Hello les amies,
Voilà, c’est déjà l’épisode 3 de la Plaie.
Pour rattraper votre lecture, voici les liens vers les épisodes précédents :
Bonne lecture !
La Plaie - Épisode 3
Sixtine
— Tu ne vas quand même pas bosser pour ce salaud ?
À chaque fois que la discussion en venait aux projets professionnels d’Apolline, Alix ne parvenait plus à garder son calme.
— Je suis venu travailler dans l’intelligence artificielle. C’est ma spécialité. Et la plus grosse boîte d’Europe est basée à Paris. Pourquoi tu crois que je suis ici ? Je ne peux pas simplement ignorer l’existence de IAtus. Das ist Dumm !
Quand Apolline s’énervait, son accent devenait plus râpeux. Faute d’arguments, elle finissait par engueuler Alix en allemand. On n’en était pas encore là cette fois.
— Le patron, Alexander Karpathi, travaille pour l’armée. Et pas qu’en France. C’est un mercenaire. IAtus vend sa techno un peu partout dans le monde. Tu vois les petits chiens robotiques mignons qui dansent sur les vidéos virales sur internet ? Il a fait le moteur d’IA1 pour ces trucs. Imagine-les avec un fusil, c’est tout de suite moins choupi. Quand la bestiole va être utilisée pour le maintien de l’ordre dans les dictatures les plus modernes du monde, tu feras quoi ?
Alix capta dans son regard qu’il l’avait perdue sur le mot choupi. Elle baissa les yeux, comme pour rendre les armes, mais Alix savait qu’elle ne renoncerait pas. Sa fascination pour Karpathi tournait à l’obsession. Elle avait acheté tous ses bouquins, des plus techniques aux plus triviaux, même ceux dans lesquels il déroulait ses messages, insipides mais inspirants, qui lui valaient d’être invité à l’Élysée.
— Pourquoi tu es là, Apolline ? Pourquoi tu veux bosser avec Karpathi ? C’est pas dans tes valeurs, bordel ! Souviens-toi de Berlin, des hackers, du code d’honneur, des idéaux. C’est le ciment de ces groupes. IAtus, c’est l’ennemi de la cause.
Alix avait insisté sur le mot cause, comme s’il était certain qu’Apolline et lui partageaient une vision commune. Un changement fugitif se produit, le corps de la femme se raidit, ses yeux brillèrent d’une dureté qu’elle laissait rarement apparaître, un mélange de détermination, de rage, peut-être de haine, il n’aurait su le dire. Ensuite, une expression de peur jeta une ombre sur son visage, ses mains tremblèrent, puis Apolline se recomposa. C’était fini, elle avait repris le contrôle. Après un moment de silence, Alix lui tendit une perche.
— T’es là pour le torpiller, Apolline ? Dis-le-moi franchement. Je suis ton homme.
Elle encaissa, ne montra aucune surprise. Cette femme était douée.
— Choupi ? Alexander n’est pas peut-être pas choupi, mais il est brillant.
L’anguille s’était encore échappée.
Alix avait compris qu’avec Apolline, il ne fallait pas trop en demander. Il avait appris à donner pour essayer de passer ses barrières. En vain. La relation était construite sur l’équilibre instable d’une collocation précaire, et sur une réalité simple, Alix était le seul à savoir qu’Apolline Planck était une illusion, une construction, un être fantomatique sorti de sa propre imagination. Lorsqu’il envisageait la situation sous cet angle, Alix avait la trouille. Pas une peur panique, mais une angoisse diffuse, celle de partager son appartement avec une inconnue en fuite, peut-être une psychopathe. Pourquoi était-elle là ? Après quelques semaines, Alix n’avait pas réussi à percer le mystère. Pourquoi, et surtout, qui fuyait-elle ? Et si Apolline en venait à considérer qu’il était gênant, à l’envisager comme un obstacle à ses desseins en France ? Dans ces moments de doute, Alix en venait à penser qu’elle restait chez lui pour le tenir à l’œil et s’assurer que l’identité qu’il lui avait fournie était solide et que son secret était bien gardé.
Apolline avait pourtant été facile à vivre au début et les craintes d’Alix se dissipaient lorsqu’ils déambulaient ensemble dans la ville. Paris les rapprochait. Elle était avide de s’intégrer, d’adopter le mode de vie local, de découvrir de nouveaux quartiers. Elle aimait vraiment le lieu au point de chercher à s’y dissoudre. Elle raffolait des endroits insolites. Une fois qu’elle eut l’air d’une vraie Parisienne, Alix commença à lui faire partager sa passion de l’art. Il l’emmenait visiter des expos. Ils étaient allés au Louvre, mais elle avait préféré le musée d’Orsay. Alix lui avait présenté des amis, des graffeurs vivant à Aubervilliers dans une ancienne fonderie d’or devenue squat d’artistes. Dans ce lieu monumental, friche industrielle au bord de l’effondrement, ils avaient entrepris de refaire les fresques de la chapelle Sixtine. Ils espéraient ajouter une touche d’humanité sacrée à ce bâtiment délabré, de transcender cet endroit à l’abandon. L’or qui y avait transité ne réveillait pas de rêve de richesse, mais l’envie facétieuse de construire leur utopie sur les ruines du capitalisme.
La première visite fut saisissante. Ils furent accueillis par des graffeurs de blanc vêtu. Les artistes travaillaient avec des masques très filtrants, couvrant leurs voies respiratoires, et portaient une combinaison blanche comme les équipes intervenant dans les zones radioactives. Ils eurent l’impression de débarquer sur Mars. Pendant les sessions de travail, l’air devenait irrespirable, l’odeur corrosive des bombes de peinture brûlait les poumons. Pour voir les artistes à l’œuvre, Alix et Apolline durent également se protéger d’un filtre, au-dessus duquel émergeaient leurs yeux. C’était un temple dédié au regard.
Alix et Apolline revinrent plusieurs fois. Le rituel de fin de journée les faisait voyager. L’ambiance se transformait. Les verrières qui surplombaient l’espace monumental au centre étaient ouvertes et un doux air frais purifiait l’espace central. Des peintres se relaxaient sur des fauteuils de camping, alignés face aux petits anges roses qui volaient désormais sur les murs entre les vieux fours décrépis. Parfois, le soleil couchant se glissait par la verrière pour frapper d’un rai de lumière gracieux les personnages flottants dans le ciel des fresques sixtines. L’endroit dégageait alors une ambiance magique, comme si la main de dieu s’était posée sur ce lieu. Le squat était un havre, un refuge qui tenait la réalité du monde à distance.
Un soir, après une journée de travail intense, les bières et les pétards tournèrent sous la verrière. Alors qu’ils étaient assis tous les deux au sol, le dos au mur face à la plus grande fresque, Apolline se détendit.
— Ça me rappelle Berlin. Il y avait des squats comme ça. Enfin, moi, j’étais plutôt dans les communautés de hackers, moins souvent parmi les peintres, mais c’était la même atmosphère.
— Ça te manque ? demanda Alix.
— Oui. C’était ma famille, je crois. J’aimerais retrouver ça me poser. Tu crois qu’ils m’accepteraient, ici ?
— Je ne sais pas. C’est beaucoup de mecs.
Alix désigna du menton le groupe des sportifs qui préféraient boxer. Dans la petite salle au fond, ils se balançaient de sérieuses mandales au visage, à peine amorties par les casques d’entraînement. Le bruit assourdi de chaque coup et les petits râles qui les accompagnaient ne dérangeaient pas ceux qui planaient au milieu des anges.
Apolline avait hoché la tête.
— J’ai l’habitude. À Berlin, ce n’était pas non plus des réunions Tupperware.
— Tu faisais quoi dans les squats ?
— J’avais terminé la fac de science, je donnais des cours d’informatique. Mais tu sais Berlin, c’est particulier. Il y a encore cette rage de liberté, le souffle de tous ceux qui ont connu l’Allemagne de l’Est, le poids de la Stasi et du régime totalitaire. Les squats, le hacking, le militantisme politique, c’est normal, là-bas. C’est notre façon à nous de dire, plus jamais ça.
— Tu étais à Berlin avant la chute du mur ?
— Oui, j’étais jeune encore. Il ne m’en reste que des images floues, des impressions.
— Le mur est tombé depuis trente ans. Ce n’est pas pour ça que tu as fui ?
Elle réfléchit longuement, les yeux dans le vide.
— L’Histoire est un ogre, elle avance avec son cortège de chimères, sa meute de loups sans pitié. Si elle a décidé qu’elle te veut dans ses filets, elle va te traquer, jusqu’à ce qu’elle puisse enfin te dévorer. Je ne fuis pas, Alix, c’est impossible. Je me bats, comme je peux, à ma façon. Et je suis fatiguée.
Le silence retomba, rythmé par le bruit des gants de boxe heurtant des torses nus. Alix sut qu’elle n’en dirait pas plus.
Ce jour-là, Apolline avait réellement failli poser les armes. Pourtant, la vie la rattrapa, cette séquence d’événements qui s’enchaînent et qui décident de votre sort. Ou peut-être que c’était l’Histoire. Elle avait décroché un job temporaire, chargée de recherche à l’INRIA. Alix avait espéré que cela calmerait son obsession pour Karpathi dès qu’il s’agissait de boulot. Il s’était trompé.
Apolline vivait toujours chez Alix, mais son travail l’avait changée. Déjà énigmatique, elle devint insaisissable. Elle était devenue une ombre, absente la plupart du temps et avait adopté des habitudes étranges et des horaires impossibles.
Alix se doutait que tout cela ne durerait pas, mais d’une certaine façon, la situation arrangeait tout le monde. Apolline n’avait pas d’adresse officielle et pouvait bouger à tout moment. Alix touchait une participation au loyer et il avait pu retrouver sa vie d’avant. Il travaillait sur ses installations interactives et ses montages électroniques la journée, Maxime venait le rejoindre pour une soirée entre potes.
Lorsqu’Apolline était là, la tension était palpable, malaise d’une situation faite de faux semblants. Alix ne parvenait pas à retrouver la communion qui les rassemblait dans ces moments de grâce à parler de peinture ou de littérature. Ses humeurs changeantes avaient réveillé les craintes d’Alix. Tout du moins, envisageait-il maintenant le moment où il devrait lui demander de partir. Certains jours, elle était souriante, le plus souvent, elle était morose. C’était peut-être lié à l’avancement de ses travaux de recherche au labo. Ou à ses sorties nocturnes. C’était ça qui préoccupait le plus Alix. Son esprit était désormais troublé par les allées et venues mystérieuses d’Apolline. La femme sortait régulièrement la nuit. Il l’entendait claquer discrètement la porte de l’autre côté du rideau qui abritait son lit. Elle ne revenait alors qu’au petit matin, se couchait une heure et se levait pour aller au bureau. Sa mine décatie trahissait la grande fatigue de sa nuit blanche, mais elle tentait de faire bonne figure. Alix n’osait poser aucune question, Apolline jouait bien la comédie.
Elle revint un jour avec une pression qui lui voûtait le dos, un air las, et des disques de grande capacité. Elle ne tourna pas autour du pot.
— Je peux te piquer ta machine ? J’ai besoin de me connecter sur des serveurs qu’on m’a prêtés pour lancer l’analyse des données.
Alix accepta. Il n’osa se l’avouer, mais il espérait qu’Apolline commettrait une négligence et laisserait un indice de son activité. Mais, elle avait un talent pour rester dans l’ombre. Elle n’utilisa pas le système d’exploitation de l’ordinateur local, mais le démarra depuis sur son disque dur externe, opéra depuis sa propre distribution Linux. De là, elle pu se connecter à ses serveurs. Quand elle en eut terminé, toutes les traces de son activité avaient disparu. Aucun moyen de l’espionner. Ou presque.
Dans la nuit, un téléphone vibra, une fois. Alix entendit Apolline se lever et sortir immédiatement. Elle s’était probablement couchée tout habillée.
Alix bondit hors du lit pour tenter l’apercevoir en bas. Il grimpa sur chaise pour prendre de la hauteur et dominer le toit en zinc qui se prolongeait sous sa fenêtre. Apolline ne sortit pas longtemps. Il l’aperçut rejoindre un groupe, deux hommes, une femme. Alix se contorsionna sur sa chaise, se pencha jusqu’à toucher la vitre, mais il les voyait mal. Il remarqua surtout un crâne brillant, chauve qui luisait sous la lumière des réverbères. Elle leur remit un sac, sûrement celui contenant ses disques durs. L’un d’eux lui donna en retour une sacoche et Apolline tourna les talons sans saluer le groupe. Alix rangea la chaise et se précipita vers son lit pour se recoucher. La femme rentra discrètement. Alix l’entendit s’avancer vers le rideau au centre de la pièce. Il ouvrit à peine les paupières, suffisamment pour deviner qu’elle écartait le tissu pour jeter un œil. Il resta parfaitement immobile, mais il se demanda alors s’il avait bien replacé la chaise. Avait-elle pu remarquer quelque chose ?
Alix peina à se rendormir et fit d’affreux cauchemars. Le lendemain, au petit déjeuner, personne n’osa aborder la sortie nocturne. Chacun prit son café, l’air innocent mais se doutant que l’autre le soupçonnait. Le silence fut plus pesant qu’à l’accoutumée. Le téléphone d’Apolline sonna. L’échange fut bref. Elle reposa son mobile en souriant. Elle avait décroché un entretien avec Alexander Karpathi.
À suivre…
1 Intelligence Artificielle. Prenez des notes, je ne le répèterai pas.
La dose de flow
Musique
Voici une reprise d’un de mes titres favoris, All along the Watchtower, parce qu’il n’y a pas que la version d’Hendrix dans la vie. Celle-ci est une version de Billy Valentine & The Forest Rangers, pour la série Sons of Anarchy.
À suivre
Voilà, je tiens le rythme. L’épisode 3 est bouclé. En me projetant sur un format roman, j’apprends à prendre mon temps (d’où la transition qui vient trop tôt, pas de précipitation), pour laisser le temps aux personnages d’exister, et de vivre un moment sympa au milieu des artistes.
J’espère que l’histoire vous accroche, et que mon aventure un peu folle d’écrire un roman au rythme d’un épisode par semaine vous intrigue.
À la semaine prochaine pour l’épisode 4.
D’ici là, je vous souhaite un merveilleux week-end !
— mikl 🙏