Hello les amies,
Aujourd’hui, je me tais, je n’ai rien à dire, juste à écouter, à entendre le souffle coupé d’un battement de cœur enragé, à laisser de la place, à Hector, à Vitale, à la Plaie et ses protagonistes.
Pour lire les précédents épisodes, c’est par ici :
- La Plaie - Épisode 1 – Le Flow #148
- La Plaie - Épisode 2 – Le Flow #149
- La Plaie - Épisode 3 – Le Flow #150
- La Plaie - Épisode 4 – Le Flow #151
- La Plaie - Épisode 5 – Le Flow #152
- La Plaie - Épisode 6 – Le Flow #153
- La Plaie - Épisode 7 – Le Flow #154
- La Plaie - Épisode 8 – Le Flow #155
- La Plaie - Épisode 9 – Le Flow #157
- La Plaie - Épisode 10 – Le Flow #158
Et comme je suis bien conscient que suivre un roman en épisodes hebdomadaires est déroutant, je vous propose également la compilation en version électronique pour liseuses, téléphones, tablettes et ordinateurs de cette première partie :
Bonne lecture !
La Plaie - Épisode 11
Limbes
L’ombre m’a enveloppé, lourde, dense, écrasante. Elle me maintient allongé, dans cette position de cadavre qui ne veut pas flétrir. Depuis combien de temps suis-je là, dans cette éternité obscure qui m’oppresse ?
Qui a dit que les ténèbres pouvaient être sereines ? Cette nuit qui n’en finit pas m’obsède, comment trouver le repos et l’apaisement dans l’errance immobile ?
La question m’étrangle, une convulsion m’agite, un bip strident, un sifflement continu me vrille le crâne. Mes mains tentent de protéger mes oreilles. Effort éperdu, geste impossible, je n’ai plus de corps dans cet espace. Je suis immatériel, vaporeux, restes déshydratés et vaseux, qui collent au fond du récipient quand le corps s’est évaporé, des restes gluants et dégueulasses, résidus organiques d’une existence ectoplasmique.
Dans cette éternité obscure, j’entends les voix de ceux que j’aime, de ceux qui ne veulent pas m’oublier, qui peuvent donner le peu d’amour de contrebande qu’ils ont réussi à passer en fraude à l’entrée de ce lieu sans vie, ceux qui se souviennent de nos instants heureux, ensemble. J’essaie de leur répondre, ils ne voient rien de ma lutte, pas même un soubresaut. Le moniteur bipe toujours à ma gauche. Une voix gouailleuse se rapproche, une femme, simple humanité en une blouse blanche. Je l’accueille comme un ange blanc déployant ses ailes. L’infirmière s’affaire. Ce n’est pas grave, elle tapote, ajuste, règle les appareils sur mes constantes trop changeantes. J’apprécie le paradoxe. Elle rassure ceux que je devine assis sur un siège inconfortable d’hôpital, recroquevillés dans un coin de la pièce, pour ne pas gêner. Je replonge hors du monde, loin de cette réalité qui m’a recraché, parce que je l’étouffais, parce qu’elle ne voulait plus de moi.
Je vis dans un rêve immobile, le vrai, le faux se mélangent, la réalité s’est desséchée, compressée. Elle tient dans cette sphère de matière noire qui danse face à moi. Est-ce que j’ai tout imaginé ? C’est possible, angoissant, rassurant. Je ne suis plus qu’une pensée, un esprit torturé, je matérialise des formes, je les invente. Elles m’entraînent dans une farandole sinistre, je tourne avec elles, j’espère les toucher. Je veux bouger le bras, une barrière mentale m’en empêche. J’enrage. Enfermé en moi, prisonnier de mon corps, je claustrophobise, je suffoque. Le sifflement aigu de mon appareillage revient. C’est mon mode de communication, écho aux mille sirènes, police, pompiers, ambulances, qui sans relâche me hante. Je crois que je n’entendrai plus jamais le silence.
Le noir est permanent. Est-ce que je suis aveugle ? Je ne suis plus qu’une ouïe, un pavillon et un tympan qui vibre aux sons qui m’enveloppent. Souvent, je capte au-delà des ténèbres, par delà le bruit j’attrape des émotions fugaces. Alors, je me dissous dans des larmes arides.
Dîna est venue, encore une fois. Elle m’a serré la main, c’est étrange comme je l’ai senti. Une chair de poule m’a parcouru le corps. Elle m’a parlé, m’a remercié pour le message sur le répondeur. Elle a pleuré aussi. Sa famille l’a rejoint et ce n’a plus été pareil, ce jour-là. Le charme s’est brisé. Elle s’est remise à jouer un rôle, elle a pris la posture de la veuve éplorée. La veuve ? J’ai envie de rire à ce lapsus. J’ai envie de crier. Hé ho, bordel je suis là !
Ils sont restés longtemps. Ils ont parlé, ils ont raconté le monde, là dehors, tout ça paraît loin, si près, je n’en sais rien.
— Plus de 3 000 morts !
Je reconnais la voix de Dîna.
— C’est fou, répond un frère.
— Oui, j’ai peur, encore. Toujours. Tiens, regarde, j’en tremble.
Je m’en veux alors de n’avoir pu la protéger. J’ai envie de la serrer dans mes bras.
— Je ne peux plus vivre à Paris. Tu as vu, je ne suis pas la seule, non ? Tout le monde se barre, on a tous la trouille de la Plaie. C’est comme le nuage de Tchernobyl. N’ayez pas peur, ce n’est pas dangereux, on vous protège. C’est ça, oui.
La Plaie ? Ce n’est pas la première fois que j’entends ce mot, mais je ne parviens pas à lui donner un sens. J’ai envie de hurler. Dites-moi ce qu’il se passe. Racontez-moi ! Expliquez-moi !
Dîna ne parle pas seulement d’elle et des peurs qui la paralysent. Elle me raconte la vie, me parle un peu de ses envies. Je m’accroche à chaque détail, à chaque émotion que je peux attraper, à chaque petit bonheur. Elle me plaint, vraiment, je la sens sincère. Elle pense à moi, à ce que j’ai vécu, là-bas, dans le Bataclan. Avant. Sa voix blêmit lorsqu’elle évite de parler de ce que je suis devenu. Lorsque je l’entends, mon cœur s’écrase. Je devine que la vie l’entraîne ailleurs. Elle pleure moins, c’est déjà ça, mais à mesure que son chagrin se calcifie, je sens qu’un mur s’élève. Elle se morfond, elle regrette, elle tourne petit à petit la page du drame qui la retient dans les limbes avec moi, alors que la vie l’appelle. Elle traverse tous les stades du deuil. Moi, je suis en vie. Ou presque. Différent, certainement. J’ai peur de découvrir ce que je suis devenu, je ne parviens pas à l’entendre dans le regard des autres.
Heureusement, les collègues viennent de temps en temps. Ah, les potes, fidèles à eux-mêmes, ils blaguent dans la chambre, parfois ils chahutent. L’infirmière les rappelle à l’ordre, gentiment, avec son accent du sud qui chante comme un rossignol dans ma tête. « Il a besoin de vie », lui répond Vitale. Il fait toujours mouche celui-là, j’ai besoin de mouvement, d’énergie, de sentir une connexion avec le monde. Je suis une araignée sur sa toile, étrange et inquiétant, je guette les vibrations du fil qui m’empêche de sombrer.
Allez, dites-moi que j’ai encore ma place parmi vous, qu’il suffit que je veuille bien la reprendre ?
Il y a parfois d’étranges pèlerinages qui se recueillent dans ma chambre. Un jour, des pontes ont défilé. Le premier, je ne l’ai pas reconnu. Le préfet de Police, je crois, obséquieux et grave, ça pourrait bien être lui. Un con. Il y avait du monde à sa suite. Il m’a présenté au groupe.
— Commissaire Mahi, monsieur le Président. C’est le premier à être rentré dans le Bataclan, avec le commissaire Dante, ici présent.
Ben, mon cochon, t’es commissaire aussi maintenant ? Il y a eu du blabla fait d’hommages ampoulés et de louanges déplacés. Les gens ont vibré à l’unisson, en acquiesçant gravement, hum, hum, je les imaginais secouer la tête, penser à leur prochain rendez-vous, leur soirée entre amis, on amènera une bonne bouteille, la vie ne s’arrête pas. Pas la leur en tout cas. Ils sont venus pour quoi ? Pour moi ? Aucune attention, je ne suis pas là, juste un symbole, une étape obligatoire dans un plan de comm. Personne n’en croit un mot, mais il faut le faire, pour le protocole, pour le journaliste qui les suit avec une caméra. Je n’ai pas vu Vitale, mais je l’ai deviné, j’ai reconnu son pas près de la fenêtre. Je l’ai imaginé se tourner, leur faire dos pour regarder dehors, fuir ce cérémoniel hypocrite.
Ils ne sont jamais revenus.
Sauf Vitale, bien sûr.
Vitale est toujours là pour moi, le bougre, il s’accroche. Il vient régulièrement. Il m’aide à faire sens du monde, au-dehors, si l’on peut dire. Je suis souvent confus, alors il m’explique patiemment. Il devance mes questions, comme s’il lisait dans mes pensées.
Un jour qu’il est seul, il me raconte, comme s’il cherchait lui aussi à s’éveiller d’un méchant songe, me parle d’une voix venue d’ailleurs, tremblante et fragile, comme un souffle grave remontant de l’âme. Alors, je sais que je n’ai pas rêvé, nous y étions ensemble dans cet enfer éphémère.
— Tu te souviens, là-bas, à la Bastille. Je t’ai perdu, je t’ai abandonné, alors tu as plongé. J’ai l’impression que c’est ma faute, que tu fais un peu la gueule, que tu m’en veux, mais tu vas revenir, j’en suis sûr, parce que tu ne vas pas me laisser comme un con, hein ? Comme un con, je te dis. J’ai saisi le message, Hector, alors reviens. Y a que toi qui peux comprendre ce qu’on a traversé. Ensemble. Cette bombe qui a explosé, je ne sais pas si tu as entendu le bruit, si tu étais encore là avec nous, encore de ce monde éveillé, ou si c’est après que tu as renoncé à vivre parmi les survivants. Ensuite, on a basculé dans une autre dimension. Une putain de science-fiction, une connerie de multivers, disent certains. Peut-être que c’est moi qui vis dans le coma, que j’imagine tout ça. J’en sais rien honnêtement, c’est louche. L’explosion a tué tout le monde dans la zone. On appelle ça la Plaie, maintenant. Un No Man’s Land, personne ne peut y vivre, pas même le traverser. C’est comme un grand cube, rempli d’une sorte de radioactivité bizarre, avec une frontière bien nette. Un moment, tu es dans Paris, tu fais un pas et tu franchis la porte d’un espace mortel et invisible. Si tu t’obstines, tu tiens cinq minutes, tu gerbes, tu te décomposes. Voilà. Tu vois le topo, c’est ça, c’est la Plaie. C’est Paris, maintenant, une ville avec une zone morte en plein milieu, comme une balafre. Un monument aux morts, qu’on n’est pas près d’oublier. Pas dangereux ? Mon cul, oui. Et tu sais, quoi ? Personne n’explique le phénomène. À la télé, ils défilent tous avec leurs hypothèses, tu vois comme ils sont. Personne ne sait, alors ils meublent, ils inventent, ils rationalisent. Le plus étrange, c’est que la vie continue autour. Bien sûr, il y en a qui flippent, alors le maire essaie de rassurer tout le monde. Restez, ce n’est pas dangereux ! Tu parles ! Je te comprends Hector, je sais que t’as pas envie de revenir, hein ? Moi aussi, si je pouvais mettre la tête dans le sable, oublier tout ça, ne plus porter le poids de ce soir-là… On a fait le max, non ? On ne pouvait pas faire plus, mais c’est pas assez, merde. Je ne sais plus quoi faire, Hector. J’ai envie de m’allonger et dormir avec toi. Je ne veux plus entendre parler de la Police. Ce n’est plus pareil, sans toi, à toujours avaler ce même goût de métal, le goût du sang qui ne veut pas s’effacer, j’ai l’impression que j’ai merdé, que j’ai perdu le seul type avec qui je peux partager cette folie. Tu sais, je patrouille toujours dans le même quartier, j’ai l’impression de te voir dans les rues, de t’entendre. Et puis, je suis obsédé, j’entends la Plaie qui m’appelle, les morts qui pleurent, la ville qui saigne. Pourquoi je continue Hector, hein, pourquoi ?
Vitale s’arrête de parler lorsque sa voix se brise sur l’écueil de ses interrogations. Le silence revient. Je ne l’entends pas partir.
Désormais, j’y repense sans cesse, une obsession, des milliers de questions tournent dans ma tête, mais il y en a une qui me hante. La femme enceinte que nous avons sauvée ? Est-ce qu’elle va bien ? Vitale, dis-moi qu’on n’est pas entré dans cet enfer pour rien, hein, mon ami ?
J’ai cru entendre Yacine me parler. C’est impossible, alors franchement, je ne sais pas si je suis encore en vie. Lui est mort en tout cas. Je le sais. Rachid l’a vue, il me l’a dit. Il était triste, le paternel, mais il n’a pas pleuré, il a pris ça comme une fatalité, un coup du destin. Le karma – lui a dit le mektoub. Moi, je n’ai d’abord pas cru à l’histoire sordide qu’il m’a racontée, puis je t’en ai voulu. Pourquoi t’as déconné comme ça, fréro ? Après, forcément, il ne me restait plus que la police pour rééquilibrer la balance de l’univers, pour racheter tes péchés. Alors toi, le khey, pourquoi tu viens encore me faire chier dans mes limbes ?
Toi, dans ce noir absolu, tu as murmuré, tu m’as dit que tu comptais sur moi. « Petit frère, tu n’as pas fini. » Voilà. Six mots. Tu es revenu avec une phrase énigmatique, un truc de gourou. Et tu t’es barré, sans me laisser le mode d’emploi. J’ai trouvé ça gonflé, limite provocateur. J’ai tourné la page, Yacine. Moi aussi, j’ai ma plaie, un no man’s land de l’âme, dans lequel que je ne peux pas entrer. Tu le sais, alors s’il te plaît, fous-moi la paix.
Le frère qui s’accroche à moi, c’est Vitale. Il ne m’a pas abandonné. Il vient souvent me voir. Il n’est pas toujours joyeux, pas toujours tendre avec moi, mais en fait j’aime bien quand il me parle franchement. Il a raison, Vitale. Peux-être que je suis là, parce que je n’ai nulle part où aller. Je ne peux pas mourir, je ne veux pas vivre. Qu’est-ce qu’il me reste ?
Il me reste l’avidité, la rage, le besoin de répondre aux questions qui me pourchassent. Puisque je ne peux pas partir, il me faut revenir, affronter le vide et l’horreur de cette bombe qui a tué sans distinction, qui a piétiné nos âmes, qui a mis sur un pied d’égalité les victimes, les terroristes, les secours et les forces de l’ordre. Mes collègues. Combien sont encore en vie, combien espèrent encore ?
Avant de partir, je veux voir planer la paix au-dessus de moi, revoir l’humanité au-delà de cette folie aveugle. C’est vrai, je n’ai pas fini. Mon esprit lutte, je remonte le temps, les images se défilent à l’envers, comme sur une cassette VHS qu’on rembobine. Il y a un peu de grain, une image se détache, fantôme de mes obsessions. Je croise le regard perdu de cette femme dans la ruelle. Je sais que je dois la retrouver, je devine, j’imagine qu’elle a les réponses à des questions que je ne sais même pas formuler. Mon corps s’alourdit, mon âme s’allège, flotte devant mes yeux comme un mirage lumineux. Mes paupières papillonnent, mes pupilles dilatées me brûlent. Je crois voir un visage penché sur moi. J’ouvre en conscience les yeux pour voir qui m’accueille. Simple hallucination. Je suis seul face au plafond sale. J’ai rêvé d’un autre réveil, d’un autre monde, peut-être, mais je suis vivant.
À suivre…
La dose de flow
Musique
Je vous partage aujourd’hui le morceau Beautiful Days du méconnu groupe belge Venus. C’est un titre que j’ai découvert dans le générique de clôture du film Immortal d’Enki Bilal en 2004.
Le morceau est magnifique et s’intègre parfaitement à l’esprit du film. Le film s’est fait étriller par la critique, mais j’avoue que j’avais été fasciné à l’époque par son onirisme et son esthétique très particulière. C’est Bilal, c’est spécial, j’étais ressorti sous le charme. Je ne l’ai pas revu depuis, j’ai peur d’être déçu, mais cette mise en image de Beautiful Days, avec des extraits du film, donne un bel aperçu de l’ambiance SF originale et envoutante qu’il déploie.
Le titre se retrouve sur l’album Vertigone qui regroupe d’autres morceaux de Venus également très intéressants, à écouter si le cœur vous en dit.
À suivre
La première partie de mon roman se termine, une page se tourne, un chemin s’ouvre, vers la lumière. Peut-être.
Merci de me lire, merci de vos retours et à la semaine prochaine pour le début de la deuxième partie.
D’ici là, je vous souhaite un merveilleux week-end !
— mikl 🙏