La Plaie - Épisode 14 – Le Flow #164

Où je vous présente l’épisode 14 de la Plaie, « Nouveau départ », et vous parle d’Avicii.


Newsletter   •   20 mai 2023

Hello les amies,

Nous voilà de retour dans le Paris de la Plaie avec Hector.

Pour lire le début du roman, c’est par ici :

Bonne lecture !


La Plaie - Épisode 14

Nouveau départ

— Ça va aller, t’es sûr ?

Vitale se tenait sur le seuil de l’ascenseur. Il dansait d’un pied sur l’autre au rythme de la porte qui tentait de se fermer, rechignant à laisser Hector seul.

— J’avais prévu de passer la nuit ici. Il y a un pack de bières dans le frigo. Et puis le canapé à l’air confortable.

Hector l’écoutait distraitement. Il tournait dans le salon avec son fauteuil roulant, tel un chat débarquant dans un espace inconnu. Finalement, il compléta son tour et se leva. Il se tint droit, appuyé au le chambranle de la porte d’entrée. Il faisait le fier, mais l’effort lui donnait un visage de marbre, un air figé de statue grecque. Il parvint à esquisser un sourire crispé.

— Ça va aller, Vitale. Tu en as assez fait, et puis dans tous les cas, je serai obligé de te regarder boire des bières, je ne suis pas censé commencer ma nouvelle vie par une biture. Et passer une soirée entre mecs sans picoler, ça va me déprimer.

— Vraiment ? Je croyais qu’une bonne cuite, c’était la réponse à tout.

Il fut un temps où Hector aurait pu le penser. Aujourd’hui, il était diminué. C’est con, réalisa-t-il, mais il faut être en forme pour écluser, sans entraînement, tu risques le claquage.

— Tu sais, je veux juste m’écrouler sur ce merveilleux canapé, et regarder Paris. Ça me changera de la vue de l’hôpital.

Le panorama avait convaincu Hector que cet endroit était pour lui. L’intérieur de l’appartement était froid, impersonnel, la grande pièce juste assez vaste pour circuler avec son fauteuil, mais il y avait la gigantesque baie vitrée qui, face au canapé, s’ouvrait sur une vue à couper le souffle, sixième étage, quartier des Buttes-Chaumont, un bâtiment qui dominait la ville.

Vitale s’éclipsa avec regret.

— On me l’a fait pas, je suis sûr que tu vas te cuiter tout seul ! Regarde dans la cuisine, il n’y a pas que des bières, il y a des chips pour aller avec. Allez, à la revoyure !

Vitale n’avait pas abandonné ses expressions de papy. Hector se détendit soudainement alors que l’ascenseur entamait sa descente. Il se retrouvait seul. Il referma la porte, son sourire s’évanouit. Il renversa alors son fauteuil roulant d’un coup de pied malhabile. Déséquilibré, il tomba lourdement sur le sol. Pour se calmer, il resta un moment allongé, le regard dans le vide, pointé vers une voute céleste invisible. Lorsque son souffle fut apaisé, il se leva péniblement. D’un regard circulaire, dans cet appartement sans âme, il embrassa le vide de sa vie qui tenait dans ce froid meublé « Ikea ». Une pile de courrier l’attendait sur la table basse du salon. La paperasse lui prendrait des jours à traiter.

Il ignora ces messages d’amour administratif et s’écroula dans son canapé, face à la nuit qui tombait. La ville scintillait. À sa droite, le Sacré-Cœur dominait Paris, du haut de sa colline. Plus loin, le faisceau de la tour Eiffel passait régulièrement son pinceau lumineux au-dessus de sa tête. Un phare. Tout n’était pas perdu, Hector avait encore quelques repères.

Son regard s’arrêta sur le centre de la capitale, un rectangle noir en plein centre-ville, une zone sombre de laquelle aucune lumière ne s’échappait, une zone morte, un no man’s land immanquable de sa fenêtre, qui lui rappellerait toujours cette nuit-là. L’obscurité pour mausolée, voilà ce qu’était devenu cet espace, triste monument aux morts, imposant de respect. Effrayant. La Plaie. C’était la première fois qu’Hector pouvait la regarder dans les yeux. À croire que jusqu’ici, il n’y avait jamais cru, elle était comme une légende qu’on raconte pour faire peur aux enfants. Hector frissonna. Il perçut le hurlement glacé des morts dans une vibration insoutenable. Un regret l’effleura, celui de vivre chaque jour face au poids de cette vision, réminiscence de son propre enfer. Et puis, il se dit que c’était une manière comme une autre d’affronter son histoire.

Pour ce soir, c’était trop. Il détourna les yeux, et se plongea dans la pile de journaux que Vitale lui avait laissée. Il avait des mois d’actualité à rattraper. Il les feuilleta, regardant les photos d’un Paris qu’il avait oublié, qu’il ne reconnaissait pas toujours. Des pages de témoignages, une masse d’information qu’il n’arrivait pas à intégrer, il apprit que le procès de l’attentat se préparait. La plupart des terroristes étaient morts dans l’explosion, mais ils avaient chopé des types, des « logisticiens », marchands de sommeil opportunistes, quelques seconds couteaux, et un gars que la presse appelait « le Cerveau ». Pas bavard, il n’avait pas dit un mot depuis qu’on l’avait arrêté. Il ne parlait qu’à son avocat. Malgré son surnom, beaucoup pensaient que c’était un pauvre type, un peu simplet, qui s’était retrouvé embarqué dans une histoire qui le dépassait. Le procès à venir dans quelques semaines, c’était le show du moment, il devait avoir lieu juste après l’anniversaire de l’attentat. Bientôt deux ans, mais où était passé tout ce temps… Il s’aperçut seulement de sa lassitude, de l’épuisement plutôt. Alors il se traîna jusqu’à sa chambre pour s’effondrer sur un vrai lit moelleux.

Le plus étrange fut finalement de dormir cloitré, à l’abri dans cet appartement paisible. Pas de passage de l’infirmière plusieurs fois par nuit, pas de bruit de machine, de ventilation, de respirateur, de bips paniqués hurlant depuis une chambre voisine. Juste, lui, Hector, seul dans la nuit, face au silence de ses maudits cauchemars.


Hector resta quelques jours sans oser sortir de son appartement. Il se reposa et dormit beaucoup. Il mangeait peu et fit durer les vivres dont Vitale avait rempli son frigo. Il traitait sa montagne de courrier par petites sessions déprimantes, en priorité ce qui concernait son boulot. Sa reprise était conditionné à un avis psychologique. En toute logique, la Police ne souhaitait pas lui redonner une arme et le jeter dans les rues, avant qu’il ne soit prêt. Prêt à quoi ? Il éluda la question, envoya sans réfléchir un message au psy qu’on lui recommandait, pour un rendez-vous au plus tôt. Hector espérait que ce serait une simple formalité. Il avait besoin de retrouver le boulot, le terrain. Une vie.

Hector était vivant, mais il étouffait. Cet appartement l’oppressait. Il avait l’impression d’avoir débarqué dans une vie qui n’était pas la sienne. Un corps étranger. Voilà, ce qu’il était devenu.

Il se précipita vers la fenêtre. Il faisait beau dehors. Le soleil éclairait Paris de cette lumière qui n’existe que là-bas, cette lumière rasante qui donne à la ville un air irréel, comme une cité de conte de fée, nimbée dans un nuage de poussière magique. C’est la pollution, lui souffla à l’oreille un esprit malin. Il agita la main pour le chasser, comme on le fait d’une mouche trop insistante. Puis il s’excita à nouveau sur la fenêtre. La baie vitrée ne s’ouvrait que sur un petit côté, il n’entrait qu’un mince filet d’air dans l’appartement. La sensation d’étouffer s’amplifia.

Pourtant, physiquement, il s’en sortait plutôt bien. Son bras gauche se remettait. Au quotidien, sa blessure ne le gênait plus.

J’ai eu de la chance, ce soir-là. Une balle de Kalash, ça ne pardonne jamais. Ou presque.

Rien n’allait dans cette phrase. La chance ? Celle du survivant qui a traversé un chaos incroyable, malgré tout, malgré les morts. Et surtout, « ce soir-là ». Sa vie comme celle de beaucoup d’autres avait basculé en une soirée. Aujourd’hui, c’était comme si son existence, sa raison d’être se résumait désormais à ça, à « ce soir-là », écrasé par le poids de l’événement, une force d’attraction irrésistible qui attirait par gravité tout ce qui avait existé et pourrait lui advenir. Il n’était plus que l’homme de ce soir-là. Une fatalité ? Ce matin, peut-être parce que le soleil brillait différemment, il pensa pour la première fois à ce qu’il ferait de sa journée.

Il remarqua qu’il ne possédait aucune affaire personnelle dans cet appartement, juste quelques vêtements neufs – les anciens étant encore trop larges. Il se dit qu’il devait habiter les lieux, y graver sa marque. Il laissa un message à Dîna pour quel lui amène quelques trucs qu’il appréciait. Ou bien peut-être était-ce un prétexte pour la voir ? « Hello, ma belle, si tu as le temps et si tu es à Paris, tu peux me déposer quelques vinyles et ma platine ? T’es un amour ! » Elle répondit rapidement « Tu as entendu parler du streaming ? Ça existait pas avant ton coma, hibernatus ? » Du pur Dîna, Hector, s’en amusa et insista : « J’aime l’analogique. », phrase typique de jeune bobo. Ça se disait encore ? Malgré tout, il installa une app de streaming et chercha un morceau à lancer. Dans les titres du moment, il ne connaissait aucun artiste, mais se dit que cela n’avait peut-être rien à voir avec sa trop longue absence. Il lança du David Bowie, histoire de retrouver ses marques.

Plus de lait, plus de café. Hector était venu à bout de ses réserves de nourriture. Ce fut son déclencheur, le moment était venu, il décida d’aller faire quelques courses, de découvrir enfin le quartier. Il hésita, mais opta pour une première sortie avec son fauteuil roulant, il appréhendait de se jeter dans l’inconnu sans protection. Son quartier était une jungle à défricher. Il claqua sa porte et hésita un instant. Fallait-il entrer dans l’ascenseur en marche avant ou anticiper sa manoeuvre ? Dans le doute, il pivota avant de rentrer, puis il pria pour éviter les voisins. Arrêt au cinquième, raté. Un voisin le rejoignit dans la petite cabine, comme agacé par l’espace qu’occupait Hector avec son fauteuil. D’habitude, les gens évitent de croiser leurs regards dans les ascenseurs. Pas ce gars-là. Le type le dévisagea de ses yeux froids et interrogateurs. Hector vit qu’il cherchait vainement ce que lui évoquait ce visage familier.

— Vous êtes nouveau ? se hasarda-t-il enfin.

Et merde !

— Oui, j’ai emménagé il y a une semaine, peut-être deux, je ne sais plus. J’habite au sixième, au-dessus de chez vous. J’espère que je ne fais pas trop de bruit, j’essaie de ne pas traîner des pieds.

Le type regarda le fauteuil roulant, sans rire à sa blague désespérée.

— J’espère bien que ce sera calme, oui. Je ne pensais plus avoir de nouveaux voisins. La tendance, c’est plutôt de quitter Paris. De se barrer. De mettre les voiles. Je ne vais pas traîner d’ailleurs, si j’arrive à vendre. Bordel, c’est la merde, non ?

Hector hocha la tête, le gars parut satisfait. L’ascenseur arriva enfin au rez-de-chaussée, soulagement, libération. Le voisin partit en coup de vent, laissant Hector se débrouiller avec la lourde porte du hall d’entrée. Son fauteuil roulant l’encombrait déjà.


Dehors, ce fut le choc. Le soleil rasant de fin d’été réchauffait délicatement la rue. C’était Paris, telle qu’il l’aimait. Lorsque le soleil brillait, la ville était transfigurée. Les rues étaient trop calmes à son goût, il y avait peu de circulation, surtout des cyclistes, des livreurs à vélo. Hector regarda la montre à son poignet droit. Il était encore tôt, 9 h.

Il s’agaça contre sa maladresse avec son fauteuil, il se sentait balourd, peinait à slalomer sur les trottoirs étroits. Dans son quartier sur les hauteurs de la ville, il dut apprendre à freiner pour ne pas dévaler les pentes. Ses bras étaient encore très faibles.

Hector se souvint en passant devant un troquet qu’il n’avait rien dans le ventre. Il ressentit le besoin de retrouver la morsure de la caféine coulant dans ses veines. Le bistrot n’avait pas déployé sa terrasse, Hector fit signe au patron derrière le bar de venir le rejoindre, la marche était infranchissable avec son maudit fauteuil.

— Dites-moi, patron, il fait un temps magnifique, et vous n’avez pas de terrasse ? C’est Paris, ça ?

Le patron ne le prit pas mal.

— Z'êtes pas d’ici, non ? On la sort rarement, maintenant, juste le week-end au mieux. Les gens ont peur de rester dehors.

— Ils ont peur de quoi ? Des attentats ?

— Un peu. Des radiations surtout. Une peur un peu con, non ? C’est pas bon pour le business. On nous dit, on nous répète que la radioactivité reste en bas dans la Plaie. Mais allez les convaincre que ce n’est pas dangereux. Vous voulez que je vous serve dehors ? Ce sera plus facile avec le fauteuil…

— Ouais, un express bien serré.

Le type lui installa une table et y posa un café brûlant, très court, qui refroidit trop rapidement dans sa tasse. Hector l’avala d’un grand geste, cul sec. Le breuvage lui troua l’estomac, mais Hector se sentit revivre. Le bar était vide, le gars sorti pour lui déposer le journal du jour. C’était un vil prétexte, il resta posté près d’Hector pour papoter.

— Vous êtes en vacances ?

— Non, je viens de m’installer ici.

— Ah c’est rare. Ceux qui n’ont pas peur de venir, ce sont les touristes. Il s’en foutent de la Plaie, ils sont trop contents de visiter Paris pour pas cher. Les autres se sont tirés. À la campagne, en province, vous y croyez, vous ? Le télétravail… Remarquez qu’entre les problèmes de transports et les checkpoints, je les comprends.

Le téléphone d’Hector vibra, il prit prétexte pour congédier son hôte — vous permettez ? — et répondit. Une femme, à la voix ferme, déterminée, se présenta à lui. C’était sa psy, enfin, sa future psy, la corvée qu’il avait évitée jusqu’ici le rattrapait. Il allait lui dire quoi ? Enfoncer des portes ouvertes, se cacher derrière des banalités, ce n’était pas son truc.

— Monsieur Mahi, vous jouez à quoi ? J’ai lu votre profil dans la presse, vous avez morflé et pas seulement physiquement. Et rappelez-vous votre message, c’est vous qui m’avez choisi. Vous voulez reprendre le boulot un jour ou pas ?

Hector bredouilla une excuse.

— J’entends la circulation ? Vous êtes dehors ? Parfait. Retrouvez-moi au cabinet dans une heure. Je vous envoie mes coordonnées.

Elle ne lui laissa pas le temps de répondre, elle avait déjà raccroché.

Son téléphone vibra à nouveau. C’était l’adresse. Sa gorge se serra, il sentit comme un piège se refermer sur lui. Boulevard de Magenta. La psy n’avait pas fuit l’odeur de la mort, elle travaillait non loin du Bataclan. Pour la rejoindre, Hector allait contourner la République, longer la Plaie et affronter ses démons plus tôt qu’il ne l’avait espéré.

À suivre…


La dose de flow

Musique

Difficile d’écouter Avicii aujourd’hui sans penser à sa mort dramatique. Et pourtant, il nous a laissé des morceaux magnifiques qui méritent d’être accueillis sans le poids de son tragique destin, dont celui que j’ai choisi de vous partager, Addicted to You, morceau d’Avicii porté par la voix merveilleuse d’Audra Mae.

Avicii - Addicted To You

À suivre

La semaine prochaine je serai à Toulouse pour trois jours d’atelier pour les Amazonies Spatiales, autour de la Cité de l’Espace. Je ne vous promet pas un nouvel épisode samedi prochain, mais qui sait ?

D’ici là, je vous souhaite un merveilleux week-end !

— mikl 🙏