Marchandisation, surexploitation et krach de l'attention


Tech   •   05 octobre 2024

Nous vivons une crise de l’attention. Avouons-le, nous en sommes conscients, mais minimisons souvent l’étendue du problème, prisonniers de nos propres addictions. Le shoot de dopamine savamment recherché par les réseaux sociaux pour nous maintenir dans leurs filets a déjà été abondamment décortiqué. L’accaparement de notre attention est devenu un business, dont on a résumé les ressorts sous le nom d’« économie de l’attention ».

Ce terme laisse entendre que nous participons à un système né avec l’apparition des médias, à un nouveau mode de transactions de masse qui sert nos intérêts. Notre attention est une ressource à notre disposition, devenue un moyen de paiement offrant l’accès à des services en ligne gratuit. À l’autre bout de la chaîne, les sociétés du web vendent notre attention, c’est-à-dire qu’elles financent le coût de leurs infrastructures en la captant et en la convertissant en revenus. Le mécanisme est présenté comme le fruit de la rationalité des acteurs économiques poursuivant leur propre intérêt. On accepterait d’être pisté, traqué, observé, d’être bombardé de publicités ciblées, captifs de jeux conçus pour être addictifs et de flux sans fin de contenus personnalisés, parce que la contrepartie que nous en retirons serait équitable et désirable. Mais est-ce vraiment le cas ?

Tant qu’à parler de transactions et de rationalité, je propose que l’on s’intéresse aux termes de l’échange que promeut cette économie de l’attention afin de voir comment elle transforme les équilibres sociétaux.

Pardonnez-moi, je vais schématiser les grands mécanismes économiques à l’œuvre. L’économie est une histoire de stock et de flux. Le stock est une forme de capital, un levier que l’on retrouve souvent au cœur de l’analyse économique. Marx s’est intéressé au capital industriel et financier, comme donnant un avantage cumulatif par le contrôle des moyens de production. Bourdieu a répandu l’idée que le capital social, qui marche souvent de pair avec le capital financier, permet de perpétuer une autre forme d’avantage, de domination de classe, dans la vie en société. Capital financier et capital social constituent un stock d’énergie qui permet de réaliser des projets et d’acquérir des biens. L’agentivité d’une personne, et autrement dit sa liberté, dépend de ses capitaux au sens large, c’est-à-dire des ressources qu’elle peut mobiliser à tout moment pour soutenir son action. Il est cumulatif dans le sens où il permet de générer un flux d’énergie entrant qui fait croître ce capital en retour. C’est comme l’effet boule de neige du Monopoly, le processus d’accumulation s’amplifie jusqu’à l’élimination de tous les joueurs au profit d’un unique vainqueur.

Pour éviter cette soumission à diverses déclinaisons de la loi du plus fort, qu’elle soit économique ou prenne la forme concrète d’un poing dans la gueule, les Hommes se sont soumis à l’autorité d’un État. L’État existe pour protéger ses citoyens et sur le long terme la relation autour d’un accord tacite avec les citoyens qui acceptent de céder une liberté individuelle et égoïste au profit de cette agentivité, une capacité d’agir selon des principes que la République française résume par une devise : « liberté, égalité, fraternité ». C’est ce qu’on appelle le « contrat social ».

Le résultat est que depuis plus d’un siècle, l’État intervient pour poser un cadre et garantir que chacun dispose d’un minimum d’agentivité. Il pose des limites et rétablit une forme d’équilibre pour éviter d’aboutir à un quasi-monopole de cette agentivité, conduisant à la fin de partie pour la plupart des joueurs, en pratique, le désespoir, la perte de confiance dans le système et la misère. L’impôt sur la fortune, sur les héritages, la taxation progressive ne sont pas nés pour des raisons idéalistes ; ce sont les piliers du contrat social. Ils ne sont ni socialistes ni communistes.

Parmi ces mécanismes d’équilibrage, l’éducation tient un rôle particulier au service de l’État et des individus. Entre capital financier et capital social, savoir, savoir-faire, et expertise sont des moteurs de la société. Ils déterminent son niveau de développement, sa capacité à produire des biens et services à forte valeur ajoutée. L’éducation partage ces connaissances et compense l’effet cumulatif de la transmission intergénérationnelle des capitaux financiers et sociaux. Elle est un pilier de nos sociétés, mettant en place des mécanismes dits méritocratiques qui permettent de donner de l’espoir aux individus en rebattant les cartes données à la naissance. Les savoir et savoir-faire qu’elle produit constituent pour les individus une source de revenus et d’épanouissement. L’individu développe ses autres capitaux, sa réserve d’énergie qui garantit sa stabilité et son confort. Bref, l’éducation est fondamentale dans l’équilibre de notre société et fait, comme la santé, pleinement partie du contrat social[1].

Quel rapport avec l’attention me direz-vous ? L’attention est un flux d’énergie, une énergie renouvelable, dont chacun dispose chaque jour pour développer son agentivité, sa capacité à agir en développant ses capitaux, son savoir et son savoir-faire, et en retour, ses capitaux financiers et sociaux. L’attention peut être dépensée pour faire croître ce capital d’une intensité proportionnelle à l’énergie reçue au terme de la transaction. Sans attention, nous n’avons plus de capacité à mémoriser, à apprendre, à créer, à inventer, à acquérir un métier satisfaisant, à construire un futur désirable. Cette attention a connu une période de développement intense avec la généralisation de l’éducation publique et le développement du temps libre avec la réduction globale du temps de travail. L’attention, c’est-à-dire la liberté de développement personnel au sens fondamental, est un acquis, produit du contrat social. Or, cette ressource à disposition de chaque individu est aujourd’hui menacée de captation par l’économie de l’attention.

Aujourd’hui l’attention est devenue une monnaie d’échange au cœur de l’économie de l’attention. Quel est le marché que propose cette économie ? Comme dans toute transaction, on échange une énergie, notre attention, en échange de quelque chose, un bien ou une énergie d’un autre type, un savoir, une émotion positive. Au cinéma ou pendant la lecture d’un livre par exemple, il y a une transaction à la fois en argent et en attention (le temps passé à assimiler le contenu).

Une transaction équilibrée devrait assurer que les transferts d’énergie par les deux parties soient raisonnables. Or, dans l’économie de l’attention, la transaction est souvent implicite et nous abandonnons le contrôle de la transaction, les termes en sont masqués et l’équilibre de l’échange invisible. Nous ne nous posons plus la question « Est-ce que la transaction est raisonnable ? », car nous n’avons plus conscience de la transaction. Est-ce que l’énergie que nous recevons en échange de notre attention forme une transaction juste ? Quand nous passons une heure à scroller sur son téléphone qu’elle est la nature de l’énergie que nous en retirons ? Soyons honnêtes, le plus souvent, l’énergie que nous en retirons est faible, nulle, même parfois négative lorsque les informations nous dépriment. Et à l’autre bout de la chaîne, la plate-forme que vous utilisez a réussi quoi qu’il en soit à monétiser votre attention par la pub.

Entendons-nous bien, je ne critique pas l’usage occasionnel des réseaux sociaux, d’autant que l’attention que nous leur consacrons pour nous vider l’esprit est parfois aussi de faible qualité. C’est cependant sur l’existence même d’une transaction que je souhaite mettre l’accent. Est-ce que vous y retrouvez votre compte ? Est-ce que vous diriez que la transaction est juste ? La plupart du temps, je ne pense pas. Les plates-formes gagnent infiniment plus avec votre attention que vous ne recevez en échange.

Et je ne parle pas que des réseaux sociaux. La télévision, les chaînes d’information, les plates-formes de streaming, de YouTube à Netflix, participent de la même économie de l’attention et leurs contenus sont trop souvent addictifs et standardisés. Les jeux mobiles offrent aussi une expérience appauvrie, qui n’est pas comparable avec celle d’un jeu comme Last of Us par exemple.

Comme pour la nourriture, toutes les transactions ne se valent pas et comme au fast-food, nous dilapidons souvent notre attention sur de la nourriture spirituelle avec un trop faible rapport énergétique.

Et alors, me direz-vous ? Chacun utilise son temps, son attention comme il le souhaite !

C’est vrai, mais à l’échelle collective, cela pose un problème de société. Tout le monde est concerné, c’est l’attention de chacun qui est menacée, mais tout le monde ne dispose pas des mêmes capitaux financiers et sociaux pour compenser. Vous vous souvenez comment j’expliquais plus haut que l’attention était le pilier de l’éducation, de la citoyenneté[2], de la méritocratie et de l’ascenseur social. L’attention est en crise aujourd’hui, et c’est l’équilibre social qui est menacé. L’économie de l’attention détruit le contrat social.

La méritocratie est remplacée par le personnal branding et l’influence, une forme de loterie mise en scène par les plates-formes pour promouvoir les comportements les plus rentables pour leur modèle économique. Et dans le jeu des algorithmes, les producteurs de contenus travaillent pour les plates-formes. Ils captent l’attention, pendant un temps à leur profit, jusqu’à ce que le public se lasse et que les algorithmes s’adaptent.

L’attention est détournée, l’éducation est sous pression et menacée, par l’affaiblissement du contrat social, au profit du capital financier et social. Les inégalités qui s’accroissent en sont un marqueur évident et un signal d’alarme qu’il ne faut pas ignorer.

On parle de crise de sens de nos sociétés, on la vit, on la ressent, et je suis persuadé que derrière cette évidence, c’est une crise de l’attention que nous vivons. Sans attention, pas de sens possible, pas de vision, pas de possibilité de se projeter, de réfléchir à un monde nouveau, pas même de possibilité de simplement savourer la vie.

Le XXIe siècle que nous vivons commence par un krach attentionnel, difficile à mesurer, difficile à admettre, et dont les conséquences s’amplifient. Crise climatique d’une part, crise attentionnelle de l’autre, je suis persuadé que les deux doivent être traités ensemble, ne serait-ce que parce que le vrai moteur de cette économie de l’attention est le consumérisme qui accélère les atteintes à l’environnement par la surconsommation des ressources. Cette crise attentionnelle qui nous frappe est probablement un des moteurs du complotisme qui prospère et du fatalisme qui ronge nos sociétés.

Alors, il est temps de se battre, se battre pour défendre un des piliers de notre santé, de notre santé mentale, et de notre contrat social. Il est temps de se battre pour l’attention, comme on se bat contre les perturbateurs endocriniens ou les pesticides. Nous faisons face chaque jour à d’autres Monsanto, plus pernicieux et addictifs.

Le but n’est pas de couper Internet ou de culpabiliser les jeunes générations, mais de se battre pour reprendre le contrôle de la seule ressource que nous contrôlons pleinement. Si vous avez lu ce papier jusqu’au bout, c’est que la bataille n’est pas encore perdue.


  1. Pour justifier les déséquilibres croissants qui menacent le contrat social, des théoriciens de génie ont tenté de faire admettre la théorie du ruissellement, selon laquelle la richesse de quelques-uns profite à tous.
  2. D'une certaine manière, le détournement et la manipulation de l'attention comme outil politique ne sont pas nouveaux. La paix sociale achetée avec « du pain et des jeux » participe d'un mécanisme similaire.