La Plaie - Épisode 19 – Le Flow #174

Où je vous présente l’épisode 19 de la Plaie, « Dans son jus », et vous parle de Bishop Briggs.


Newsletter   •   16 septembre 2023

Hello les amies,

Combien de fois ai-je réécrit ce chapitre, dans combien de versions, combien de son plan, de réalités alternatives ? Beaucoup. Souvent, il ne parlait pas de la même chose, parfois plus introspectif, souvent plus dur envers la Police.

Est-ce que je suis content de cette version ? À vous de me dire, pour moi, il est encore trop tôt pour en être certain, même si c’est la version qui me satisfait le plus.

Pour lire le début du roman, c’est par ici :

Bonne lecture !


La Plaie - Épisode 19

Dans son jus

L’accueil du commissariat était à l’étage. Hector avait toujours trouvé cela étrange. En pratique, cela permettait d’utiliser l’escalier comment une longue file d’attente. Ce jour-là elle s’étalait jusqu’au rez-de-chaussée. Les derniers arrivés patientaient, étrangement calmes, assis sur les marches, le nez plongé dans leurs téléphones portables. Hector dépassa tout le monde dans la queue. Personne ne lui dit rien. Il avait la gueule et toujours certainement la démarche du flic. Au premier étage, ceux qui avaient attendu trop longtemps et épuisé leur batterie étaient agités par le manque. La réalité crue leur sautait au visage, ils s’impatientaient, soufflaient, râlaient, crachaient, comme au bon vieux temps.

Personne ne s’intéressa à lui lorsqu’il contourna l’accueil. L’agent qui s’en occupait était aux prises avec une femme qui avait besoin d’une plainte pour son employeur et personne ne voulait la prendre. Les justifications fusaient, l’agressivité montait. La démarche assurée, Hector salua l’agent d’accueil par son nom, et il lui répondit sans même lui adresser un regard.

Hector passa la porte à battants qui menait vers la zone privative. Dans le couloir qui desservait les petits bureaux, un gars s’occupait d’une imprimante dans le couloir. Il pestait contre la Terre entière, les imprimantes font toujours ce genre d’effet.

Le commissariat était resté dans son jus, Hector n’était pas dépaysé. Il y avait les mêmes meubles défoncés, ceux bon marché, en métal, qui grincent, rouillent et résonnent quand on les heurte, les mêmes ordinateurs avec leur système d’exploitation jamais mis à jour depuis vingt ans, un bac à sable pour les hackers et un havre de paix pour les virus, le même lino jauni couinant sous les baskets. Dans cette ambiance post-giscardienne défraîchie, des flics tentaient de faire leur job, avec les moyens du bord.

Le bureau qu’il partageait à l’époque avec Vitale était au fond du couloir. Déjà alors, cinq personnes étaient entassées dans un espace fort exigu. Il s’y rendit sans envisager que Vitale ait pu trouver un lieu plus confortable. Il tendit le cou par l’ouverture de la porte. Rien n’avait changé, pas même la façon de Vitale de se tenir face à son ordinateur, son corps trop grand recroquevillé sur son clavier, les épaules voûtées, l’air appliqué. Il tapait vite à deux mains, utilisait tous ses doigts. Il avait mis un point d’honneur à apprendre la dactylo pour tordre le cou au cliché du flic tapant lentement avec ses deux index. Le claquement du clavier bruyant emplissait l’espace. Vitale perçu le mouvement à la porte et leva la tête sans s’arrêter de marteler son clavier. Lorsqu’il reconnut Hector, il s’arrêta net. Son visage s’éclaira.

— Hector ! Ça me fait tellement drôle de te voir ici !

Il se leva, se fraya un chemin à travers la pièce encombrée, bousculant une pile de dossiers qui manqua de s’effondrer, pour venir donner une accolade à Hector. Les autres collègues étaient déjà sortis, personne pour voir que ces manières dépassaient la fraternité policière. C’était les retrouvailles de deux amis, deux frères dissemblables, mais connectés par un lien invisible. Une amitié qui avait traversé l’enfer.

Passé les effusions impromptues, Vitale se recula, les bras tendus, les mains sur les épaules d’Hector. Il le regardait d’un air grave, comme une mère d’un coup regarde son fils pour savoir s’il mange bien, s’il dort bien, s’il va bien. Son air inquisiteur demandait surtout ce que cachait cette visite. Vitale tenta d’abord de se justifier.

— Je ne t’ai pas oublié, Hector. J’ai joué du tam-tam, j’ai des infos pour toi. Rien de bien passionnant, j’ai pensé que ça pouvait attendre.

Hector avala une grande bouffée d’air, avec l’impression que la pression de l’étau pesant sur son plexus s’était subtilement desserrée.

— Dis-moi.

Vitale resta un instant figé, puis il souffla en laissant retomber ses bras. D’un signe de tête, il invita Hector à le rejoindre à son poste de travail. Hector attrapa une chaise pliante et s’installa à ses côtés, devant l’ordinateur préhistorique et poussiéreux. Vitale naviguait déjà avec aisance dans le système, sans même avoir besoin de toucher la souris, défiant la lenteur de la machine fatiguée. Un visage jeune et blond apparu à l’écran.

— Voici la réponse à l’une de tes questions. Je te présente Ian Keppler. C’est le type qui a été retrouvé mort dans la ruelle. Un hacker allemand, sous contrôle judiciaire, il n’était pas censé être en France, interdiction de quitter le territoire et surtout d’approcher un ordinateur. Tu imagines, comment on applique ça ? Il avait un téléphone sur lui, c’est un ordi de nos jours. Et oui, on a vérifié, il était verrouillé et crypté. Inexploitable.

Hector attrapa une feuille de brouillon qui traînait sur le bureau, un stylo, et prit quelques notes en parcourant les informations qui s’affichaient à l’écran.

— Il a piraté le site des gouvernements français et allemand ? C’est lui qui a fait fuiter des mails de parlementaires ?

— Lui-même. C’était le leader du Codechaos Kollektiv, un groupe de hackers ultra-actifs, le plus créatif et le plus engagé. Ils font moins de bruit qu’Anonymous, mais ils sont plus efficaces. Ian Keppler est un pionnier de l’usage de l’intelligence artificielle dans le hacking. Il utilise l’IA pour trouver des failles très difficiles à débusquer. Redoutable. Personne ne sait d’ailleurs comment ils font, ce sont les seuls à avoir de vrais résultats avec cette technique.

Vitale gardait le silence pendant qu’Hector noircissait sa page de notes. Il aurait pu prendre une photo, mais le nom de Vitale apparaissait en haut de l’écran. Il ne voulait pas laisser de traces. Il reposa finalement le stylo.

— Et la femme qu’on a sauvée ?

— Celle que tu as sauvée ? Aucune trace. Si je ne l’avais pas aperçu derrière toi, je ne t’aurai pas cru. Un vrai fantôme. Pas de plainte, pas de traces. On a vérifié les bornes de métro des stations alentour. Personne ne correspond. Après l’assassinat, elle s’est envolée.

— Et l’enquête ? Il doit quand même y avoir des trucs sur les caméras de surveillance, non ? Aucune piste ?

— Tu ne vas pas me croire. Personne n’a demandé les vidéos avant qu’elles ne soient effacées. Les enquêteurs ont ratissé large après l’attentat, peut-être que les fichiers sont dans le dossier du procès, mais ça ferait des milliers d’heures d’images à visionner. Personne n’est assez fou pour s’y coller.

Hector acquiesça. Même lui ne se lancerait pas dans une tâche pareil. Il avait mieux à faire. Il plissa le front. Quelque chose le gênait, un sentiment diffus que tout tournait autour du hacking.

— Tu ne trouves pas ça louche ? Avec des groupes de hackers impliqués, tu crois que les informations sont fiables ? Et si le CCK, leur collectif, nous intoxiquait. S’ils s’étaient introduits dans les systèmes de la Police ?

— Tu veux dire, si nos systèmes étaient compromis ? Délirant, non ? Si cela arrive, on perd la confiance, ce système c’est nos yeux, notre mémoire. En pratique, ce serait une catastrophe. Certainement, l’impunité pour ceux qui maîtrisent tout ça. Si ça arrive un jour, nous aurons perdu la guerre du crime. Pas la nôtre, la vraie, la grande, celle des gros bonnets.

— Bon, OK. Ces trucs informatiques, ça me rend parano. J’ai vu les drones de la Police en venant ici. Franchement, on a besoin de ça ? C’est fiable ?

— Pour patrouiller sur la Plaie, jeter un œil, au cas où, on a pas le choix. Pour le reste, je suis d’accord. À quoi on va servir, si on nous remplace par des drones qui se balade dans la ville ? C’est eux qui vont aller au contact ?

— À terme ? C’est possible. Souvient toi du drone qui nous est tombé dessus, là-bas, dans le Bataclan. Je n’avais jamais vu un truc comme ça. Tu sais ce qu’il est devenu ? Je l’avais passé à un gars pour qu’il soit analysé. Morel, ou un truc comme ça. Curieux de savoir ce qu’en dis la scientifique.

— Si tu veux vraiment te lancer dans cette galère, j’ai un pote qui bosse là-bas. Ça fait un moment qu’il m’a promis une bouffe. On peut l’appeler si tu veux.

— Alors, go. J’aimerais bien passer voir ce qu’on petit tirer de cette saloperie. Il a bien failli me trouer la peau.

— Maintenant ?

— Il te doit un repas, n’oublie pas.

Vitale décrocha son téléphone sans se faire prier. D’après l’échange qui s’ensuivit, c’était un bon pote de promo. Hector patienta pendant qu’ils échangeaient des nouvelles de vieilles connaissances. Les noms aux sonorités voisines se mélangeaient en une bouillie cotonneuse dans son oreille. Lorsque leurs regards se croisèrent, Vitale se souvint enfin de l’objet de son appel.

— Devine avec qui je suis. Hector Mahi en personne. Il cherche à retrouver son jouet, le drone qu’il tient sur les photos. Ouais, la couv de Paris Match, celle-là. Attends, je te mets sur haut-parleur.

Laurent, l’ami en question, échangea quelques mots gentils avec Hector, manifestement impressionné de pouvoir lui parler.

— Je lirai avec plaisir tes mémoires si tu les écris !

— J’y étais aussi, répliqua Vitale. Je te raconterais volontiers, tu sais. Par exemple, pendant un déj.

Hector remit la conversation sur les rails.

— Et le drone ? Tu avais déjà vu ça ?

— Je vais être franc, je ne l’ai jamais vu. Je m’en souviendrais. Personne ne m’en a parlé ici. J’ai l’impression qu’on ne nous l’a pas envoyé pour analyse. C’est bizarre.

À l’autre bout du fil, on entendait le type pianoter.

— J’ai trouvé une côte qui correspond dans le système. Il est bien arrivé aux scellés, pourtant.

Il marqua un temps d’arrêt.

— Vous savez quoi ? Je vais aller le récupérer pour jeter un œil dessus. Vous avez piqué ma curiosité. Je vous dis ce que j’en pense une fois que je l’ai en main. Le système de navigation, d’orientation et d’analyse d’images a l’air de dépasser tout ce que j’ai pu voir. Y a pas grand monde capable de produire ça.

La conversation se clôtura rapidement sur des blagues potaches et la promesse renouvelée d’un prochain repas. Vitale regarda sa montre.

— Oh merde ! Je suis en retard pour la patrouille, Fournier doit m’attendre. Tu connais le chemin !

Il se leva d’un bond et disparut dans le couloir. Hector entendit la voix tonitruante du commissaire. Qu’est-ce que vous foutez encore là, Dante. Hector ne capta pas la réponse de Vitale. Le commissaire jura lorsqu’il entra dans le bureau.

— Ah bordel, j’en étais sûr. Y en a qui bosse, Mahi. Va falloir vous y faire. Qu’est-ce que vous foutez ici ? Vous allez au 36, vous quitterez bientôt les tâcherons. Vous venez nous narguer ou quoi ?

Le sourire sincère qu’il arborait contredisait le ton cassant de sa voix.

Hector allait répondre, il le coupa.

— Je m’en fous, vous savez Mahi. Mais vous tombez bien.

Il tira une chaise et s’installa. Cela ne disait rien qui vaille à Hector.

— Quand on a sa trombine dans les magazines, y a pas mal de monde qui se retrouve à vouloir une photo avec vous. C’est de la politique, c’est comme ça, ça fait bien. Ça va être votre heure de gloire, Mahi, le Président a décidé de vous décorer.

Hector ouvrit la bouche. Le commissaire Besson à l’évidence n’avait toujours rien à faire de son opinion. Il se leva.

— Dante sera décoré aussi. Entre autres, Mahi, entre autres, ne prenez pas la grosse tête. On vous enverra les détails pour la petite sauterie. Et trouvez-vous un costard ! D’ici là, pas de vague. Et je ne veux pas vous voir revenir ici. Je n’ai pas que ça à faire de gérer des divas. Et puis la médaille, ça fait grincer des dents.

Besson quitta la pièce, comme une tornade aussi rapidement qu’il y était entré. Hector resta un moment abasourdi. Il repensa à Vitale. Et merde, il avait oublié de poser des questions sur Alix Klineman. Il fut tenté de déverrouiller l’ordinateur de Vitale, il en connaissait le mot de passe, mais il sentit une présence qui l’observait à la porte.

Mascret entra dans le bureau.

— Tiens, tiens, Mahi, notre héros national, notre fierté à tous !

Hector le salua poliment et s’avançait déjà vers la porte pour s’éclipser. Mascret lui bloqua le passage lorsque Hector s’approcha.

— Qu’est-ce que tu fous là ? Tu viens rendre visite au gueux de la BAC ? C’est ta tournée d’adieu ?

— Putain, Mascret !

— Ben voyons. Je bouche les trous, je fais le pompier en ton absence et je ne peux rien dire ? Les intouchables, Vitale, le Rital et Hector l’Espagnol. La fine équipe. Sauf que t’es même pas espagnol, hein ? Ton père s’appelle Rachid, ce n’est pas très espagnol, ça. Et Hector, vraiment ? T’es sûr que c’est ça ton nom ?

Il savait. Mascret était un connard, doué pour être ignoble avec les types qu’ils arrêtaient, avec ses collègues. Avec tout le monde en réalité. Hector pensa à la question de sa psy. C’était aussi pour ça qu’il était devenu flic, pour ne pas abandonner la place aux enfoirés comme Mascret. Son cœur s'accéléra. Hector sentit la sueur ruisseler le long de sa colonne vertébrale. Il était moite. Tout à coup, c’était lui qui macérait dans son jus.

— Excuse-moi, Mascret, je ne reste pas.

Hector le fusilla du regard, mais parvint à contenir sa rage. Mascret recula imperceptiblement. Hector en profita pour franchir le seuil et tourner les talons.

Dans son dos, Mascret lui lança une dernière pique.

— C’est ça, tire-toi. Tu ne seras jamais un héros pour moi. Les vrais héros, mes potes, ils sont morts dans la Plaie, ce soir-là.

Hector tressaillit. Cette phrase, il l’avait déjà entendue. Lu, plutôt. C’était presque mot à mot, le texte qu’il avait reçu dans la lettre anonyme. Il avala douloureusement sa salive, puis continua à avancer sans s’arrêter. Au fond, il pardonnait à Mascret. Tout connard qu’il était, il y avait aussi laissé des plumes ce soir-là. Malgré la peine, Hector quitta le commissariat avec les épaules plus légères.

À suivre…


La dose de flow

Musique

Bishop Briggs. C’est ma découverte de la rentrée, une artiste américaine qui propose une pop/folk à la fois planante et efficace. Je vous laisse avec River, un de ses morceaux les plus connus.

Bishop Briggs - River

À suivre

Se remettre à un roman après une pause, c’est difficile. Évidemment, il faut se remettre la complexité de son histoire en tête, mais ce n’est pas ça le plus dur. Le plus compliqué est de gérer le fait que la route est encore longue, qu’il reste encore une bonne part du voyage à parcourir ensemble. Il faut réapprendre, réinscrire dans sa chair qu’écrire est un acte de patience et un acte de foi dans son histoire et dans ses personnages.

Tout comme lire une histoire jusqu’au bout.

Alors merci de continuer à suivre l’aventure.

Je vous souhaite un merveilleux week-end !

— mikl 🙏