Et si un voyageur du futur débarquait, là, maintenant. Oui, ici. Comment serait-il accueilli ? Le croirait-on sur parole ?
Dans la fiction, dans un roman par exemple, tout est simple. Le voyageur pourrait d’abord prouver ses dires avec des prédictions fracassantes, qui se réaliseraient toutes bien entendu. Petit à petit, ses prévisions, de plus en plus précises, concourraient à valider son histoire.
— Mais, quand même. Cela ne peut plus être le hasard, non ? Je te démontre que je sais ce qu’il va se passer. Quelle autre conclusion peux-tu tirer ? Puisque je te dis que je viens du futur, bordel.
La frustration le rongeait, mais il se reprit. L’homme devant moi me dévisageait maintenant avec insistance. Il guettait ma réaction.
Je l’avais d’abord pris pour un fou, en vérité. Évidemment. Lorsqu’un type débarque de nulle part, s’installe à votre table dans un café, dans LE café, dans lequel vous écrivez régulièrement, c’est agaçant. C’est mon territoire, gars. Alors, lorsqu’il vous dit « Je viens du futur, aidez-moi », vous avez juste envie de lui demander ce qu’il cherche à vous vendre. « Merci, je n’ai besoin de rien. Vous allez un peu loin dans le démarchage pour le CPF, non ? », lui avais-je rétorqué. J’étais content de mon bon mot. Je pensais que ça suffirait.
Que nenni ! Le type avait insisté. Il était revenu. Un jour, deux jours, trois jours de suite.
On avait sympathisé. Je le trouvais givré, mais ce n’était pas un mauvais bougre.
— Comment t’appelles-tu ?
— Elroy
— Mickaël
On s’était serré la main. On avait partagé le café, papoté, sympathisé.
Elroy ne payait pas de mine. Il était habillé comme vous et moi, il n’en faisait pas des tonnes, il n’essayait pas de surjouer l’homme du futur qu’il prétendait être.
Jour après jour, il avait avancé ses pions, de nouvelles prédictions pour me convaincre.
— Tu sais ce qui me convaincrait, avais-je tenté ? Les résultats du loto, du tiercé ou d’un grand match.
— Bien tenté, mais désolé. Comment veux-tu que je me souviennent de ça ? Tu te souviens de tous les chiffres du loto, toi ? Pour toutes les semaines ?
Bon point pour lui. Mais alors, à quoi cela allait-il me servir de parler avec ce gars du futur ?
Donc, au début, j’avais cru ce que toute personne censée aurait dû croire. Tout ça, c’était le hasard. Ou un numéro savamment orchestré. Puis, je m’étais mis à douter. De prédiction en prédiction, la chance était de moins en moins probable. C’était de petits trucs au début. Une démission au gouvernement, le décès d’un jeune acteur. Je m’étais ainsi fait à l’idée qu’il disait peut-être vrai. Mais si c’était le cas, bordel, qu’est-ce qu’il foutait là ? Qu’est-ce que ce type me voulait ?
— Bon, si vous me croyez maintenant, on va pouvoir discuter sérieusement, avait-il rétorqué un matin.
— Hep, hep, hep. Impressionne-moi, avec un truc énorme.
Il s’était réfugié un instant dans ses pensées, le regard perdu dans sa tasse de café vide.
— Je sais, je sais, avait-il dit. Et si je t’annonce un crash d’avion ? C’est suffisamment rare pour qu’une prédiction précise soit convaincante, non ?
— Oui, c’est impossible à prédire. Par définition. Sinon, les autorités l’éviteraient.
— Demain. Un 747 va disparaître dans le Pacifique. Il n’y aura aucun survivant. Ce sera le plus gros accident d’avion de la décennie. Les systèmes de navigation vont devoir être revus pour prendre en compte des vents beaucoup plus changeants. Le réchauffement climatique a bouleversé les modèles météo.
— Tope là.
Je n’avais pas compris dans quelle amertume l’incident me plongerait. Le lendemain, le vol 7545 entre Singapour et Sidney disparut en mer. 350 personnes à son bord. Disparues. Pouf. Les secours recherchaient toujours la boîte noire. J’étais sous le choc. J’eus soudain peur, saisi par les relents amers du dégoût. L’homme qui se tenait devant moi avait eu le pouvoir de sauver des vies entre les mains. Comment pouvait-il vivre avec ça sur le cœur ?
— J’ai déjà tenté de prévenir les autorités pour empêcher un crash, s’était-il justifié. Personne ne m’a cru. Alors, j’ai changé d’approche. C’est pour cela que j’essaie d’abord de te convaincre, toi.
Pourquoi moi ? Il lut mon questionnement sur mon visage.
— Tu écris, tu es en phase avec ton époque. Tu sais parler aux gens, raconter le monde à tes contemporains. Tu peux passer un message, poser des jalons qui m’aideront dans le futur.
Je me dis que l’homme surestimait le pouvoir d’un auteur. Le mien en tout cas. J’avais en tête le montant de mon dernier à-valoir. Je revoyais la mine dépitée de mon éditeur face aux derniers chiffres de vente. Soit, admettons, je ne voulais pas casser mon image à ce stade. Ce gars m’admirait. J’en avais dangereusement besoin.
— Que veux-tu que j’écrive ?
— Mon histoire, la biographie d’un homme du futur. C’est vendeur, non ?
— Personne ne me croira.
— C’est à toi de le rendre crédible, mon ami. C’est ton boulot, ton talent, ta verve.
— Bien, OK. Admettons. Et pourquoi veux-tu que je fasse cela ?
— Personne ne me croit à mon époque. Ils pensent impossible de voyager dans le temps. Je suis un fou pour eux.
— En même temps, ici aussi, en réalité.
Elroy me fusilla du regard. Je levais les mains pour lui signifier que je rendais les armes et que ma blague était douteuse.
— Et qu’est-ce que cela va changer pour toi ? En pratique.
— Si l’on admet la possibilité de voyager dans le temps, j’espère convaincre d’autres voyageurs de m’accompagner. J’ai déjà essayé de modifier le cours de l’histoire. Seul, c’est impossible. Je ne peux changer que ma propre réalité, mon futur personnel, ma ligne de temps. Le reste du monde lui reste sur sa trajectoire. C’est comme un aiguillage rouillé sur lequel on applique une force pour changer de direction. Il me faut plus de monde pour pousser avec moi.
— Pour changer quoi ?
Il secoua la tête pour me signifier qu’il n’en dirait pas plus. Pas aujourd’hui du moins.
Alors, je l’ai écouté raconter sa vie. Dans mon enthousiasme, je n’ai pas su prêter assez attention à son état. Il était de plus en plus fatigué à mesure que nous avancions dans son histoire. Son visage était marqué. À partir du moment où je l’ai cru, je l’ai vu plus soucieux. Sa connaissance de l’histoire proche, qu’il gardait pour lui, le tracassait. Sa fiabilité baissait. La ligne de temps sur laquelle nous nous tenions avait commencé à diverger. Il était grave.
Je continuais les interviews. Je lui demandais force détails lorsqu’il me racontait ses études scientifiques, la manière dont il a construit son appareil pour visiter le temps.
— Et tu es physiquement présent en deux endroits en même temps avais-je demandé ?
— Oui, c’est ça. Enfin, presque. Pour mon moi dans le futur, ce voyage ici défile comme un simple clin d’œil. J’ai la sensation de me dédoubler, mais techniquement, c’est plutôt comme une suspension, une parenthèse.
— Et tu es le seul à pouvoir faire ça ?
— Pour le moment, oui.
J’avoue volontiers qu’à ce moment, je me pris à jalouser le pouvoir d’Elroy, à envier cet ami qui pouvait échapper à la gravité du monde, à son attraction irrésistible qui nous enferme dans nos trois petites dimensions.
Pourtant, ce pouvoir était aussi un fardeau, je le voyais sur son visage. J’ai vu la pesanteur l’envahir à mesure qu’il déroulait son histoire. Qu’est-ce qui était réel ? Qu’est-ce qu’il inventait ? Qu’est-ce qu’il embellissait ? Je n’avais aucun moyen de le savoir, sa vie, son monde était hors de ma portée.
Cela me convenait, car d’une certaine façon, Elroy me rassurait. Son monde était sombre, mais pas autant que les analystes actuels ne le projetaient. Nous avions sûrement à notre façon, trouvé le moyen d’échapper à la fatalité des rapports du GIEC. Ce n’était pas un monde d’après l’apocalypse, juste un monde un peu plus peuplé, avalé par la technologie, déshumanisé peut-être, mais encore habité par des humains et mu par leurs rêves. Certains, comme Elroy, ne se résignaient pas.
Je n’étais pas dupe cependant. Il ne me disait pas tout. Il voulait un témoignage de l’incroyable capacité qu’il avait développé, mais il avait peur d’emmener le monde au chaos, s’il me donnait toutes les clés de son univers, s’il faisait de moi un être trop puissant. Je n’étais qu’un auteur, je compléterai le reste avec mon imagination.
Il y eut un silence ce matin-là. Il avait terminé son histoire, telle qu’il l’avait vécue. La suite était devant lui. C’était l’inconnu.
Il me regarda en souriant tristement.
Je n’ai pas compris qu’il savait, à ce moment-là. J’étais galvanisé. J’avais toute la matière. J’étais prêt à écrire.
— Merci Elroy. J’ai tout, j’ai de quoi bosser. Je peux même mettre à écrire tout de suite. Je ne sais pas encore comment je vais monter le truc. J’ai peur que les flashbacks perdent le lecteur.
Il sourit, largement cette fois, face à l’ironie de la chose, puis reprit avec sérieux :
— Tu as tous les éléments ? Promets-moi d’aller au bout.
— Je pourrais toujours clarifier certains points, non ?
— Promets-moi d’aller au bout. Fais ce serment pour moi.
Il avait l’air grave, alors je lui fis cette promesse avec solennité.
— Je te promets d’aller au bout et de rédiger ce bouquin.
Il se cala au fond de son fauteuil et commanda un autre café, pendant que je me plongeais dans mes notes.
Le patron m’interrompit après quelque instant en posant la tasse de café chaud sur la table.
— Il est parti, votre ami ?
Je levais la tête, regardais partout autour de moi. Elroy avait bel et bien disparu. Je ne l’ai jamais revu.
J’ai tenu m’a promesse et j’ai terminé mon livre. Je sais qu’Elroy est toujours là, dans une autre ligne de temps. J’espère qu’il me lira.
Mon éditeur était emballé.
— Quelle imagination ! C’est brillant !
Son enthousiasme excessif était assommant, mais je fus soulagé d’apprendre que l’ouvrage serait publié.
Et ensuite ?
Que peut-on écrire après la biographie d’un voyageur du futur ?
Je m’étais réinstallé dans mon café de prédilection. Penché sur mon clavier, je cherchais des idées pour ma prochaine histoire. En relevant la tête, je remarquais alors qu’une femme se tenait là assise en face de moi, à ma table. Je sentis un frisson me parcourir l’échine. J’avais une nouvelle histoire à capturer.
Cette micro-nouvelle a été partagée avec les abonnés à ma lettre hebdo dans le Flow #117.