Espèces invasives


Poétique   •   01 mai 2021

C’était un de ces jours de canicule, un de ces jours où la chaleur semblait étouffer le monde d’une torpeur sèche. Les volets restaient fermés. Personne n’osait s’aventurer dehors.

L’enfant s’ennuyait ferme dans la grande maison calme. Il lui était impensable de rester prisonnier de ce grand salon, plongé dans l’obscurité. Il avait donc quitté la fraicheur, la protection des murs épais pour se réfugier dans la forêt, de l’autre côté de la route.

Sans se presser, il rejoignit la petite clairière dans laquelle il avait construit sa cabane, son havre de paix. L’ombre et les herbes folles offraient une moiteur agréable qui rendait la température supportable.

Alors qu’il rêvassait, assis sur une pierre moussue, son attention fut attirée par une fourmi portant une feuille imposante, qui devait faire cinq, peut-être dix fois sa taille.

Plusieurs autres fourmis suivaient la meneuse. Elles formaient une file indienne qui serpentait entre les obstacles. L’enfant prit un petit bâton pour leur barrer la route. Il les vit alors accélérer, s’agiter, se réorganiser pour trouver un autre chemin.

Il s’amusa un moment avec ses compagnons de jeu, à les détourner, les faire courir d’un point à l’autre. Sans se lasser, elles se réorganisaient, s’adaptaient pour accomplir leur mission.

Il les laissa finalement avancer pour les suivre jusqu’à la fourmilière. Au fur à mesure qu’il approchait, des groupes de fourmis de plus en plus nombreux convergeaient vers leur habitation. Elles ramenaient la nourriture au nid.

L’enfant s’approcha du grand monticule. Les fourmis se glissaient dans des entrées invisibles à différents endroits du grand agglomérat de terre, de feuilles et d’épines.

Il voulut voir la structure à l’intérieur, comprendre comment les insectes s’organisaient. Il ramassa une branche imposante et commença à gratter la surface de la fourmilière. À peine le morceau de bois eut-il effleuré le sol, que des dizaines de fourmis se regroupaient autour du bâton à l’endroit où il était devenu une menace.

L’enfant, amusé, enfonça le bâton, le remua ensuite comme un couteau dans une plaie béante. Cette fois, des centaines de fourmis étaient mobilisées. Elle remontait à la surface. Bientôt, la fourmilière ne fut plus qu’une masse grouillante. Les fourmis se défendaient par milliers face à l’envahisseur. Le temps qu’il mesure leur nombre, le bâton était déjà entièrement recouvert. Elles grimpaient maintenant sur l’enfant, le long de son bras.

Il lâcha le bâton, pas encore en raison de la douleur, plus de la surprise. Puis il sentit l’acide formique, comme de petites brulures qui lui remontaient dans le corps. Il agita la main pour s’en débarrasser, mais elles avaient déjà atteint son cou. Elles remontaient également le long de ses jambes nues, jusqu’à son short. Il s’embrasait maintenant, son corps était en feu. Envahi par la panique il se contorsionnait pour s’en débarrasser. Il trébucha, roulant par terre pour faire le maximum de victimes. Ce fut le noir.

Le poison qui s’écoulait dans ces veines eut l’effet d’une décharge électrique. L’instant d’après, il se sentit glisser, s’enfoncer dans les profondeurs de la terre.

Il était petit, minuscule, fragile, mais il n’avait pas peur. Soldat parmi les soldats, il s’affairait pour défendre la fourmilière face à l’agression. Instinctivement, il savait quoi faire.

Nouveau flash noir.

Il se déplaçait maintenant dans la fourmilière, happé par l’énergie du groupe. Son esprit était envahi, il faisait partie d’un tout, d’une conscience collective. Il n’était plus seulement dans cette fourmilière. Il était partout, même à l’autre bout de la planète. Il captait les vibrations d’une autre fourmilière, d’une dizaine, d’une centaine, d’un milliard de fourmilières.

Le temps n’avait plus de limite. Il voyait le passé, le présent et le futur. Une conscience omniprésente qui s’étendait des origines à la nuit des temps. Comme ces fourmis qui la peuplaient depuis toujours, il était l’éternité et la conscience de la terre.


Lorsque l’enfant se réveilla, il faisait déjà nuit. Combien de temps avait-il passé dans la fourmilière ? Une heure ? Un jour ? Un an ?

Il tâta le sol dans cette nuit sans lune, senti son corps meurtri, irrité par les épines de pin sur lequel il s’est endormi. Il se leva encore engourdi, mais apaisé. D’un geste de la main, il fit tomber la les feuilles qui lui collaient encore au visage.


Alors qu’il passait la porte de chez lui, il fut soulagé de voir que le repas l’attendait. Il était affamé.

Il rejoignit la table familiale pour partager le diner. Il ferma les yeux un instant pour capter les infimes vibrations, l’agitation des milliards de fourmis qui s’affairaient en dessous de lui. Elles faisaient un avec la terre, dessinaient son esprit et gardaient sa mémoire. Sa conscience.



Cette micro-nouvelle a été partagée avec les abonnés à ma lettre hebdo dans le Flow #63.