« Je crois que tu te prends trop la tête ! », m’a dit un ami qui lit avec régularité les états d’âme d’auteur en émergence que je distille chaque semaine dans le Flow.
« C’est pas faux », étais-je tenté de répondre. Ce n’est pas que je ne comprends pas, c’est que je suis à la fois cérébral et intuitif. Avec un tel grand écart, je ne m’étonne plus que ça tire parfois un peu aux adducteurs.
Reprenons à la base, se prendre la tête, ça veut dire quoi ?
Ça veut déjà dire tenter de construire une cathédrale, alors que l’écriture peut être beaucoup plus légère que cela, lorsqu’elle est viscérale, intuitive, justement.
Autrement dit, l’écriture est souvent un renoncement à la perfection. Faire, avant de faire bien.
C’est aussi un renoncement à l’originalité. Ce n’est pas que tout a été écrit, comme on le lit parfois, c’est surtout que la matière première est la même pour tous. On parle de personnages, d’humains dont les failles sont connues, on joue sur les variations de mythes, de primitives qui font partie du bien commun de l’Humanité.
De ce point de vue, j’aime la philosophie d’Hervé Le Tellier. Dans son interview pour Bookmakers, il explique que dans le groupe d’écriture qu’il préside, les Oulipos, les idées sont là pour être reprises, comme autant de points de départ à des histoires finalement très différentes.
S’inspirer des autres, c’est s’inscrire dans une communauté et une filiation. Après tout, on ne peut pas faire West Side Story si l’on s’interdit de marcher sur les plates-bandes de Roméo et Juliette. Et Steven Spielberg n’aurait pas réalisé son magnifique remake.
Reprendre, mélanger, remixer, les idées, sans plagier bien sûr, ça fait partie du jeu de la création. Se mettre des limites dans la matière que l’on peut réutiliser, c’est se tirer une balle dans le pied. Difficile d’aller bien loin ensuite.
Ce qui distingue les œuvres, c’est l’humain, c’est la personnalité de l’autrice ou de l’auteur. Nous avons un génome qui ne varie entre individus que sur des nuances et pourtant nous sommes tous différents. Être autrice, ou auteur, c’est sentir et être capable de capter les subtiles variations, comme un baromètre de l’âme.
Ne pas se prendre la tête, c’est se laisser porter comme le musicien de jazz qui improvise sur un thème intemporel. Il décline le thème à l’infini, utilise le familier pour lui donner une coloration inédite.
Pour poursuivre la métaphore musicale, ce qui me frappe, c’est combien l’improvisation et la contrainte se complètent. Hervé Le Tellier propose cette métaphore du tuyau d’arrosage pour décrire l’activité d’écriture sous contrainte. Les idées que nous utilisons s’écoulent à petit jet, comme l’eau d’un tuyau d’arrosage. En exerçant une pression avec le pouce sur ce tuyau, avec une contrainte, on est capable de projeter le jet plus loin. Premier jet, comme la première version d’un texte à la recherche de fluidité.
Hervé Le Tellier le démontre dans ses textes, je l’ai ressenti dans les ateliers également, la contrainte permet la collision d’idées qui n’auraient pu jamais se rencontrer et fait jaillir l’inattendu.
Pour résumer, ne pas se prendre la tête pour écrire, c’est improviser sur son thème, en saupoudrant, ci et là, la narration de contraintes et de hasard, pour laisser l’inconnu envahir le texte.
Est-ce que je viens de tenter de théoriser « Ne te prends pas la tête » ?
Oups, oui, je crois bien 😉
Intuitif et cérébral, je vous dis, on ne se refait pas.
Cet article a été partagé avec les abonnés à ma lettre hebdo, le Flow, dans le Flow #115.