Je suis entré dans l’informatique par passion. Pendant longtemps, j’ai eu le sentiment de ne pas pouvoir, ne pas savoir faire autre chose. J’avais une attirance si naturelle pour la programmation que je n’ai jamais cherché à décrypter les raisons de mon enthousiasme.
Aujourd’hui, la technologie est partout. Le logiciel a « mangé » le monde selon les mots de Marc Andreessen, le co-fondateur de Netscape, premier navigateur Web connu du grand public. Pourtant, le logiciel me laisse de plus en plus froid. Dans ce processus de démocratisation, la « tech » a perdu une partie de son âme. C’est désormais une des plus grosses industries du monde, tenue par des conglomérats qui contrôlent le secteur, directement, ou indirectement via leurs écosystèmes.
À l’origine, les créatifs de tous horizons s’étaient emparés de l’outil. J’étais l’un d’eux. L’informatique plaçait une puissance formidable dans les mains de ceux qui voulait bien apprendre à la dompter. C’était à la fois une force créatrice et un outil d’émancipation hors du commun.
La jonction entre le mouvement hippie, la contre-culture et la technologie, la cyberculture s’était opérée en Californie. Pour mieux comprendre cette rencontre, je recommande l’écoute de l’émission « De la contre-culture à la cyberculture » de Xavier de La Porte. Dans cet biographie de Stewart Brand, Fred Turner démontre comment les années 70 ont façonné durablement le visage de la tech.
Je suis arrivé peu après les pionniers. J’ai accompagné près de 40 ans d’histoire informatique. J’ai commencé avec les micro-ordinateurs à l’époque du Sinclair ZX81. Puis, une grande partie de ma carrière se confond avec l’émergence puis l’essor du logiciel libre. Je considère que l’Open source est un des derniers fers de lance de cette énergie créatrice, un espace où l’idéal et l’utopie se mêlent encore à la technologie.
En plaçant un ordinateur dans les mains de chacun, l’arrivée du Smartphone aurait pu prolonger cette vision idéaliste. Cet outil paraissait capable de créer une nouvelle dynamique. Mais Internet s’est structuré et marchandisé. Le matériel s’est fermé et la créativité des débuts des App Store s’est heurtée au double mur des écosystèmes verrouillés et de la domination des géants du Web. L’acronyme GAFAM désigne maintenant les sociétés qui dominent aujourd’hui l’informatique: Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft. Je trouve l’appellation trop caricaturale, mais elle recouvre malgré tout une certaine réalité industrielle. La place de la créativité en informatique se restreint un peu plus chaque jour, à mesure que les pionniers voient leur liberté entravée et leur terrain de jeu limité. C’est devenu une industrie, avec des objectifs économiques, politiques et sociaux.
Le temps s’est écoulé. J’avais presque oublié ce qui m’avait guidé durant toutes ses années, ce qui avait été ma motivation profonde. La lecture d’une simple histoire m’a plongé dans la nostalgie. Elle m’a replongé dans l’ambiance d’une époque et m’a rappelé ce qui m’avait attiré dans ce métier. Je vous partage cette anecdote incroyable pour donner un aperçu de cet idéal.
Voici l’histoire de la calculatrice graphique qui s’est retrouvée par miracle dans le système d’exploitation Macintosh : « Pacific Tech: The Graphing Calculator Story ». Cette aventure capture parfaitement l’esprit d’une époque et permet de comprendre comment la passion de la création en informatique peut devenir dévorante, obsédante, mais aussi libératoire.
Dans les années 90, une petite équipe de passionnés a vu ses contrats de sous-traitants indépendants chez Apple prendre fin. Ils ont pourtant continué à venir travailler dans les locaux d’Apple, parce que le projet sur lequel ils bossaient était tellement passionnant, qu’ils ne pouvaient pas le lâcher.
Ron Avitzur a d’abord pu conserver son badge et continuer à avoir accès à son environnement de travail. Personne ne soupçonnait qu’il venait travailler gratuitement. Il raconte :
Quand quelqu’un me posait des questions, je ne mentais pas, mais je comptais sur la puissance de l’apathie dans une grosse boite. La conversation se déroulait souvent comme suit :
Q : Tu travailles ici ?
R : Non.
Q : Je veux dire, tu es un sous-traitant ?
R : En réalité, non.
Q : Mais alors, qui te paie ?
R : Personne.
Q : Comment vis-tu ?
R : Je vis simplement.
Q : (Incrédule, secouant la tête), Mais franchement, qu’est-ce que tu fous là ?
À ce moment, je faisais une démo et j’expliquais que mon projet avait été annulé, mais que j’essayais de le terminer malgré tout (ce qui était vrai).
— Ron Avitzur, The Graphing Calculator Story
Le reste de l’histoire est incroyable. Avec sa force de conviction, il a été rejoint par d’autres développeurs dont le contrat s’était également terminé. Ses démos lui ont permis de montrer l’intérêt de son logiciel et d’avoir accès à des prototypes secrets de Macintosh utilisant les nouveaux processeurs PowerPC, conçus par IBM et Motorola. Les autres personnes qu’ils croisaient ne voulaient pas s’en mêler, ou supposaient tout simplement qu’il était là pour des raisons officielles.
Ron a progressivement attiré la sympathie et le soutien non officiel de quelques salariés d’Apple. Son projet de calculatrice graphique était innovant pour l’époque et certains managers ont compris sa valeur. Au point que son logiciel s’est retrouvé dans le logiciel système d’exploitation Macintosh officiel. Un projet totalement à la marge, en dehors des cadres de développement de la société a réussi à se glisser dans la version finale.
Au final, la passion, l’envie d’aboutir et de créer et de travailler avec du matériel innovant et confidentiel ont constitué un puissant facteur de motivation. Le plaisir de la transgression a été un attrait supplémentaire.
Cette histoire à elle seule capture l’état d’esprit de l’époque et montre comment l'informatique était une passion créatrice dévorante pour les passionnés. Au même moment, Linus Torvald travaillait sur les premières versions de son noyau Linux. L’informatique était encore le domaine des rêveurs et des utopistes.
Notre époque est celle du contrôle et de la peur des attaques informatiques, des virus et de la malveillance. Surtout, c’est une période où l’informatique n’est plus vraiment une passion, mais un business, générant des trilliards de dollars. L’utopie y trouve difficilement sa place.
Où sont passés ces créateurs aujourd’hui ? Je connais quelques-uns de ces pionniers, de ces fous qui avaient l’impudence de croire que leurs idées changeraient le monde. Ils sont encore là, rejoins par d’autres rongés par la même passion. Ils créent des jeux. Makers, ils construisent de nouveaux objets connectés dans les FabLab. Ils font parfois revivre des objets pionniers, comme le Nabaztag. Ils construisent des logiciels libres, font vivre des communautés, enseignent les arcanes de l’informatique et en expliquent les principes. Ils rêvent de créer des smartphones ouverts et libres.
Ils sont toujours là, à défendre leur liberté de coder, de créer, de faire de l’informatique un outil d’émancipation. Ils font vivre des communautés, comme il y en avait encore dans les 70, 80, 90. L’énergie créatrice est toujours là, vibrante et vivante, et finalement, toujours à la marge.