Nouvelles odyssées

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Réflexions sur les sorties spatiales


Espace   •   12 février 2023

En 2015, je participais à Thingmonk, un rassemblement de makers sur le développement d’objets électroniques, qu’ils soient connectés ou autonomes. C’était une conférence en petit comité, une soixantaine de personnes se sont retrouvées dans l’Arcola Theatre à Londres. Une figure en a émergé pour rendre cet événement mémorable.

Mark Shuttleworth figurait parmi les invités, un homme au parcours impressionnant qui a contribué à façonner ma culture informatique, mais aussi mon imaginaire. Marc Shuttleworth, contributeur de Debian Linux, a revendu très tôt Thawte, sa société de gestion de certificats SSL, à Verisign. Il a ensuite utilisé sa fortune, pour créer, entre autres, la société Ubuntu Linux, la plus grosse distribution Linux indépendante aujourd’hui. Voilà pour son parcours informatique marquant.

Du côté de l’imaginaire, il a été l’un des premiers touristes de l’espace, en 2002, à un moment où les vols spatiaux n’étaient pas encore aussi nombreux qu’aujourd’hui. Être un touriste spatial à l’époque nécessitait un investissement significatif. Bien sûr, son voyage lui a coûté un somme importante, vingt millions de dollars, mais surtout, il a investit un an de son temps, un an de préparation en Russie, pour un séjour éprouvant de huit jours dans l’espace et une participation sur l’ISS aux travaux de recherche habituels. À titre de comparaison, un vol touristique aujourd’hui ne permet de séjourner que quelques heures dans l’espace. Juste de quoi provoquer les sensations, juste une attraction, un Space Mountain pour les riches.

En repensant à notre rencontre, des questions que j’aurais aimé lui poser à l’époque ont émergé. Parmi les milliardaires fascinés par l’espace, Mark Shuttleworth s’y est investi personnellement, mais n’a pas cherché à développer une activité spatiale à son retour sur terre. Elon Musk et Jeff Bezos se battent à coup de milliards (et de beaucoup de subventions) pour développer une activité commerciale spatiale, Mark Shuttleworth s’en tient à l’écart. Il aurait pu se lancer dans la conquête spatiale, il ne l’a pas fait. Pourquoi ?

Si je devais parier ? Ce serait que l’expérience spatiale change la vision de la terre, développe une forme de conscience de sa fragilité. En 1968, la photo de l’astronaute William Anders, le « lever de Terre » au-dessus de l’horizon lunaire est devenu célèbre, car c’était la première fois que l’on pouvait se représenter la terre d’aussi loin. Galen Rowell, photographe pour la revue Nature considère qu’il s’agit de « la photographie environnementale la plus influente jamais prise ». Thomas Pesquet évoque ce phénomène de prise de conscience dans son interview pour la revue Anticipation :

En allant dans l’espace, on prend un recul dingue. La Terre entière est mise à cette petite échelle, ce qui permet d’appréhender par ses sens. Le réchauffement climatique et la pollution deviennent tout d’un coup des choses très concrètes. Les traces sont visibles sur la Terre et l’impact est démultiplié. Ce n’est pas qu’une théorie, c’est là, sous nos yeux, et il faut s’en occuper. La conscience écologique en devient plus aiguë. Et puis la deuxième chose est une inquiétude. On se dit que, mince, cette petite bulle d’oxygène qui entoure la Terre a l’air très fragile. On est perdu dans l’immensité du noir, dénué de vie à des millions d’années-lumière de tous les côtés. Il y a un côté « radeau sur les flots déchaînés du Pacifique », ce qui n’est pas forcément rassurant.
– Thomas Pesquet, Anticipation : l’odyssée spatiale

La conquête spatiale est polluante. Dans un sens, c’est une menace pour notre planète. Elle doit être développée de manière éthique. Ce ne peut pas être un nouveau far west, une course à la débauche de moyens, un marché comme un autre, une compétition dans laquelle le meilleur doit l’emporter. Ce doit être un effort concerté et raisonné. De manière pertinente, la revue Anticipation parle d’« Odyssée spatiale », plutôt que de conquête. Ce n’est pas une entreprise de domination, plutôt une aventure collective.

Aller dans l’espace, y travailler, c’est prendre conscience de l’éthique que les sorties spatiales impliquent et de la réticence que nous devons avoir à les banaliser. C’est une expérience qui développe la conscience humaniste et écologique et qui peut-être rend plus conscient des défis que nous avons déjà à relever sur terre. Lancer des satellites ou des objets dans l’espace (comme une Tesla…) peut hypothéquer notre avenir spatial en rendant de plus en plus dangereuse la sortie de notre atmosphère, avec le risque croissant de heurter des débris.

Pourquoi Mark Shuttleworth se consacre-t-il désormais en priorité à ses fondations et à ses entreprises misant sur le développement collectif de logiciels libres, autour d’Ubuntu Linux, qu’à son vieux rêve d’espace ? C’est une des questions, parmi beaucoup d’autres, que j’aimerais lui poser, lui faire raconter son expérience, et partager sa vision de l’espace aujourd’hui. J’aimerais qu’un tel échange puisse s’organiser dans le cadre de la communauté Amazonies Spatiales. À suivre !