Que faire des « Rois de la Tech » ?

Que faire des « Rois de la Tech » ?

Move fast ? Et après ?


Tech   •   01 avril 2025

Je suis un grand fan de Cory Doctorow.

Auteur de science-fiction. Grand analyste des évolutions technologiques. Et créateur du terme « merdification » (Enshittification en anglais), l’idée que les plates-formes numériques, parce qu’elles s’adressent à la fois aux consommateurs et annonceurs ou parce qu’elles sont devenues quasi monopolistiques, sont condamnées à se dégrader…

Un écrivain qui pique mes intérêts donc.

Voici l’introduction de son livre Le Rapt d’Internet, récemment publié en français, qui caractérise son ton et son état d’esprit ravageur :

Ceci est un livre pour les personnes qui veulent détruire les Big Tech.

Ce n’est pas un livre pour les personnes qui veulent dompter les Big Tech. Il est impossible de les réformer.

Ce n’est pas non plus un livre pour les personnes qui veulent se débarrasser des technologies à proprement parler. Les technologies ne posent pas de problème en soi. Arrêtons de réfléchir à ce que font les technologies. Réfléchissons plutôt à qui elles le font et pour qui elles le font.

C’est un livre qui s’intéresse à ce que les Big Tech craignent le plus : une technologie qui serait dans les mains et au service des personnes qui l’utilisent.

Histoire du mouvement des destructeurs

Dans son livre, Cory nous ramène à l’école de Chicago auprès de Milton Friedman, l’homme derrière l’idée du « monopole vertueux ».

Et il explique comment ce mouvement a conduit à l’émergence de la clique de milliardaires qui compte bien diriger notre monde contemporain.

Pour prendre un exemple, Mark Zuckerberg est aujourd’hui à la tête de l’empire Meta, mais a commencé dans son dortoir à Harvard dans les années 2010. Le dortoir d’où il a fait grandir le site internet Facebook jusqu’à ce phénomène d’internet que l’on connaît aujourd’hui. En tout cas, c’est ce que dit l’histoire…

« Move fast, break things », le slogan emblématique de la Tech de cette époque lui est attribué. L’idée que le savoir que nous apporte l’expérimentation est plus important que la stabilité de ce que nous construisons. Il faut aller vite, itérer, pour prendre le reste du monde de vitesse, les législateurs qui ne pourront pas s’adapter assez vite, et les utilisateurs qui ne pourront prendre le temps et le recul nécessaire face à une nouvelle technologie. Il faut aller vite pour sidérer.

Cette philosophie s’est propagée aux entreprises de l’époque qui se sont empressées de suivre dans les pas du géant Facebook. Constamment, ajouter de nouvelles fonctionnalités, rapidement, passer à la suite, sans regarder en arrière. Comme SpaceX qui enchaîne, à un rythme effréné, les lancements de fusée souvent suivis directement par leur explosion. Pour apprendre, prendre la concurrence de vitesse au mépris des conséquences sur l’environnement.

Des empires se sont construits et les empires des Big Techs se sont formés avant même qu’une discussion sur l’impact et les responsabilités que ces derniers ont n’ait pu avoir lieu. 

Mark Zuckerberg a finalement reconnu que cette approche était dépassée, mais l’histoire de la construction de ces bastions de la technologie persiste.

L’histoire ou la réalité ?

La légende dit que Mark Zuckerberg changeait le code de Facebook en pleine réunion.

Bien sûr, je me méfie toujours de ce type de récits, mais il y a une raison pour laquelle cette idée s’est répandue. Une fascination pour l’idée d’expérimentation et de l’inventeur bidouilleur.

On a besoin de croire aux sauveurs, à l’homme providentiel, car cette croyance permet de justifier les excès. Le mythe de l’entrepreneur prolonge dans la Silicon Valley le rêve américain. Il perpétue l’image du disrupteur de génie qui renverse les marchés et qui change le monde. Anthony Galluzzo, dans son livre Le Mythe de l’Entrepreneur, déconstruit pourtant totalement ce mythe, le mettant à nu, comme un outil politique légitimant une hiérarchie sociale conservatrice sous des atours méritocratiques.

On a besoin de justifier aussi qu’un patron gagne X mille fois plus son salarié le moins payé et, pour cela, on doit en faire des héros.

Les États-Unis se sont bâtis sur ce mythe. Et ce mythe a bâti leur soft power. Mais aujourd’hui le power n’est plus si soft et laisse place à une relation de domination plus brutale.

Aujourd’hui, les Rois de la Tech ne se contentent pas de casser les choses, ils visent à casser les gens…

S’adaptant au vent changeant de direction, Mark a fait machine arrière sur les avancées progressistes derrière lesquelles il se cachait il y a encore quelques années. 

Et récemment, Sarah Wynn-Williams, une ancienne employée de Facebook, a été attaquée sans relâche par Meta pour son livre Careless People, qui parle de la toxicité entourant le culte de la personnalité autour de Zuckerberg.

Comment réagir ?

Comment réagir face à un pouvoir qui peut vous détruire, et qui se cache derrière des mythes, derrière des statues érigées aux noms d’entrepreneurs qui n'ont ni la même boussole ni les mêmes valeurs que nous.

Construits comme un bien commun, les géants ont détourné la Tech pour servir les intérêts du petit nombre, certes.

Mais au fur et à mesure que les monopoles se consolident derrière les rois, ils semblent perdre de leur vertu…

Revenons à Cory Doctorow.

Lors de la conférence Fediverse House organisée par la société Flipboard en marge du festival SXSW 2025, il a trouvé un mot d’ordre brillant, pour résumer son rapport aux Big Tech :

Move fast and break Kings

(https://federate.social/@oconnell/114140036782740993)

Cory propose des voies d’actions politiques.

Comme imposer des systèmes interopérables pour forcer la collaboration. Des moyens pour empêcher les monopoles, pour libérer les utilisateurs.

Casser les positions dominantes, sortir du système donnant naissance à des entités uniques. Redonner aux consommateurs le pouvoir de choisir et aux citoyens le pouvoir de décider.

Comme un retour aux sources de la Tech. Retrouver le délice de la bricole, du bidouillage. La joie de la création et de l’expérimentation. Il est encore temps de revenir aux racines. Revenir à une tech émancipatrice.

Ne pas se reposer sur une fascination mal placée pour des hommes plus qu’imparfaits qui ne cherchent qu’à protéger leurs empires.

Briser les rois, déboulonner leur statue.

MOVE FAST and BREAK KINGS