#1
Prendre place dès l’aube, c’était la règle numéro un du joueur d’échecs de rue. Avant de gagner ses combats sur l’échiquier, il faut doubler les dilettantes, s’installer à une table et la garder toute la journée. La concurrence est rude, seuls les plus motivés arrivent à tenir une saison de chess hustler.
J’eus plus de mal à me lever ce matin-là, plus que les autres jours, malgré ma routine bien établie. La soirée s’était prolongée la veille jusque dans les brumes opaques des nuits noyées dans l’alcool. La douche glacée n’avait pas suffi à éclater la bulle qui distordait ma réalité. Seul mon kit d’urgence pourrait m’aider à sortir de ma torpeur, cette dose de caféine déraisonnable, mon fameux quad-shot expresso qui avait fait ma réputation chez le barista du coin. Quatre cafés très serrés dans un même gobelet. En cas de désespoir, j’avalais ce breuvage dense dont l’amertume aurait pu ramener un mort à la vie.
— Tu sais que cela n’élimine pas directement l’alcool dans le sang ? me lança le serveur, moqueur.
— Ça m’hydrate, c’est important après une bonne cuite, lui répondis-je en consultant mon flux d’actualité sur mon téléphone.
L’odeur suave du café moulu me redonnait foi dans la journée à venir.
Un fait divers me fit sourire et acheva de me restaurer ma confiance.
Je haussais la voix pour me faire entendre par-dessus le raffut de la machine de marque italienne qui distillait son jus sombre. La vibration était plus puissante que celle du métro aérien à proximité.
— Il y a vraiment des malades.
— Vas-y, raconte
— « Un cheval fait 3 blessés à la fête de la crevette à Oostduinkerke : quelqu’un a mis ses doigts dans ses naseaux. » C’est en Belgique apparemment.
— J’aimerais bien aller à la fête de la crevette. Il paraît qu’il y a une super ambiance.
Déception, mon ami n’appréciait guère l’absurde de la situation. Et j’ignorais que le folklore belge faisait rêver les hipsters américains.
Lorsque le bruit s’arrêta, il m’apporta ma boisson. Il faisait mine d’avancer prudemment, comme un démineur transportant une matière hautement explosive.
Je terminai ma lecture, puis consultai la météo. La chaleur allait être terrible. Ça, ce n’était pas une bonne nouvelle. Les tables d’échecs sous les arbres allaient être prises d’assaut par les hustlers les plus motivés.
Je réglai le prix exorbitant de mon breuvage démoniaque puis parti rejoindre ma place dans Central Park. Je pris la ligne de métro R au sud de Brooklyn. Le calme régnait encore dans les rames. C’était l’heure des habitués, celle réconfortante où les visages familiers rassuraient les travailleurs matinaux d’un simple regard. Un petit moment magique où le métro, habituellement si anonyme, se montrait rassurant.
Je descendis au sud de Central Park, au coin de la 5e Avenue.
Le ciel blanchissait déjà l’horizon. La fraîcheur de la nuit et l’effet du café dans mes veines relâchaient lentement l’étau qui enserrait mes tempes. La marche activait la circulation. Je me sentais revivre. Je décidai de faire un détour par le lac avant de rejoindre la zone de jeu. Les barques n’étaient pas encore sortie, les pelouses encore désertes seraient assaillies sous peu par les New-Yorkais tentant de trouver un peu de fraîcheur dans la touffeur irrespirable de la ville.
Je traversai le Bow Bridge, puis rejoignis enfin la zone de jeu. J’étais habituellement le premier à prendre place. Pas ce matin-là. Un joueur occupait déjà la table la plus à l’ombre. Je m’approchai. J’eus une autre surprise en découvrant que non seulement je ne connaissais pas cette personne, mais que c’était une femme, une exception parmi les hustlers. Elle était seule, absorbée par l’échiquier, affairée à jouer contre elle-même. Je m’installai à ses côtés pour bénéficier de la protection des arbres et la saluai. Aucune réponse, je ne sus si ma voix s’était juste étouffée dans ma gorge ou si sa partie contre un joueur fantôme était trop prenante.
Elle répétait une ouverture solide. Je reconnus immédiatement la défense Grünfeld, une ouverture très technique. Elle connaissait son affaire.
Je me permis de l’aborder pour rappeler la deuxième règle des joueurs d’échecs de rue.
— Vous jouez bien contre de l’argent, n’est-ce pas ?
On ne bloque pas une table si on ne joue pas pour en vivre.
Elle hocha simplement la tête.
Elle ne pouvait sortir de sa grande concentration. Je me mis à douter de sa capacité de joueuse de rue. Pour jouer aux échecs ici, il faut être capable de faire mille choses à la fois, plaisanter avec les spectateurs, faire la conversation à son adversaire, tout en s’orientant dans le dédale d’options possibles et mener une partie suffisamment déroutante pour espérer l’emporter.
— Vous jouez ailleurs habituellement ?
Je tentais de comprendre son parcours.
— On peut dire ça, oui. J’ai pas mal d’expérience. Ailleurs.
J’étais un peu décontenancé. Je la regardais s’entraîner à côté de moi du coin de l’œil. Elle déroulait ses gammes avec aisance. Son style était précis. Elle savait ce qu’elle faisait. Et pourtant. Elle n’avait rien du joueur de rue classique. Jeune, blonde, vêtue d’une légère robe blanche, c’était un profil improbable dans la population des hustlers, baratineurs et il faut le dire parfois un peu escrocs. Comment réagirait-elle face à un adversaire trop agressif ?
Les joueurs qui venaient nous défier n’étaient pas matinaux. Seuls les joueurs professionnels se présentaient tôt pour prendre une table. Les amateurs nous rejoignaient bien plus tard. Tous passionnés, ils venaient d’horizons variés, de l’élève cherchant à acheter nos services pour progresser, au gogo tutoyant l’espoir de nous plumer. Il y avait foule durant la pause déjeuner, puis ensuite après la sortie des bureaux.
Les joueurs pros arrivaient les uns après les autres et venaient s’aligner chacun seul à leur table. Personne ne se faisait face. Lorsque toutes les places furent occupées, la tension monta d’un cran malgré le soulagement de chacun d’avoir récupéré une place. L’agacement des retardataires pouvait tourner au clash lorsqu’ils réalisaient qu’ils s’étaient fait doubler. Dimitri avait pesté lorsqu’il avait vu que toutes les tables étaient prises, il était parti en râlant, mais sans faire d’esclandre. La femme l’avait regardé partir sans ciller. Sa place était acquise. Elle serait des nôtres pour la journée.
Pour briser la glace, je me tournai vers elle et lui tendis la main.
— Mike, lui dis-je
Après un instant de flottement malaisant, elle m’attrapa la main et je sentis son regard me transpercer.
— Je vous connais. De réputation. Eleonore. Je suis ravi de pouvoir jouer à côté de vous.
Sa poigne ferme témoignait de sa détermination.
Le reste des joueurs feignait de nous ignorer. L’un d’eux se levait régulièrement pour fumer, un autre lisait un vieux poche défraîchi de Stephen King. Chacun tuait le temps en attendant le chaland.
Puis les premiers amateurs se pointèrent, les plus acharnés. Le premier voulait jouer avec moi. Il posa cent dollars devant lui, comme d’habitude. Pour ce prix, je lui offris le choix de l’initiative.
— Blanc ou noir ?
— Blanc
Les pièces étaient en place. Il lança le match d’une tape franche sur ma pendule.
Nous enchaînâmes les parties. Les tables étaient toutes occupées désormais. Les habitués avaient eu quelques réticences à s’installer en face de l’inconnue, mais elle affrontait désormais ses propres adversaires réguliers. De temps à autre, je jetai un œil sur son échiquier pour observer la position des pièces. Elle dominait tous les opposants qu’elle affrontait. Elle gagnait avec les blancs, et plus surprenant, avec les noirs.
J’étais le joueur le plus fort parmi les pros qui s’alignait ici chaque jour, mais j’étais impressionné. D’où est-ce qu’elle sortait ?
La canicule écrasante rendit la journée fort pénible, malgré notre place à l’ombre. J’avais avalé des litres d’eau, mais rien n’étanchait ma soif. La fatigue me diminuait, mon corps perclus de courbatures était douloureux. Ma bouteille s’était réchauffée et je ne rêvais que d’une chose, un verre bien glacé. Les places au soleil avaient été désertées. Il ne restait plus qu’un petit groupe de trois tables lorsque le crépuscule s’abattit sur nous. La foule dense du soir se serrait, compacte autour de nos tables. Eleonore attirait la curiosité. Un des amateurs les plus avertis écarta la foule pour s’installer face à elle. Mon adversaire s’interrompit également et se leva pour observer le match. Tout le monde était captivé par cette fille venue de nulle part, avec un niveau qui paraissait stratosphérique.
Faute d’opposant, je me réfugiai dans la partie qui se déroulait à côté de moi, pour oublier mon corps brûlant. Eleonore affrontait le joueur le plus sérieux de la soirée. Elle avait les noirs, un désavantage suffisant pour lui faire viser la partie nulle. Son adversaire était agressif, elle aurait dû jouer solide et défensif, mais elle opta pour une approche plus risquée. Le type semblait déstabilisé. Son visage confiant en début de partie et son sourire ironique se transformèrent en un masque de cire. Il se décomposait à chaque coup de manière évidente. Le dos de plus en plus voûté, un poids semblait s’abattre sur ses épaules. Je ne comprenais pas le jeu de cette joueuse qui en une seule journée avait acquis une réputation de tueuse. Lorsqu’elle le mit mat, l’homme se leva sans un mot. Il resta fair-play et s’inclina pour la saluer avant de tourner les talons. Elle quitta la table également, puis se pencha vers moi pour me glisser à l’oreille :
— À demain, Mike. J’espère.
Je n’aimai pas la manière dont elle insista sur le dernier mot. Qui était cette fille ? Et surtout, que voulait-elle ?
#2
La partie d’Eleonore me trottait dans la tête sur le chemin du retour. Je rejouais ses coups principaux. Malgré moi, je cherchais la faille, hanté par une crainte que je n’osais m’avouer. Un jour je ne serai plus le meilleur joueur du parc. Est-ce que ce jour était venu ?
Plongé dans mes calculs échiquéens, le parcours me sembla durer un instant. Je descendis à Prospect avenue à Brooklyn, non loin du cimetière de Greenwood.
La nuit était déjà tombée et les ruelles secondaires désertes. Mon immeuble, un peu délabré, en brique rouge, me parut bien triste. La chaleur était encore écrasante et devint étouffante lorsque j’entrai dans le hall. L’absence de climatisation y rendait la vie fort pénible l’été. Chacun vivait là, fenêtre ouverte, agressé par le bruit incessant de New York. L’ascenseur était encore en panne. Je gravis d’un pas lourd les marches de l’escalier jusqu’au 7e étage.
En ouvrant la porte de ma chambre minuscule, j’y trouvai un papier, glissée sous la porte. Mon voisin Pablo y avait griffonné le coup suivant de notre partie par correspondance. Chaque jour, nous avancions nos pièces par l’intermédiaire de ces feuilles volantes. Je ne croisais jamais Pablo, pourtant la présence de mon partenaire de jeu, de l’autre côté de la mince cloison, et la perpétuation de ce rituel avait quelque chose de rassurant.
Je m’installai devant mon échiquier qui occupait le centre de ma minuscule pièce. Je jouai le coup de Pablo puis réfléchis à ma riposte, avant de noter mon coup sur la feuille.
La partie d’Eleonore resurgit alors dans ma tête, comme un monstre obsédant, se tenant entre moi et le lit dans le coin. Je saisis mon ordinateur pour analyser cette partie entêtante. Je devais vérifier. Jouait-elle systématiquement les meilleurs coups ? Autrement dit, est-ce qu’elle trichait ?
Quelques instants plus tard, j’eus ma réponse, défiant mon intuition. L’ordinateur était formel. Non seulement Eleonore ne jouait pas les coups recommandés par l’ordinateur, mais au contraire, elle jouait souvent des coups risqués, car réfutables par une machine. La partie n’était pas truquée. Eleonore semblait douée pour lire dans les plans de ses adversaires et les déstabiliser.
Le verdict de la machine me libéra l’esprit. Après tout, Eleonore n’était pas une joueuse si exceptionnelle. La sensation de fatigue me domina, enfin. Je me traînais vers ma couche avant de m’écrouler. Malgré la chaleur encore écrasante, j’espérais toucher le réconfort d’un sommeil sans rêves.
Le lendemain, je m’éveillai en sueur. La température était à peine descendue durant la nuit, la chaleur restait moite. Je commençai la journée par une douche glaciale. Le jet puissant me donna la sensation de m’arracher la peau. Ce fut un déclencheur suffisant pour me réfugier dans ma routine quotidienne. Chaque jour, je m’accrochais à cette expérience de vie presque idéale. En quittant ma chambre minuscule, je glissais d’abord le coup du jour sous la porte Pablo. Ensuite, le réconfort du café chaud, fort comme un électrochoc, me permettait de m’éclaircir les idées. Le métro enfin, avec son balancement lent et son bruit assourdissant, puis le calme du parc et la journée devant l’échiquier rythmaient une vie rangée qui me convenait.
Comme la veille, Eleonore était déjà installée lorsque je pris place à ses côtés. Elle avait senti ma présence, mais elle bougea à peine. Elle répétait ses coups, concentrée, absorbée dans une autre dimension. Je déballai mes pièces d’échecs et les alignai d’un geste gauche. Après quelques minutes, pourtant elle me signifia qu’elle m’avait repéré.
— On ne va pas pouvoir s’éviter très longtemps, tu sais. On va devoir s’affronter. Tôt ou tard.
— Tu me défies ?
— C’est toi qui en as besoin. Tu as besoin de ça pour exister.
Les pensées tournoyaient dans ma tête. Est-ce qu’elle était là pour ça, pour moi ? Pourquoi ? Je tentai de donner un sens à cette rencontre, mais je n’étais qu’un joueur d’échecs de rue. Un pion dans la marche du monde. Un simple fantassin.
Elle me sortit de mes pensées.
— Tu es prêt ?
J’ouvris la partie d’une voix basse, comme si je prononçais un secret.
— e4
J’avançais le pion en même temps sur mon échiquier. Elle fit de même sur le sien. Nous jouions côte à côte sans nous regarder. Elle répliqua.
— c6
Elle s’orientait vers une ouverture peu agressive, un terrain que je connaissais bien. Je maîtrisais la plupart des variantes. Il n’y avait qu’un embranchement au 7e coup que j’avais peu joué et qui était délicat. Elle s’engouffra dans cette brèche, orientant la partie dans une direction peu commune, très risquée pour chaque joueur.
Je pris alors plus de temps pour réfléchir. J’envisageais soigneusement mes options et les réponses possibles d’Eleonore. La joueuse m’impressionnait. Sur chacun de mes coups, elle choisissait celui que je craignais le plus. C’était systématique et perturbant. Je compris pourquoi ses adversaires de la veille s’étaient décomposés face à elle.
Le malaise monta en moi, avec le doute sur ma capacité à battre cette adversaire. Une sensation étrange me parcourut le corps. Je frissonnai malgré la chaleur qui s’abattait déjà sur Central Park. Ma main tremblait. J’avais la désagréable impression qu’Eleonore se glissait dans ma tête, qu’elle lisait mes pensées pour jouer le coup que je redoutais le plus, comme si elle sentait mes peurs pour s’en nourrir.
Après le 47e coup, j’abandonnai la partie, avec l’impression d’avoir affronté un adversaire imbattable, ma némésis, mon contraire absolu. Je fus tenté de lâcher prise, de quitter la table, de tout plaquer, de disparaître du parc. Un puissant instinct surgit des profondeurs de mon corps, du ventre, de mes tripes, m’en dissuada.
La journée se déroula ensuite normalement. Je gagnais la plupart de mes parties comme d’habitude, celle que je perdais était due à ma volonté de m’entraîner et de m’aventurer sur des sentiers moins connus, de laisser une chance à mon adversaire. C’était eux qui payaient après tout.
Eleonore fit encore sensation le soir avant que la foule ne se disperse. Elle ne m’avait pas battu publiquement. Mon honneur était sauf.
Sur le chemin du retour cependant, l’angoisse de la nuit m’envahit. Je marchais dans les rues quasi désertes de Brooklyn. Ce quartier que je connaissais depuis toujours m’apparut oppressant. Je notai qu’une ombre me suivait de loin. Elle tournait avec moi à chaque angle de rue. Elle émergea sur l’avenue lorsque j’entrai dans mon immeuble. J’attendis un moment dans le hall et je vis Eleonore passer devant l’entrée du bâtiment. Elle me jeta un regard fugitif et poursuivit sa route.
Le malaise grandit. Que me voulait-elle ? Devais-je craindre pour ma vie ?
En regagnant ma piaule, j’attrapais la feuille avec le coup proposé par Pablo et me mis à préparer le mien pour me changer les idées.
Malgré la fatigue, j’eus ensuite toutes les peines du monde à m’endormir. J’avais placé plusieurs objets devant ma porte en espérant que le bruit de leur chute me réveille si quelqu’un s’introduisait chez moi dans mon sommeil. La nuit fut agitée, entrecoupée de rêves horribles, j’imaginais que je me noyais, je me réveillai en sueur. Je crus entendre des pas dans le couloir. L’écho du parquet qui grinçait prenait des proportions gigantesques dans ma tête.
Le lendemain, fiévreux et fatigué, je m’accrochai malgré tout à ma routine. La douche glacée, ma feuille glissée sous la porte de Pablo, le café puissant et la rêverie dans Central Park. C’était ma bouée de sauvetage. Un instant, je me pris à espérer qu’elle ne soit plus là. Mais elle se tenait, fidèle au poste, assise à sa table, fraîche comme la rosée du matin.
— On remet ça ? me proposa-t-elle après un moment.
J’acceptai et entamai la partie rapidement. Son style avait changé mais restait déroutant.
Surtout, je luttais contre mes hallucinations, toujours cette sensation froide, cette impression de sentir un tentacule sortir de son corps pour pénétrer dans ma tête. Lentement, sans douleur, la chose gluante s’introduisait dans mon oreille. J’avais développé un tic durant la partie et me bouchai machinalement les oreilles, pour protéger mes orifices.
Je perdis et j’en fus soulagé, content que tout s’arrête.
La journée se déroula comme la veille, mais la fatigue accumulée me pesait. Je perdis un nombre inhabituel de parties, pour la plus grande joie de mes adversaires.
Je rentrais chez moi, en faisant plusieurs détours pour la semer, si elle me suivait à nouveau. C’était une décision stupide, car elle savait déjà où je créchais, mais mes réactions devenaient épidermiques et irrationnelles. Je me surpris même à penser qu’elle pouvait me trouver sans me suivre, puisqu’elle pouvait entrer dans ma tête. L’image du tentacule me hantait, insupportable. Dans le wagon du métro, l’homme en face me dévisageait. Je l’observai en évitant de croiser son regard. Sa montre me fascinait, une grosse montre en or, aux mécanismes apparents. Les tentacules me hantaient, ma vue se brouilla, j’étais comme hypnotisé par les engrenages. J’eus l’impression que les petites pièces s’attaquaient à mes yeux telles des pointes prêtes à s’enfoncer profond en moi pour me sonder le crâne. Je fermai les yeux, secouai la tête, m’appliquai les paumes de mains sur le visage pour faire cesser la gêne insoutenable. Je quittai la rame pour descendre une station plus tôt.
J’étais désorienté. Je partis d’abord dans la mauvaise direction, avant de me reprendre. La marche, la fraîcheur relative de la nuit tombant sur la ville m’apporta une clarté nouvelle. Je me répétais des évidences. Personne n’a ce pouvoir, personne ne peut nous contrôler à ce point, notre corps, notre être nous appartient. C’est notre refuge. Le calme de l’esprit revint lorsque j’arrivais chez moi. La tempête dans ma tête s’était apaisée. Je m’efforçai de me détendre pour faire cesser ma paranoïa. Je m’abstins de regarder autour de moi. Je pris l’ascenseur, il était réparé. Après des mois de panne, je voulus y voir un bon présage, le premier de la journée.
En entrant dans ma piaule, pourtant, je notai l’absence de la feuille habituelle. Pablo ne m’avait pas fourni ses notes. Mon voisin était passionné, jamais il n’aurait abandonné au milieu d’une partie. Je m’étais installé face à l’échiquier, malgré tout, mais j’étais perdu. Je n’avais pas de coup à analyser, pas de riposte à prévoir. Inquiet, je me levai finalement pour aller frapper à la porte de Pablo, ce voisin que je ne croisais jamais. Personne ne répondit. Je réitérai, frappant cette fois beaucoup plus fort. Une femme agacée ouvrit sa porte et me fusilla du regard en attendant que je m’explique.
— Excusez-moi. Je voulais vérifier si Pablo avait besoin d’aide.
— Comme ça ? Au milieu de la nuit ?
Je regardai ma montre. 3 h du matin. Déjà ? Où était passé tout ce temps depuis mon départ du parc ? J’étais déphasé. Je levai les mains, paumes ouvertes pour symboliser ma reddition.
— Vous avez raison, je reviendrai demain.
Je regagnai mes pénates en essayant de me persuader que rien de grave ne s’était produit. Je me jetai sur mon lit et m’effondrai, terrassé par la fatigue.
#3
Le lendemain matin, je m’accrochai à ma routine, déroulée presque à l’identique. J’enchaînai mes gestes habituels avec la ferveur d’un rescapé qui s’accroche à sa bouée de sauvetage. Je jetai un regard sur les pièces immobiles sur l’échiquier avant de quitter l’appartement. Seul manquaient ces chiffres et lettres notés sur la feuille destinée à Pablo.
Je frappai à sa porte en passant, par acquit de conscience, sans plus de succès. Je n’insistai pas pour ne pas m’attirer les foudres de notre voisine.
Ce manège dura deux ou trois jours. J’enchaînais les parties, toujours dominé par Eleonore, puis rentrais chez moi après de nombreux détours pour m’assurer que je n’étais pas suivi. La joueuse s’était fait une place parmi nous, plus personne ne songeait à lui reprendre sa table. Le groupe la considérait comme l’une des leurs, notre égale, même si en vérité son niveau était très supérieur au nôtre. Proche de celui de Pablo. Cette pensée éveilla une certitude qui sommeillait en moi. Je connectai les pièces du puzzle. Elle jouait comme Pablo. Elle m’avait suivi jusque chez moi. Et si elle était responsable de sa disparition ? Et si elle le séquestrait pour progresser, apprendre plus, plus vite et mieux, asseoir sa réputation sur le dos d’un autre joueur ?
Cette pensée folle me hanta toute la journée. Le sourire qu’elle me lançait en concluant chaque partie brillante me glaçait. Est-ce qu’elle ressentait mes doutes à son égard ?
Je devais agir avant elle, quoi il arrive, ignorer la peur, quitter le confort de ma routine pour ne pas être emporté, un jour, dans mon sommeil. Elle m’avait suivi jusque chez moi, cette fois ce serait moi qui la traquerai. Je ne ressentis aucun malaise à cette évocation, juste une légère impatience, l’envie de comprendre ce qui m’arrivait, d’ouvrir les yeux sur une réalité qui me fuyait. Qui était-elle ? D’où venait-elle ?
Lorsque le soir arriva, je saluai les autres joueurs avec le même entrain, pour ne pas éveiller de soupçons, puis m’éloignai d’un pas rapide. Ma démarche me parut mécanique. J’avais une vague impression, la sensation froide que les passants savaient. J’avançai comme dans un rêve, tous me dévisageaient comme un monstre s’apprêtant à commettre l’irréparable. Je m’accrochai à l’objectif de ma mission pour reprendre le contrôle. Je devais la suivre et non l’inverse, l’initiative me revenait.
Je quittai le chemin pour passer entre les arbres et m’enfoncer dans les fourrés. Caché dans la végétation, je revins sur mes pas. Eleonore était encore à sa table de jeu. Elle rangeait ses pièces dans sa boîte, les alignant avec la précision maniaque d’un chirurgien rangeant ses outils tranchants. Après quelques ajustements elle eut l’air satisfaite. Elle attrapa son sac et se dirigea vers la sortie de Central Park, droit vers le Nord. Je la suivis à distance à l’abri derrière la protection des feuillages. Lorsqu’elle atteignit le réservoir, je dus faire un détour et accepter de la perdre de vue un moment pour ne pas m’exposer. Je pressai le pas pour qu’elle me file pas entre les doigts. J’eus un pincement au cœur en voyant le chemin qui menait au métro. Désert. Où était-elle passée ?
Je me précipitai et eux juste le temps de voir sa silhouette emprunter l’escalier descendant dans la station. Elle était avait quitté le parc plus tôt et avait choisi de longer la 5e Avenue. J’attendis un moment avant de prendre sa suite. J’espérai que la chance m’aiderait en ne lui servant pas un métro immédiatement en arrivant sur le quai. Je fus béni. Elle avait passé les portiques et patientait en tête de rame, les yeux rivés sur son téléphone portable. Je me dirigeai à l’exact opposé, en queue de train.
Le métro vers le Queens arriva et je m’y engouffrai après avoir surveillé du coin de l’œil qu’Eleonore y était également montée. Une désagréable impression m’envahit. Un autre joueur d’échecs arriva en courant pour sauter dans le train juste avant le départ. Trois joueurs d’échecs dans la même rame, était-ce vraiment une coïncidence ? Billy était le joueur qui se tenait chaque jour à ma gauche, un des plus assidus. Je parlai souvent avec lui, c’était le partenaire dont j’étais le plus proche, avant Eleonore.
Je n’avais d’autres choix que de continuer ma filature. Je remontai la rame pour me rapprocher d’Eleonore, Billy en avait fait de même. Je le vis rejoindre la joueuse et s’installer à ses côtés. Je m’assis suffisamment loin de la porte ouvrant sur leur wagon pour ne pas être vu mais j’avais quelques difficultés à apercevoir ce qu’ils faisaient. Après un moment, Billy la salua et quitta la rame. Eleonore jeta un regard circulaire. J’eus juste le temps de m’écarter de la fenêtre qui séparait les wagons. Lorsque je risquai à nouveau un œil, son regard me fixait. J’eus l’impression qu’elle me dévisageait, mais ses paupières étaient closes. Je sentais une attraction irrésistible, une force qui m’aspirait vers elle. La lumière crue des néons, moins intense, crépitait au-dessus de moi avec un bruit de chaise électrique. Billy la connaît. C’est une petite balance. Mes pensées résonnaient dans ma tête comme la voix d’un autre.
L’entrée dans la station Freeman rompit le charme. Je pus à nouveau prendre ma respiration. L’air chaud du métro s’engouffra dans mes poumons atrophiés. Les portes s’ouvrirent et je vis Eleonore quitter le wagon. Elle se dirigeait sans se retourner vers la sortie sur Southern Boulevard. Je me précipitai hors de la rame juste avant que les portes ne se referment.
Je m’efforçai de suivre la joueuse d’échecs avec discrétion, même si j’imaginais désormais qu’elle m’avait repéré. Mes pensées étaient troubles. Je ne pouvais expliquer mon malaise l’instant d’avant. La chaleur et le stress, peut-être ? La canicule me minait, l’usure des nuits trop courtes pesait sur mes épaules.
La femme se dirigeait dans les rues désertes d’un pas rapide. J’avais calé mon propre rythme sur le bruit de ses talons frappant le bitume. Elle longea d’abord le boulevard sous le métro aérien, puis obliqua vers un quartier plus industriel. Sans la moindre hésitation, elle entra enfin dans un immense entrepôt. J’attendis un moment avant de pousser la porte à sa suite. Que faisait-elle là ?
À l’intérieur, des palettes empilées étaient alignées à perte de vue. Au plafond, des lampes à filament coiffées d’abat-jours industriels noirs éclairaient faiblement l’espace, projetant ombres et lumière orangée sur le sol.
Le métronome régulier des talons martelant le béton m’engagea à la suivre vers la droite. Je gardais ma distance en restant à l’abri derrière des montagnes de marchandises entassées. Je l’entendis ouvrir une porte et m’approchai à couvert pour constater qu’elle était restée ouverte. La joueuse longea un étroit corridor puis entra dans une des pièces qui le bordaient. J’en avais trop vu pour reculer. Je m’avançai à mon tour dans le couloir.
Sur chaque porte, une pièce du jeu d’échecs était dessinée. Mes poils se dressèrent sur mes avant-bras. Je voulus m’enfuir, mais je devais savoir. Il y avait des noms sur chaque huisserie, parfois des personnes que je connaissais, parfois des lieux qui m’étaient familiers, comme Albuquerque, ma ville natale. Le couloir de ma vie. J’avais l’impression d’avoir quitté mon corps et de m’apprêter à ouvrir les portes de mon inconscient. Je secouai la tête pour chasser cette idée qui ne pouvait que m’entraîner vers la folie.
En parvenant au niveau de la pièce dans laquelle elle était entrée, j’entendis la voix de Pablo. Il était bien là. Sa voix s’éleva en une plainte déchirante pour s’achever en un cri de douleur qui me prit aux tripes. Figé dans ce corridor, je ne sais combien de temps je restai là, debout, sans savoir que faire. J’accueillis le silence comme une douche froide. Pablo. Je n’eus le temps de m’interroger sur son sort. Des pas s’approchaient de la porte. En panique, je me précipitai dans la pièce à proximité, puis refermai derrière moi. Pablo était à nouveau mon voisin de chambrée.
Plongé dans le noir, je calmai ma respiration. Lorsque mes yeux se furent adaptés, j’aperçus un mince filet de lumière filtrer sous la porte. Mon sang se glaça lorsque j’entendis la porte se verrouiller. Quelqu’un m’avait enfermé ? Était-ce Eleonore ? J’hésitais un moment. Devais-je protester, crier, hurler ? La personne de l’autre côté y serait sûrement indifférente. Malgré moi, je me résignai.
J’explorais la pièce à tâtons dans l’obscurité. Elle était petite. Sur le mur du fond, je sentis une couche en bois, un mince matelas, un drap. Tout puait la mort. Comment ne l’avais-je pas senti avant ?
J’entendis un petit frottement venant de la porte. Un papier venait d’être glissé. Je ne pouvais pas lire dans le noir, mais je savais ce qui y était inscrit. Je me doutais que j’y trouverais le prochain coup de Pablo. Pour tenter de calmer mon esprit qui partait à 200 à l’heure, je me remémorais la position de l’échiquier, chez moi, sur ma table basse. Je m’assis sur la couche. J’imaginais l’échiquier, j’envisageais les hypothèses. Qu’avait pu jouer Pablo ?
Je me perdis dans le tourbillon mathématique du calcul des différentes variantes. Puis seul dans le noir, je m’endormis.
Je fus réveillé en sursaut par le bruit d’une violente explosion. Il me fallut un moment pour réaliser où j’étais. Toujours dans ce noir presque absolu. J’entendis ensuite des tirs d’armes automatiques. Des cris d’hommes. D’autres tirs, en riposte. Des hurlements de douleur s’éteignirent dans la gorge de mourants, puis des pas lourds résonnèrent dans le couloir. Quelqu’un dut basculer un interrupteur général, car le plafonnier de ma piaule s’alluma. La petite pièce, ma cellule s’éclaira d’une lumière si vive que les yeux me brûlèrent. Je me recroquevillai sur ma couche, en position fœtale. Mon corps se tendit. Je m’attendais à recevoir un coup. Ne sentant rien venir, je me relâchai après un moment qui sembla une éternité. Je détendis mon visage et rouvris les yeux. J’étais presque nu. Mes jambes, mes bras couverts de cicatrices étaient sales. Je n’étais qu’un hématome. Depuis combien de temps étais-je là. Mon esprit confus peinait à trouver du sens dans ce que je vivais. New York. Les parties d’échecs. Pablo. Qu’était-il devenu ?
La porte de ma cellule s’ouvrit brusquement. À nouveau je me crispais pour encaisser le choc.
— Il est en vie !
Parlait-il de moi ? Bien sûr que j’étais en vie. Je n’avais jamais été aussi vivant.
Comme en écho, une autre voix lui répliqua d’un verdict sans appel plus loin dans le couloir.
— Trop tard pour le deuxième… Je confirme, il est mort.
L’homme en uniforme noir qui avait fait irruption dans l’univers étroit de ma cellule s’approcha. Bardé de protections, il émettait un petit couinement amusant à chaque pas. Il s’accroupit près de moi pour me parler d’une voix douce, comme à un enfant.
— On vient te tirer de là. Le calvaire est fini, Richard.
Il m’aida à me redresser sur le lit. Pourquoi est-ce que je me sentais si faible ? Ma volonté, celle de sauver Pablo s’était évanouie. J’étais devenu ce môme auquel le regard de l’homme me renvoyait. Il désigna ma main. Elle était tétanisée, fermée autour d’un petit objet que je serrais précieusement. Il me fallut un effort intense pour contrôler mes mouvements, lancer des ordres à mon corps, pour enfin, voir mes doigts s’écarter. Je tenais une pièce d’échecs, un fou noir. Des larmes sèches, invisibles, coulèrent sur mes joues. Je compris que c’était tout ce qui me restait.
L’équipe d’intervention qui avait envahi le complexe fut très gentille avec moi. Ils étaient arrivés avec un brancard pour me soulever. Il me manipulait avec d’infinies précautions. Si j’en croyais l’aspect de mes jambes, je devais peser quoi, quarante, cinquante kilos ?
En passant devant la porte de mon voisin. Je tournais la tête. Le corps sans vie de Pablo gisait à même le sol. J’eus un pincement au cœur. Notre dernière partie serait pour toujours inachevée.
Parmi les victimes de l’assaut, au bout du couloir, le corps de Billy.
Je passai les jours qui suivirent dans le brouillard. Tout ce que mes sauveurs m’expliquaient me semblait irréel. C’était la vie d’un autre homme que l’on me racontait, celle de Richard, journaliste indépendant, qui était parti avec Pablo, photographe, pour couvrir un conflit dont je ne comprenais rien. J’avais perdu toute capacité à m’indigner.
Je n’étais pas cet homme, plus maintenant. J’étais ce joueur d’échecs qui échangeait ses coups à voix haute avec Pablo dans la cellule voisine. Les échecs, c’étaient cela, mon horizon. J’étais ce joueur de Central Park qui vivait de si belles parties. Est-ce que j’avais tout imaginé ? Je repensais à Billy, ce partenaire en qui j’avais eu confiance. Plusieurs fois, je l’avais croisé dans les couloirs de cette prison de fortune, mais j’ai cru comprendre que c’était un traître. Il essayait de nous faire parler. Pour lui aussi, nous n’étions que des espions étrangers. Et Eleonore, était-elle uniquement le fruit de mon imagination ?
J’eus besoin de plusieurs semaines avant de pouvoir oser remettre les pieds dans mon appartement de Brooklyn. J’avais appréhendé ce moment, mais les amis qui m’avaient accueilli à mon retour m’avaient soutenu. Tous disaient que je m’étais bien adapté, qu’ils admiraient mon courage. Cela n’avait aucun sens, mais je souriais en retour.
J’ai attendu des mois avant de pouvoir imaginer aller à Manhattan. Trop de bruit et trop de monde. Trop de souvenirs. Trop d’émotions.
Pourtant, je me frayais maintenant un chemin dans les allers de Central Park. Le silence qui émergeait à mesure que je m’enfonçais dans son cœur me sidéra. La fraîcheur aussi, alors que je longeais le petit lac. Au tournant d’un bosquet, je vis enfin les tables d’échecs, alignées exactement comme dans mon souvenir. Face à l’une d’elles, une femme, brune, bien différente d’Eleonore, attendait un adversaire. Timidement, je m’approchai. Elle m’invita à m’asseoir d’un geste de la main. Je m’installai en posant un billet devant moi. Elle le refusa poliment. Elle m’avait vu à la télé, me dit elle. Elle poussa le pion blanc devant sa reine.
— Bienvenue parmi nous, Richard.
Cette nouvelle a été écrite et diffusée en deux épisodes pour les lecteurs du Flow (épisodes #125, #126 et #127).