du Flow (épisode #225).