La Plaie - Épisode 21 – Le Flow #176

Où je vous présente l’épisode 21 de la Plaie, « Yacine », et vous parle de Skáld.


Newsletter   •   30 septembre 2023

Hello les amies,

Le dernier épisode était une parenthèse enchantée, un moment hors du temps, une certaine idée de la douceur de vivre, et puis… ?

C’est le moment de se laisser porter par les confidences d’Hector.

Pour lire le début du roman, c’est par ici :

Bonne lecture !


La Plaie - Épisode 21

Yacine

Yacine, c’était l’archétype du grand frère, celui qui incarnait tous les rôles, le pote qui sait déconner, le confident, la figure paternelle aussi. Pendant longtemps, il a été mon modèle. J’ai toujours voulu être comme lui, en grandissant.

Peut-être que c’est ma mère qui avait décidé ça, finalement. Quand je suis né, elle ne savait pas ce qu’allait devenir mon père. Il était embarqué dans des histoires compliquées. Elle avait peur, je crois. Alors, elle a pris le petit Yacine, haut de ses quatre ans, et elle lui a posé un poids énorme sur les épaules. Elle lui a dit, Yacine, c’est toi le grand, c’est à toi de protéger ton frère, je peux compter sur toi, quoi qu’il arrive ? Je n’étais pas là, mais je l’imagine bien, Yacine, le petit bout, à se redresser pour paraître plus grand, à bomber le torse pour paraître plus imposant, et à hocher la tête en la transperçant de son regard bleu. Bleu comme le mien, on a toujours eu les mêmes yeux. Yacine, c’était mon jumeau. Sauf qu’il était né quatre ans avant moi.

Et il a pris à cœur ce serment. Il avait juré à ma mère, il ne pouvait pas se dédire. Je crois que surtout l’idée lui plaisait. Il y avait dans mon regard une admiration qu’il n’a jamais retrouvée ailleurs. Pas chez mon père en tout cas, Rachid avait été élevé comme un roc. On aurait dit que pour lui, l’amour, c’était de la faiblesse.

Alors Yacine me protégeait, mais ça ne voulait pas dire qu’on évitait les conneries. Quand on était tous les deux, on se sentait forts, intouchables, ivres d’une inconsciente puissance. Et l’Algérie démultipliait notre arrogance. On faisait là-bas des conneries qu’on n’a jamais faites ailleurs. On passait nos vacances à Tizi Ouzou. Deux mois à vivre la belle vie au milieu des montagnes. Deux mois à être les rois du monde. Le monde était à nous, sans limites. À l’époque, on avait bien senti que là-bas, on nous considérait différemment parce qu’on était « les Français », mais on en jouait, sans comprendre, sans voir que notre vie faisait des envieux. En France, on n’était pas riches, là-bas, on était des nababs. On nous aimait pour ça. On nous détestait pour ça, aussi. Mais c’était une bonne détestation, une répulsion attirante. On nous détestait parce qu’on nous jalousait.

Intouchables. On en a fait des conneries quand on était en vacances, mais ça se réglait toujours à l’amiable, avec un Jeddi, un patriarche, entre quatre yeux. On se faisait tirer l’oreille, on payait les pots cassés et ils passaient l’éponge. On était des gosses. Des nababs.

Au retour en France, c’était une autre histoire. On nous détestait parce qu’on nous méprisait, parce qu’on gênait, parce qu’aussi on racontait une histoire de France dont personne n’était fier. Même si les jeunes avaient oublié, ils avaient quand même un côté revanchard. Vous n’avez pas voulu de nous, alors vous n’êtes pas les bienvenus. Dans ces moments-là, on regrettait la vie là-bas, sous le charme d’une douce illusion.

L’incident est arrivé cette année-là, peu après la rentrée. Je me souviens qu’on en faisant voir au paternel. On ne comprenait pas pourquoi il était parti, pourquoi on était revenu. Qu’est-ce qu’on foutait en France, bordel ? On se sentait tellement chez nous à Tizi, on n’avait pas compris que c’était plus compliqué que ça, qu’on était des étrangers malgré tout et que Rachid avait eu une bonne raison de partir. Alors, on faisait la gueule, on traînait la patte pour aller au collège, ou au lycée pour Yacine. Quand on déconnait entre nous, Rachid encaissait. Il comprenait. Au fond, je crois qu’il se demandait parfois aussi ce qu’il foutait là. Mais il crisait quand on dépassait les bornes avec les profs, quand on les provoquait, avec cette insolence toute kabyle dont on avait fait le plein pendant l’été. On était malade de nostalgie, la nostalgie d’une Algérie magnifiée, la nostalgie, comme un poison qui s’insinue dans tes veines, prend possession de toi, te fait perdre le goût des choses, brouille tes repères, dilue tes valeurs. Elle est le filtre qui te fait voir le monde en sépia, comme sur ces réseaux sociaux qui aujourd'hui affadissent les images de ta vie. Rachid voyait bien que notre arrogance de nababs était le symptôme d’un dangereux mal-être, mais il n'y pouvait rien.

Ce jour-là, je sortais des chiottes. Ça puait encore la bombe de peinture quand j’y étais entré. J’ai heurté le prof de physique. J’étais surpris, je me suis même excusé, même si je le détestais. Il est entré pour pisser, et il est ressorti en trombe.

— Mahi, tu te crois où ?

J’avais bien vu les tags, mais je n’avais rien à voir avec tout ça. J’ai protesté, il n’a rien écouté. Comme j’étais petit et frêle, il n’a eu aucun mal à m’attraper et me traîner dans le bureau du directeur. Je l’ai vu rayonner d’un sourire sadique et revanchard et j’ai baissé les yeux.

Dans le bureau, il a expliqué que j’avais dégradé les toilettes, que j’avais tagué des trucs obscènes. Dans la voix, j’ai entendu du directeur qu’il avait décidé de me faire plier. Il devait se faire respecter, je serai son exemple. Pas un bouc émissaire, non, je me rebellais trop souvent pour représenter l’innocence, juste un exemple pour asseoir son autorité. Il voulait démontrer que la fermeté, y’a que ça de vrai, monsieur le recteur.

Je n’ai pas essayé de contenir la rage qui montait. J’ai redressé la tête et je lui ai jeté un regard tranchant, qui voulait dire « même pas cap ». Le directeur a voulu me prendre au mot. Il m’a attrapé par le bras, sa bouche trop près de mon visage, je respirais son souffle écœurant. Il me soulevait presque, il me faisait mal. J’ai failli tomber, j’ai mis un pied sur le bureau pour ne pas basculer. Il m’a secoué de plus belle. J’étais maintenant son garnement, sa chose qu’il fallait réparer. Son regard était brûlant, il n’était qu’un courant de rage qui bouillonnait dans un océan de frustration. Je crois qu’en réalité ce n’était pas un mauvais bougre, que lui aussi n’aimait pas cette rentrée. Il aurait aimé être ailleurs, pas à Tizi Ouzou, mais quelque part, à siroter un pastis sous les platanes dans un village du sud de la France.

Il s’est calmé un instant. J’ai relevé les yeux et je lui ai dit ma vérité.

— Ce n’est pas moi, et vous le savez, mais vous avez besoin de victimes faciles, hein ? On est français que si on baisse les yeux et qu’on dit merci pour tout ? C’est ça votre culture, c’est ça le pays des Lumières ? C’est ça votre égalité ?

Il m’assena une gifle qui me coupa le souffle. Je n’ai pas senti la douleur, d’abord. Puis, mon sang est monté au visage, j’étais rouge du choc, de la rage ou de l’humiliation. Un peu de tout ça, certainement.

J’ai vu dans son regard qu’il était surpris par son geste. Il calculait, se disait qu’il était dans la merde. Puis il s’est repris. Il s’est souvenu qu’il n’y avait pas de témoin, que c’était ma parole contre la sienne et qu’à ce jeu-là il ne risquait rien.

— Si ce n’est pas toi, alors qui c’est ? me dit-il.

Je n’ai pas pu répondre, parce que je ne savais pas qui avait peint ce tag aux chiottes. Je ne l’aurai jamais dénoncé de toute façon, mais je n’ai rien dit surtout parce que j’étais sonné. K.O. Il est sorti en me disant qu’il me laissait jusqu’à la fin des cours pour réfléchir, qu’il avait d’autres chats à fouetter avec le cambriolage de la salle informatique, et il a verrouillé la porte de son bureau. Quand il est revenu, il a mis un mot dans mon carnet de correspondance pour convoquer mes parents, il me l’a jeté au visage en me disant « Rachid Mahi va être très déçu » et il m’a foutu dehors.

Quand je suis rentré, Yacine a vu tout de suite que ça n’allait pas. Je lui ai tout raconté. Encore une fois, il a décidé de jouer l’ange gardien. Son regard a changé, ses yeux clairs sont devenus noirs, étranger, comme s’il s’était transformé en bête.

— On ne peut pas laisser faire ça, on est d’accord ?

Je me souviens que ça m’a donné encore plus la trouille. J’avais envie de passer à autre chose, mais je ne voulais pas me défiler alors j’ai hoché de la tête, longuement, bêtement, comme les chiens en plastique qu’on voyait sur la plage arrière des voitures.

Et puis, je me suis laissé entraîner. Il y avait une efficacité chez Yacine, c’était vraiment un meneur. Il aurait pu faire une belle carrière. J’ai honte de le dire, mais on s’est bien marré en préparant notre coup. L’excitation a fait de nous de joyeux branquignoles. Yacine a fouillé dans la commode de notre chambre, tout au fond, il cherchait dans nos vêtements d’hiver. Ta tin ! Il a sorti triomphalement les cagoules qu’on mettait pour aller à l’école quand on était gamins. Il en a enfilé une en forçant puis m’a lancé l’autre. On rentrait à peine dedans. Ensuite, on s’est habillé de vêtements sombres. C’était un jeu pour moi, lui se prenait probablement un peu trop au sérieux. Il m’a exposé son plan, avec la précision de Clooney dans Ocean’s Eleven. Il voulait rentrer dans le bureau du proviseur pour y laisser un message. Il répétait, ça va le calmer. Je n’ai pas vu que c’était n’importe quoi, que ça n’allait rien apaiser du tout. Je crois que j’avais juste envie de faire quelque chose face à l’injustice, même un truc débile. Il a fait le tour de la pièce, puis il a montré du doigt l’énorme ours en peluche que nous partagions dans notre chambre. Voilà, on va le poser sur la chaise du directeur. C’était ça son plan. Une blague de môme. Ce devait être juste ça.

On a fait le mur. On n’habitait pas très haut, on n’était pas lourd. On a jeté l’ours en bas, et on a glissé le long de la gouttière. Comme des pompiers, ou presque. Les rues étaient désertes, on a pu atteindre le lycée rapidement. Je crois que personne n’aurait laissé deux ados déambuler dans la cité la nuit avec un ours en peluche géant. On est arrivé sans problème devant la grille. Un ombre a bougé dans la cour du lycée.

— Et merde, a murmuré Yacine.

La salle d’informatique avait été cambriolée, des types avaient piqué tous les MO6 du plan « Informatique pour tous ». Ils n’ont pas dû être déçus. Au final, la porte du local était cassée. Et le directeur avait demandé à une société de gardiennage de surveiller la salle en attendant que tout soit réparé. Manifestement, le gardien patrouillait aussi la nuit.

— On se tire, j’ai dit.

— Arrête, c’est maintenant que ça devient drôle, qu’il m’a répondu.

Et il m’a exposé son plan. J’ai mesuré le temps d’une ronde complète avec ma montre. Trente minutes. Pour Yacine, c’était large. Il a réparti les rôles. Il devait rentrer dans le bâtiment, pendant que je restai en bas pour faire diversion et permettre de fuir, exactement vingt minutes après son entrée dans le bureau. On avait de la marge. Synchronisons nos montres, m’a-t-il dit comme dans un film de braquage. Il était tout excité.

Une fois le gardien passé une nouvelle fois, Yacine a lancé l’ours par-dessus la grille et il m’a dit de le suivre. Ça n’a pas été très difficile de rentrer dans l’établissement. On savait qu’il y avait un trou dans le grillage, à l’intérieur d’une haie de thuyas. Tout le monde s’en servait pour se barrer acheter des bonbecs pendant les heures de perm. À l’époque les lycées n’étaient pas de vrais bunkers comme aujourd’hui. On est rentrée comme dans un moulin.

On a récupéré l’ours au pied de la grille et on s’est pointé devant le bâtiment et là on s’est retrouvé bloqué comme deux cons. Je ne sais pas pourquoi, on a pensé que la porte allait être ouverte, comme en journée. Yacine ne s’est pas découragé, il s’est approché d’une fenêtre et a cassé une vitre avec son coude, en se protégeant avec l’ours en peluche. Il a fait tomber les morceaux de verre qui restaient accrochés et il s’est glissé à l’intérieur. Il a lu la peur dans mon regard.

— Pas de panique fréro, je monte, je pose l’ours, tu déclenches l’alarme et hop, on se tire. C’est du gâteau.

J’ai hoché la tête et je lui ai passé la peluche. Il a disparu dans le couloir. Je me suis éloigné pour planquer, en gardant une vue dégagée sur le bâtiment administratif. J’avais presque la main sur le signal d’alarme. Je jetais un œil régulier sur ma montre. Je me souviens que je l'ai maudite parce que le temps semblait s’écouler au ralenti.

L’ombre du veilleur est apparue près du bâtiment administratif. Je n’ai pas compris pourquoi si tôt. Je me suis figé, gagné par le vertige, appuyé sur le mur pour ne pas basculer. J’ai cru qu’il allait passer son chemin, mais il s’est arrêté devant et s’est tourné pour allumer sa clope en se protégeant du vent. C’est là qu’il a dû voir la vitre brisée, mais il n’a pas réagi de suite. Il a repris sa ronde, puis il a stoppé devant la cabine téléphonique du lycée pour passer un appel. J’étais soulagé et j’ai baissé ma vigilance. Je n’ai pas prêté attention à la lumière qui s’allumait dans le bâtiment proche du lycée. C’était l’appartement du proviseur. Ma montre n’indiquait toujours pas le moment d’actionner l’alarme, j’ai patienté encore. Le gardien a tourné un moment autour de la cabine, le temps de finir sa clope, puis il s’est rapproché de la fenêtre brisée et s’est posté le long du mur en embuscade. C’est là que j’ai compris qu’on était fichu. J’ai regardé ma montre, le temps n’avait toujours pas bougé. Je l’ai secouée, elle s’était arrêtée. Combien de temps s’était écoulé depuis que Yacine était entré dans le bâtiment ? Je n’en avais aucune idée.

Le proviseur a rejoint en robe de chambre le veilleur de nuit. J’ai vu le ciel se teinter de bleu, le clignotement hypnotique des gyrophares qui éclairait la nuit. Les flics arrivaient, sirène éteinte. Foutu pour foutu, j’ai actionné l’alarme incendie. C’était le signal qu’attendait Yacine, j’ai vu son ombre se déplacer à l’étage dans le bureau, abandonner la silhouette de l’ours en peluche sur la chaise du proviseur. Il est descendu, puis il s’est glissé par le carreau brisé. Le veilleur de nuit l’a plaqué au sol. Ma diversion n’avait servi à rien, qu’à précipiter sa chute.

Le bruit de l’alarme n’a inquiété personne. J’ai vu la police arriver et le visage de Yacine me chercher du regard. Il m’a repéré et m’a fait un signe du menton. Tire-toi. Alors, je me suis barré, j’ai longé les murs, tourné au coin du bâtiment et je me suis enfuis par le trou dans la haie.

J’avais merdé dans les grandes largeurs. Et tu sais, quoi ? Le type qui avait fait le tag s’est dénoncé le lendemain. Cela n’a pas été suffisant pour sauver Yacine. Je ne me souviens plus très bien du tourbillon qui a suivi ensuite. Il a été renvoyé. Il ne m’a jamais balancé, mais le paternel savait bien sûr. Ce qui l’a condamné aux yeux du juge ? Je n’ai jamais su ce qu’il lui était passé par la tête, mais il avait trouvait l’ours trop enfantin, alors il a saisi le coupe-papier sur le bureau et l’a planté dans le cœur de l’ours. Ça avait plus de gueule comme ça, pour la justice, c’était une menace de mort explicite. Et Yacine, mon putain d’ange gardien s’est retrouvé en tôle. Il a vrillé ensuite, mais pour moi, il a joué son rôle jusqu’au bout. Mon ange gardien a explosé en vol, et moi, je l’ai trahi. Je m’en suis longtemps voulu. Après, c’est lui qui m’a lâché, mais c’est une autre histoire.

À suivre…


La dose de flow

Musique

Cette semaine, je vous partage un morceau de Skáld, un groupe français d’inspiration celtique, qui utilise des instruments anciens et chante en vieux norois.

Voici le titre Rún :

SKÁLD - Rún (Official Music Video)

À suivre

Je vous avoue que je suis à fond en ce moment dans l’univers de la Plaie. Je trouve de nouvelles idées partout, j’ai envie de développer d’autres personnages dans des nouvelles. Je vis par et pour la Plaie et j’espère que cela vous sied.

En attendant le prochain épisode, je vous souhaite un merveilleux week-end !

— mikl 🙏