Qu’est-ce que c’est que cette nouvelle manie avec le télétravail ?
C’est vrai, le télétravail est partout maintenant, le monde ne jure plus que par ça.
Et on en parle des nuisances ?
Tenez, par exemple, me voilà en ballade dans le parc près de chez moi, eh bien, regardez-moi ça, c’est devenu une horreur ! Tous les bancs sont occupés par des jeunes avec un laptop sur les genoux, qui font des conf calls avec le haut-parleur à fond. Et que ça parle project management, growth hacking, taux de conversion et que sais-je.
Ça m’agace ce jargon, ces trucs de middle manager. Moi, je suis un indépendant, ma logistique est plus simple. Un plan marketing ? Pfiu ! Le bouche-à-oreille me suffit pour assurer un flux continu de clients qui apprécient ma discrétion et mon efficacité. Et en termes de gestion de projet, je fais ça à l’instinct. Les règles de bon sens me suffisent. J’improvise, dans le feu de l’action.
Car oui, je suis un homme de terrain. Le télétravail, ce n’est pas pour moi. Il y a des métiers dans lesquels la présence physique est absolument nécessaire. Même pour la phase de préparation de la mission, j’aime voir le client. On pourrait établir le contact par téléphone – en visio, même ! – mais rien ne remplace une vraie rencontre pour instaurer une relation commerciale de long terme. Je touche l’acompte en cash. On se jauge, on apprend à se connaître. Avec mes clients les plus anciens, on parle de la famille, des enfants qui grandissent, beaucoup trop vite, ne m’en parlez pas. Enfin, leurs mômes, moi, j’aurai aimé que le mien grandisse encore. C’est comme ça. Le boulot, c’est maintenant ma vie, prendre celle des autres pour gagner la mienne. Paiement en deux fois sans frais. Satisfait ou remboursé. Les meilleurs clients sont ceux qui me sont fidèles.
Pour les rendez-vous, j’ai mes habitudes d’ailleurs. Celui d’aujourd’hui est un peu différent, mais je conserve malgré moi ma routine. J’arrive avec beaucoup d’avance pour faire le tour du parc. J’observe, j’hume l’ambiance, toujours à l’affût d’une anomalie, à guetter le souci potentiel. Instinct de survie, on est jamais trop prudent. Le couple qui s’embrasse sur le banc. Plus loin, un type est seul un peu névrosé. Peut-être un client, il a le profil, si vous voyez ce que je veux dire, mal à l’aise, le regard fuyant. La rancœur se lit sur son visage. Je pourrais lui laisser ma carte de visite, mais je n’ai pas besoin de démarcher. J’entame la remontée vers les jeux pour enfants. J’ai toujours un pincement au cœur quand je passe par là.
L’exécution des opérations, c’est autre chose, il faut se déplacer, se rapprocher de son objectif. Il y a plusieurs sortes de mission. Dans les missions rapides, on flingue le gars, on s’évanouit dans la nature, on touche le solde et on passe à la suite. Et puis il y a les missions techniques, les plus intéressantes. Elles ont un côté artistique, c’est celles que je préfère. Celles où on doit prendre le temps de connaître sa cible. On la suit pendant des jours et on met en place une stratégie. Comment passer la sécurité autour de l’impétrant ? Comment disparaître ensuite sans se prendre trois molosses sur le dos, tous les gardes du corps et la moitié de la mafia aux trousses ? Discrétion, habileté, créativité, et surtout expérience. Ce n’est pas à la portée du premier venu.
Du moins c’est ce que je croyais. Je me pensais à l’abri des changements de paradigmes et des bouleversements méthodologiques dans le métier. La révolution Internet, le crime 2.0 ne passeront pas. Eh bien, vous savez quoi ? Le télétravail arrive aussi chez nous. Quelle horreur ! Le contact humain, ça fait partie du boulot, non ? Rien ne remplace le regard de ce type qu’on va descendre, ce moment où le gars comprend que c’est fini. Il y a ceux qui paniquent, luttent, cherchent une issue, qui y croient encore. Et puis il y a ceux qui renoncent, avec un soulagement manifeste dans les yeux. D’une certaine façon, je les libère, je leur enlève un poids sur la conscience, un truc qui les rongeait. C’est le bon côté du boulot, les moments où on se sent utile. Faut pas croire, ce qu’on fait à du sens. Après, il ne faut pas se prendre pour la main de Dieu et tomber dans des délires mystiques. J’ai des collègues qui délirent et choisissent des pseudos un peu illuminés. Le Punisher. Pouah ! Le prêtre, ou pire, le missionnaire. Au secours !
Mais ce rôle social, même ça se perd. Il y a des nouveaux tueurs, des jeunes qui arrivent sur la marché et qui promettent de la mort « propre et sans trace ». Ils chopent leur client sur le Dark Web, avec un beau site marchand sur lequel on paie en bitcoins. Ces cybertueurs utilisent ensuite la technologie pour éliminer leur cible, de chez eux, sans se salir les mains. Des télétravailleurs du crime.
La star du moment ? C’est un spécialiste des appareils médicaux. Par exemple, il lance une cyberattaque sur un hôpital, il exploite ensuite une faille dans un respirateur, et hop, terminé, le gars s’étouffe en silence avant que l’infirmière ne réagisse. Et le domaine est vaste, il peut bousiller à distance les pacemakers, les capteurs d’insuline connectés, les respirateurs artificiels, les systèmes de supervision des opérations chirurgicales, vous voyez le truc.
Son erreur a été de se diversifier. La dernière opération qu’il a faite a été un succès technique, mais un fiasco marketing. Il a noyé un gars dans des toilettes, en prenant le contrôle d’une sanisette. Il a d’abord verrouillé la porte à distance pour enfermer le mec, puis balancé les produits nettoyants. Le type a commencé à suffoquer avec les produits chimiques avant de faire un malaise. Ensuite, il a lancé le système de lavage, jusqu’à remplir les chiottes. Il y a eu un mètre d’eau dans le W.-C. Il s’est vidé sur le trottoir quand les secours ont forcé la porte.
Une mission propre et sans bavure, mais un marketing catastrophique. Je l’ai appelé « le tueur des sanisettes ». Tout le monde dans le milieu a repris ça. Y a plus glamour. Ça fait un bad buzz. Maintenant le surnom le colle à la peau. Le tueur des sanisettes ! Franchement, ça ne fait pas sérieux, tu parles d’une réputation. Pourtant ça marche, il récupère plein de clients. Des jeunes surtout. Ils sont sensibles au marketing et aux influenceurs. On en a tellement parlé sur YouTube.
J’arrive à mon rendez-vous. Mon contact est déjà là, il m’attend sur le banc, le journal d’hier posé près de lui. Je m’assois à côté de lui. Je prends mon ton le plus enjoué.
— Vraiment ravi de vous rencontrer.
Il ne dit rien. Il observe autour de lui nerveusement. Je retente ma chance.
— Merci d’être venu, j’ai besoin de voir mes partenaires. Un peu vieux jeu, peut-être.
— De rien.
— J’ai été impressionné par votre opération sanisette, vous savez.
Je sens le gars à la fois flatté et inquiet. Il est mal à l’aise hors de chez lui et parcourt du regard les environs pour vérifier que personne n’a entendu. Nous sommes seuls dans ce coin du parc.
Il revient au business.
— Pour l’acompte ?
— Cash ?
Le gars fait la grimace. Il tique. Il se demande sûrement comment blanchir une telle somme. Il n’a pas l’habitude. Je continue.
— Je peux vous payer en bitcoin, mais il faudrait m’aider. Je suis un peu largué. Vous pourriez passer chez moi pour m’aider au transfert ?
Le type hésite.
— Je dois avoir quelque chose comme 1200 bitcoins et des poussières. C’est mon fils qui les avait achetés, il y a un moment. Je n’ai jamais su quoi en faire. C’est assez ?
C’est une somme colossale, je le sais très bien. L’homme maîtrise sa réaction avec un grand professionnalisme.
— Ça fera l’affaire, me dit-il.
Il est ferré. J’aime lorsqu’on me sous-estime, ce sont les meilleures missions.
Je me lève en lui faisant signe de me suivre. Je vais faire une exception aujourd’hui et ramener du boulot à la maison. Je compte montrer à mon ami les bases de notre métier, vieux comme le monde, lui apprendre à regarder la mort dans les yeux, celle qu’il refuse habituellement de voir, celle qui salit les mains, qui pue et qui tache, celle qui hante nos nuits au début.
C’est ma façon de tester le télétravail. Peut-être que je vais y prendre goût. Il faut bien vivre avec son temps.
Cette micro-nouvelle a été partagée avec les abonnés à ma lettre hebdo dans le Flow #130.