La Plaie - Épisode 16 – Le Flow #168

Où je vous présente l’épisode 16 de la Plaie, « Légendes urbaines », et vous parle de Louis Bertignac.


Newsletter   •   01 juillet 2023

Hello les amies,

Bien sûr, j’aurais pu me concentrer sur les suites de mon voyage en Guyane, sur les Amazonies Spatiales et la nouvelle que je dois écrire pour la fin du mois. Vous ne m’en auriez pas voulu. Mais figurez-vous que j’avais besoin de retrouver Hector. Alors, voilà, c’est reparti pour une plongée dans le Paris de la Plaie.

Pour lire le début du roman, c’est par ici :

Bonne lecture !


La Plaie - Épisode 16

Légendes urbaines

Les rayons du soleil ne pénétraient jamais dans cette ruelle. En franchissant le porche qui marquait l’entrée, Hector abandonna la lumière crue du boulevard. L’ombre qui s’étendait dans cet espace étroit y faisait régner une ambiance glaciale. Le vent s’y engouffrait, le souffle frais fit frissonner Hector. Il s’enfonça plus avant. La rumeur de la ville s’étouffa progressivement.

Une force irrésistible guidait les roues de son fauteuil vers le coin où la jeune femme s’était tenue, où le jeune type avait été abattu. Hector avançait comme possédé, comme dans un rêve, qui le téléporta des mois en arrière. Il s’arrêta à l’endroit où le gars s’était écroulé. La scène de crime avait été nettoyée, mais Hector devinait encore les traces sur le bitume. Dans le chaos de ce soir-là, la victime s’était sûrement vidée de son sang pendant un long moment. À moins qu’il ait été tué proprement, mort sur le coup, c’était tout ce qu’il pouvait lui souhaiter.

Hector se leva. Crispé par l’effort du long trajet en fauteuil dans Paris, ses bras le brûlaient. Le contact avec son fauteuil s’était mû en une douleur entêtante. Il se tenait debout, sans bouger, le regard absorbé par une imposante fresque murale. Cachée dans un recoin, elle était invisible de la rue, elle ne se révélait qu’à ceux qui, dans un détour, prenait le temps de lui rendre visite. Graffe au pochoir, la simplicité de ses formes bien découpée à la peinture noire lui donnait une puissance dérangeante. Deux personnages faisaient face à Hector, deux clowns tristes, accrochés par les épaules comme de vieux complices, les corps déséquilibrés vers l’avant. Avec un sens du mouvement saisissant, l’artiste avait capturé l’émotion ambiguë de leurs visages, mélancoliques et heureux, en même temps. Réunis avant la séparation, Hector le sentait. Le premier clown tournait son regard vers l’entrée de la ruelle, mais le deuxième brisait le quatrième mur et plongeait ses yeux directement dans ceux d’Hector. Il ne savait qu’y lire. Qu’avait voulu dire l’artiste ? Il y décela une invitation amicale à entrer dans son monde, mais plus il plongeait dans l’image, plus la détermination sur le front plissé du clown résonnait comme une menace.

Hector se détacha de l’abîme hypnotique des personnages. Plus bas, à droite, un message cryptique complétait l’œuvre. « Un clone ? Un clown ? Un frère ! » Cette énigmatique question le déstabilisa, comme si ce texte lui était adressé. Il se revoyait, dans cette posture, avec son khey. Dans le froid de la ruelle, il ressentit le vent chaud de Tizi Ouzou, et dans ce souffle brûlant, la joie mélancolique des moments passés avec son grand frère. Yacine, bordel, pourquoi tu m’as laissé tomber ! C’était la première fois, qu’il l’exprimait comme ça, qu’il avouait son manque, sa solitude, depuis. Ils avaient fait les quatre cents coups tous les deux, mais avaient-il été de tristes sires, comme ces deux clowns ? Il tremblait. Dans le regard déterminé du deuxième clown, il reconnaissait la rage qui habitait son frère, ce feu qui l’avait consumé.

Hector ramena son attention à la fresque. L’artiste ne pouvait pas parler de son histoire avec Yacine, alors que voulait-il dire dans cette toile éphémère? Le style était marquant, épuré, expressif, un style proche de Banksy, en plus familier. Dans le coin droit, le graffe était signé, d’un nom bien connu des parisiens. Miss.Tic, l’artiste, une femme, glissait depuis des décennies sa poésie sur les murs de la ville. Cette fois, elle n’était pas seule, il semblait y avoir deux signatures : « Miss.Tic + MB ». Qui était ce MB ? Un des clowns du tableau ? Qui était le second ? Et pourquoi ce graffe ? Hector y voyait plus que le simple et juste hommage d’une artiste à un type mort dans une sombre ruelle parisienne, un soir de chaos.

Il eut besoin de se dérouiller les jambes, un fourmillement lui parcourut le corps. Il sentit comme un déclic se produire, une décharge dans ses veines, le frison de l’enquête, la soif de comprendre. Il commença à marcher dans la ruelle, en quête d’un indice. Que cherchait-il ? Il n’en savait rien, mais il faisait confiance à son instinct. Toujours. Il ferma les yeux, tentant de se remémorer les détails de cette soirée-là.

Au centre du drame, il y avait la femme. Elle s’était glissée dans la ruelle, puis les deux hommes qui l’attendaient l’avaient suivi. Mais avant ? Plus tôt, il y avait eu ce troisième homme, ce type qui était rentré sur le chantier pour s’y réfugier. Il fouilla du regard l’entrée de la ruelle, comme pour visualiser à nouveau la scène. Détail subtil, presque invisible, la palissade en tôle ondulée qui fermait le chantier bâillait légèrement. Des rivets avaient sauté, trace des squats multiples et des jeunes en quête d’interdit qui avait occupé le lieu pour picoler au calme. Hector s’approcha, souleva la palissade et s’accroupit pour se glisser dans le passage vers le chantier à l’abandon. Entre vieilles cannettes et seringues usagées, l’espace n’avait pas été fréquenté depuis une éternité. Tout était poussiéreux, marqué du sceau de l’oubli, la bétonnière rouillée, la pelle usée et le vieux tas de sable un peu grossier recouvert d’une pellicule grise de poussière et de pollution urbaine. Au milieu du tas, un creux assez marqué, presque un nid, suffisamment profond pour accueillir un corps. Une personne s’était blottie à cet endroit. Il remarqua une forme qui saillait sous la poussière. Il se pencha pour extraire le rectangle de plastique, une carte de transport d’Île-de-France. La photo montrait un visage un peu poupon, un visage qu’il avait déjà vu quelques heures plus tôt, parmi les victimes de la Plaie. Les mots inscrits sous son portrait lui revinrent. « Tu crois que je suis dupe, Alix ? ». La carte de métro périmé donnait à Hector un nom complet à placer sur ce visage. Alix Klineman. Il empocha l’objet et s’agenouilla pour repasser dans la mince ouverture de la palissade. La tôle couina.

Il se heurta à des baskets, une paire de jeans, un tshirt délavé d’Iron Maiden et enfin un visage grave. Un homme l’attendait à la sortie du chantier.

— Qu’est-ce que vous foutez-là ? C’est votre fauteuil ? Vous n’avez pas l’air d’en avoir besoin…

Hector ne se laissa pas désarçonner. Il tenta de se relever, mais sans appui, il retomba sur ses deux genoux. Il tendit alors la main au type qui le regardait se débattre. L’homme hésita, puis tira son bras pour l’aider à se redresser. Debout, Hector lui répondit sans inquiétude.

— C’est mon fauteuil, oui. J’en ai besoin quand je fatigue. Moi c’est Hector, et vous ?

Le type hésita, avant de se détendre.

— Pablo. Qu’est-ce que vous trafiquez sur le chantier ?

Hector fit un geste du menton vers le fond de la ruelle.

— Je venais pour l’hommage, le graffe, les clowns, vous voyez ? J’ai vu la palissade qui se soulevait, j’ai été un peu trop curieux.

— Y a pas grand monde qui connaît cette fresque. C’est triste. Le type qui est mort, c’était un ami à vous ?

— Non. Et vous, vous le connaissiez ?

— Non, moi j’habite ici. J’ai entendu le coup de feu et j’ai appelé les flics. Ils ne sont venus que deux jours après. Deux jours, vous y croyez, vous ? Le type est resté là, comme une bête. J’ai protégé le corps, je ne savais plus trop quoi faire. J’ai marqué la zone et je l’ai recouvert, pour ne pas que les rats viennent le bouffer ou qu’on le piétine. Enfin, pas grand risque, tout le monde avait évacué le quartier après l'explosion.

— Et vous aviez vu quelque chose ? Reconnu quelqu’un ensuite ?

— J’ai rien vu. Il n’y avait plus personne quand je suis descendu. Faut dire que j’avais la trouille alors j’ai mis le temps. Je suis arrivé un peu avant le grand boom, la grande explosion.

— On sait qui est le type ?

— Personne ne m’a dit. La presse n’a rien dit. Je pense qu’après l’explosion, tout le monde s’en foutait, de ce type mort dans une ruelle. L’enquête a été bâclée. C’est con, c’était le pire moment pour crever.

Hector laissa durer le silence, avant de relancer la discussion. Vieille technique d’interrogatoire, il voulait laisser à Pablo une occasion d’en dire plus, laisser le malaise le rendre bavard. Hector lui se délectait de ces temps morts. Il revint sans un mot vers la fresque pour encourager Pablo à parler.

— Ce graphe, c’est la fierté de cette ruelle. C’est une sacrée légende, Miss.Tic.

— Vous la connaissez ?

— Je ne suis pas sûr. J’ai croisé une femme un peu gothique dans le coin une fois ou deux. C’était peut-être elle. Enfin, si elle existe, elle habite le quartier.

— Si elle existe ?

— Ben ouais, il y a une rumeur. On dit que la Plaie n’agit pas sur elle, alors elle s’y serait installée pour y vivre. Mais vous y croyez, vous ? Pourquoi pas dire qu’elle vient d’une autre planète ! Pour moi, c’est du marketing d’artiste. C’est une légende urbaine.

— Et l’autre ?

— L’autre ?

Hector pointa la signature du doigt.

— MB, celui qui a signé avec Miss.Tic.

— Je n’avais même pas remarqué, tu vois. Il n’est pas connu, c’est la première fois que je le remarque.

Hector sortit la carte de transport d’Alix Klineman de sa poche.

— Et lui, tu le connais ?

— Ouais, peut-être. Il me dit quelque chose, si je l’ai vu, je ne sais plus où. C’est un pote à toi ?

— Je crois.

Hector resta un moment perdu dans ses pensées. Machinalement, il avait rejoint son fauteuil et l’utilisa comme un soutien pour marcher jusqu’au boulevard. Lorsqu’il s’aperçut qu’il n’avait pas clôt la discussion, il leva le bras pour saluer Pablo. Il était déjà passé à autre chose.

— Ouais, c’est ça, salut !

Hector entendit à peine la réponse de Pablo. Le brouhaha de la ville avait repris, comme l’incessant bruit du ressac. Pourtant, un son plus aigu, plus régulier, comme le bourdonnement d’un moustique, finit par attirer son attention. Hector leva la tête. Au-dessus de lui, au niveau du toit des immeubles, une escadrille de drones le survolait pour se diriger vers la Plaie. Ils étaient peints aux couleurs du drapeau français, bleu, blanc et rouge. Le logo de la police prenait toute la place sur le corps des appareils. Il devina que ces drones patrouillaient pour surveiller la Plaie, des drones qui faisaient son boulot, observer la ville, prévenir, dissuader. Hector se sentit vieux et fatigué. Puis, il se rappela que ces machines n’avaient pas de corps, qu’elles ne pouvaient pas prendre d’initiative. Comme décider de rentrer dans le Bataclan, un soir d’attentat. Hector héla un taxi sur le boulevard pour remonter dans son appartement sur les hauteurs de la ville, pour oublier la présence obsédante de la Plaie et des légendes urbaines qui y proliféraient.

À suivre…


La dose de flow

Musique

Louis Bertignac, ce n’est pas que Téléphone (ou les Insus). C’est aussi un artiste solo, guitariste tendance blues et rock, amoureux de sa Gibson, « une 59 trouvée à Londres ». Oui, oui, c’est possible. Je vous partage Vas-Y Guitare en live, chanson d’amour, pour sa guitare, la musique et la scène.

Louis Bertignac – Vas-y Guitare (Live)

Ce solo 😱

Inspiration

J’ai été fasciné par l’origine de ce slogan de manifestation, Police partout, Justice nulle part. Il remonte à… Victor Hugo, et on le trouve dans les notes d’un discours de 1851 à l’Assemblée nationale pour dénoncer la dérive autoritaire de Louis-Napoleon Bonaparte. La version qu’il a prononcée était édulcorée, mais le slogan figure bien déjà en marge de son discours.

« Toutes nos libertés prises au piège l’une après l’autre (…)
la presse traquée, le jury trié, pas assez de justice et beaucoup trop de police. »

👉 France Culture : "Police partout, justice nulle part" : itinéraire peu commun d'un slogan de l'Assemblée à la rue

Étonnant, non ?

À suivre

Il y a des moments de déclics, vous savez, comme ces moments dans lesquels tout devient non pas plus facile mais plus normal, ces moments où les forces de résistance disparaissent et où l’on sait que tout n’est plus que travail, que la pente est forte, mais que la route est droite, comme dit le poète.

Si vous avez déjà pratiqué la plongée sous-marine, vous reconnaîtrez cet instant magique. D’abord il faut faire un effort pour descendre, vider ses poumons au maximum et nager vigoureusement vers le fond. Puis il y a un point de bascule après lequel le poids de l’eau vous aide à descendre au lieu de vous expulser. Vous faites partie du milieu, du milieu marin, vous avez été accepté.

Je crois que j’ai passé ce stade dans mon écriture, j’ai atteint le moment où je sais que je n’abandonnerai pas. Le poids du doute et le gouffre de mes manques techniques deviennent des données, des thèmes à travailler, plus que des freins. Le besoin de création me tire en avant, sans drame, sans tambour ni trompette, écrire n’est plus un rêve à accomplir, mais une partie de ma vie, et qu’il suffit de m’asseoir devant mon clavier pour débloquer ce savoir-faire.

Cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus rien à apprendre, bien sûr. Je suis en bas de l’échelle de l’écriture, mais je suis auteur, et j’ai passé cette frontière invisible, l’écriture fait partie de moi, on ne pourra plus me la reprendre. L’océan m’a accepté, je fais partie de son milieu.

Je découvre un stade où écrire devient presque un acte banal. Presque, heureusement, car il reste le plaisir. L’émerveillement est toujours là. C’est tellement bon de pouvoir écrire sans pression, en acceptant les bons comme les mauvais jours, les bons comme les mauvais textes.

Il me reste encore une fois à vous remercier de me lire, et vous souhaitez un merveilleux week-end !

— mikl 🙏