
Macrocosme. La ville était devenue un sombre miroir de l’humanité. Elle avait avalé le monde, englouti les communautés, digéré les individus. Elle engluait tout. Un monde de gratte-ciel, qui tutoyait les étoiles, mais anéantissait les rêves. Un monde sans horizon qui brouillait les repères. La ville était le réseau, le réseau était la ville. Un réseau pour les endormir tous, songea Elroy.
Elroy avait appris à déjouer les codes. Lorsque chacun n’est que quantité négligeable, il devient possible de se fondre dans la masse, de se cacher dans les statistiques. Elroy était devenu une erreur d’approximation pour le système. Il avait appris à disparaître dans l’arrondi, au-delà de la troisième décimale.
Anonyme, il aimait parcourir la ville, pour chaque fois la redécouvrir : une ville lumière, à l’intensité aveuglante, avec ses néons clignotants, ses écrans géants racoleurs, une capitale du paraître qui avait réduit femmes et hommes à un asservissement tapageur, une prison sans barreau, dans laquelle chacun est à la fois prisonnier et maton.
Il aimait cette ville malgré tout. Avant les dérives, cette ville technologique avait été à son image, avant les abus, avant que l’utopie ne devienne, quoi ? Un cauchemar ? Même pas. Un casino plutôt, un temple de l’argent, un système qui avait confondu la fin et les moyens.
Elroy arriva à un sas de metapub. Pour continuer son parcours, il devait passer au travers de ces péages attentionnels, disséminés dans la ville. Il se glissa dans le dôme de verre. Les vitres s’opacifièrent, avant de diffuser des messages débités par un présentateur surexcité. Un chevalier en armure tenta de la convaincre de l’intérêt de disposer d’une nouvelle épée virtuelle, arme ultime pour se monter dans le classement d’un jeu qu’il ne connaissait pas. Impossible de fermer les yeux, de se boucher les oreilles, ni même de penser à autre chose. Pour ouvrir la porte, le système vérifiait la pleine attention par un scan cérébral. Elroy savait contourner le système, bloquer l’envahissant flux 3D. Ce soir pourtant, Elroy baissa les armes. Il devait apparaître comme un citoyen quelconque. Lorsque le sas se rouvrit, il reprit le cours de ses pensées.
Elroy s’était détourné d’un système qu’il avait servi, à sa façon. L’ironie de la situation le fit sourire.
Car s’il l’avait servi, c’était bien malgré lui. Bien sûr qu’il avait cru dans cette Grande Révolution technologique, celle qui devait changer la destinée des Hommes. La révolution de l’automatisation était la promesse d’une libération des tâches difficiles et aliénantes, la promesse d’une accélération de la vie. L’informatique, le moyen de vivre plus, plus intensément, sinon plus longtemps. La matrice de Dieu. Un pouvoir de création illimité, dans les mains d’Élus, les grands prêtres capables de murmurer à l’oreille des ordinateurs.
Bien sûr, Elroy n’était pas l’un des grands prêtres de cette nouvelle religion, il était né trop tard pour cela, mais il était devenu un de ses apôtres, un de ces bâtisseurs qui avaient construit cette illusion sur du rêve. Il avait réussi à placer son logiciel au cœur de cette gigantesque matrice, à créer l’un des outils de communication les plus puissants, le premier capable de connecter le monde entier.
Mais tout cela pour quoi ?
La concentration croissante dans les sociétés technologiques était écrasante. La créativité, l’utopie, le rêve de partager le savoir, de connecter le monde, de rapprocher les hommes autour de leurs intérêts communs s’étaient heurtés à ces nouveaux zaibatsu qui avaient pris le pouvoir, dominé le réseau, fait naître des supermilliardaires et des conglomérats plus puissants que les états.
Elroy avait compris que tous ceux comme lui seraient domestiqués ou poussés hors du système. C’est à ce moment qu’il était devenu résistant, un des premiers, un de ceux par qui tout avait commencé. Un contre-révolutionnaire, « un réactionnaire qui s’opposait à la marche du monde », diraient certains. Un traître à la cause pour d’autres, ceux qui touchaient leur dîme sur les grands péages du réseau et préféraient fermer les yeux.
En marge de la lumière aveuglante des néons, Elroy avait trouvé refuge dans les zones d’ombres. C’est là qu’il en avait rencontré d’autres, des ultra décimaux, des bits de parité faible, de ceux qui se logent dans les interstices du système, en fluidifient les rouages, mais disposent du pouvoir de les gripper. Ces communautés qui s’étaient trouvées sur le réseau avaient trouvé le réconfort de leurs pairs.
Elroy marchait ce soir dans la ville avec un but, rejoindre son labo underground, pour se connecter aux autres et partager sa vision. C’était le grand jour, le lancement de sa machine, une machine qui permettrait d’ouvrir les yeux à tous les autres, ceux qui étaient prêts, du moins.
Il faudrait la jouer fine pourtant. Surveillance de masse. Voilà, un terme trompeur. Au début, on ne se sent pas visé. « Je n’ai rien à me reprocher », pense-t-on d’abord. Jusqu’au point critique, jusqu’au seuil de divergence. Un jour, on se retrouve dans le collimateur. Ce jour-là, il est trop tard pour s’en inquiéter. Le système avait longtemps ignoré Elroy, mais s’était fini, il se savait maintenant repéré. Il s’approchait de la Relégation. La déconnexion. Sanction ultime.
Comme un écho de ses pensées, Elroy entendit le bourdonnement des drones qui volaient au-dessus de sa tête. Il avait changé ses habitudes, le système s’emballait. C’était le moment. Déjouer leur vigilance. Rester libre.
Il accéléra le pas en remontant le quartier des restaurants. Enfin, c’était un bien grand mot, juste de petites échoppes, des gargotes à perte de vue, rivalisant de leurs immenses néons colorés pour attirer le chaland.
La pression monta d’un cran. Elroy avait la désagréable impression que chacun des passants qu’il croisait ne voyait que lui. Il se sentait traqué. Dans le collimateur. Le bruit des drones s’amplifia. Lorsqu’il leva la tête, trois drones le suivaient désormais.
Elroy se mit à courir. Les autres passants s’arrêtèrent pour l’observer, se demandant sûrement quelle mouche l’avait piqué. Les drones s’étaient rapprochés, deux autres arrivaient face à lui pour le prendre en tenaille.
…
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Bonjour, je suis Mickaël Rémond

Je suis développeur et fondateur d’une société technologique, ProcessOne, spécialisée dans les systèmes à très forte capacité. Nous avons créé notamment ejabberd, le logiciel derrière Whatsapp. Je sais, ça paraît fou et on ne me croit pas toujours, mais c’est mon quotidien.
Je suis désormais devenu auteur. J’écris de la science-fiction, de l’anticipation et du polar.
Je prépare la sortie d’un recueil de nouvelles en juillet 2022 et un premier roman pour l’automne 2022.
🙏 Merci infiniment de me lire et de me suivre dans mon parcours d’auteur !