La Plaie - Épisode 28 – Le Flow #185

Où je vous présente l’épisode 28 de la Plaie, « Sortie de piste », et vous parle de Rachel Zegler.


Newsletter   •   02 décembre 2023

Hello les amies,

Ce chapitre a encore été une étape difficile, d’abord parce qu’il est long et intense, mais surtout parce qu’il clôt la deuxième partie de mon roman. Je me suis mis un peu de pression pour terminer cette phase de manière propre, certainement avec la crainte aussi de ne pas être à la hauteur des attentes suscitées.

Le voici, ce chapitre 28, après 10 mois de travail, 430k signes et le sentiment d’avoir posé des fondations solides pour la troisième et dernière partie. Merci infiniment, chères lecteurices, de suivre et de vivre l’aventure avec moi !

Pour lire le début du roman, c’est par ici :

J'ai toujours prévu de faire un fichier complet qui reprend tout le roman, pour faciliter le rattrapage. C'est la fin de la deuxième partie aujourd'hui, je me suis dit que vous pouviez encore patienter, la semaine prochaine, j’espère 😛

En attendant, bonne lecture !


La Plaie - Épisode 28

Sortie de piste

Sortie de piste

Hector marchait dans les rues de Paris, mû par une étrange détermination. Il n’avait plus froid, un feu brûlait en lui, un démon l’habitait, prêt à lui dévorer les entrailles, il le sentait dans ses tripes. Ses pensées se bousculaient, déclenchaient des flots d’émotions contradictoires. La descente dans les souterrains, la confrontation avec Klineman, la visite chez Éric Frey, la Plaie palpitait en lui, comme si tous les deux étaient liés. Marque indélébile. Des flashs lui revenaient, le sang, les éclairs lumineux du drone, le son assourdissant, l’odeur de poudre et de mort. Une rage incontrôlable bouillonnait en lui, comme lorsqu’il s’était jeté dans l’antre de la bête, prêt à forcer l’entrée de la salle de spectacle. Il ressentit une douleur insoutenable, soudain, et la force du corps puissant de Vitale qui l’avait heurté pour le tirer de ce mauvais pas. Souffle court. Son ange gardien n’était pas là cette fois, il ne pouvait assurer ses arrières. Il était seul. Il envisagea de l’appeler, puis renonça. Ses tripes lui disaient que c’était un combat solitaire, seul face à son démon, seul pour regarder en face une vérité qu’il touchait presque maintenant, mais qui sans cesse lui échappait, terrée en lui. Il pouvait lui donner la chance d’émerger, lui seul avait ce pouvoir.

Hector avançait comme un zombie, mais il ne marchait pas au hasard, sa colère avait le visage d’un avocat arrogant, chaque pas le rapprochait de maître Brochard. Son cabinet était situé dans le Vème arrondissement, rue Buffon, près du jardin des Plantes. Il sentait un poids compresser sa poitrine, son ressentiment enflait. Il dépassa la gare de Lyon et noya son regard dans la Seine sur le pont d’Austerlitz. Il pensait que la présence de l’eau allait le calmer, elle avait toujours cet effet. Le ballet des péniches à hydrogène ne fit que remuer le couteau dans la plaie, la douleur d’un monde qui avait changé, malgré lui, malgré tout ce qu’il avait tenté pour éviter la catastrophe. Aurait-il vraiment pu dévier le cours l’histoire, lui Hector Mahi, petit flic de la BAC ? Est-ce qu’aujourd’hui le monde serait différent s’il n’avait pas échoué ? Il tenta de se raccrocher au présent, de trouver un sens à la mort d’Éric Frey, mais tout ce qu’il entrevoyait décuplait son sentiment d’échec. Cet attentat avait fait une autre victime. Malgré la folie de cet écrivain, malgré son sacrifice, malgré son obsession dévorante, ou peut-être à cause d’elle, Hector se sentait proche de lui, hanté par les mêmes fantômes, le regard happé par les mêmes visages, perdu à chercher l’humanité dans l’inhumain. Seul un secret les séparait. « Est-ce qu’il sait ? » Bordel Hector, fais un effort, ouvre les yeux !

Il fit un détour par le jardin des Plantes. Il jouait dans sa tête la scène à venir, sa discussion avec l’avocat, il appréhendait sa rigidité professionnelle, son aisance légendaire. Maître Brochard avait-il poussé Éric Frey ? Métaphoriquement, il en était convaincu. Avait-il démoli les dernières fondations de sa foi dans l’Homme ? Oh, il entendait d’ici les arguments, toujours les mêmes. « M’enfin Mahi, vous le savez bien, un suicide est toujours multifactoriel, il révèle surtout les failles, les fragilités de son auteur. » Les harceleurs s’en sortent toujours trop facilement. « M’enfin, Mahi, je n’ai quand même pas jeté Frey par la fenêtre, je n’ai fait que poser des questions, c’est mon boulot. Et Frey, n’était pas ma bête noire, juste un petit grain de sable qui pouvait gripper les rouages de la justice que je réclamais pour mon client. Il n’y a jamais rien eu de personnel entre nous. »

Hector décida de passer par la cage des Orangs-outans. La tristesse dans leurs yeux reflétait sa propre détresse, mais eux avaient cessé de chercher à savoir pourquoi. Ces grands singes tournaient dans leur prison sans trouver d’issue, ils avaient rendu les armes il y a bien longtemps. Coquille vide, sans humanité, sans plus d’animalité. Hector tournait dans sa tête, en rond, en carré, il lui manquait quelque chose, une info, une pièce du puzzle, une réponse à une question qu’il ne pouvait pas formuler. Les yeux fermés il se frappa le haut du crâne de son poing, la tête jetée en arrière, pour déclencher un choc, un déclic. Rien ne vint. Les singes n’avaient pas bougé. Ils le voyaient pourtant, mais Hector n’existait pas vraiment dans leur univers désert. Il semblait un fantôme pour eux. Hector tenta d’établir un contact, la main posée sur la vitre en plexiglas. L’animal le plus proche le regarda faire, sans ciller, il n’esquissa pas même un mouvement. À quoi bon ?

Hector reprit son chemin et rejoignit la longue allée en terre qui se prolongeait jusqu’au Muséum d’Histoire naturelle, sous les platanes dénudés. Dans les plates bandes, les rosiers sans fleur avaient été taillés court. Autour de lui, la grisaille de Paris l’enveloppait, la nuit s’annonçait et un brouillard glacial tombait sur la capitale. Les silhouettes des rares promeneurs devenaient irréelles. Chacun de ses pas le plongeait dans une humeur toujours plus maussade. Seul.

Il sortit du jardin directement par la rue Buffon, à quelques numéros du cabinet Brochard. Il savait alors qu’il aurait dû faire demi-tour, mais il poursuivit. Arrivé devant l’immense porte cochère, devant la plaque dorée qui signalait la présence de l’avocat, il sonna à l’interphone. Hector retint son souffle, il ne voulait pas se défiler, mais il espérait que personne ne lui ouvrirait. Il n’avait rien à faire là, témoin dans le procès à venir. Une voix féminine lui demanda de se présenter. Il s’annonça simplement, Hector Mahi, sans préciser qu’il était de la police. Est-ce qu’il avait un rendez-vous ? Il écarta la demande d’une réponse évasive, j’ai des éléments que maître Brochard attend, c’est tout comme.

La secrétaire dut vérifier s’il était vraiment bienvenu, car elle ne lui ouvrit pas immédiatement. Hector patienta, il savait que Brochard serait intrigué. Après une ou deux minutes, un buzz électrique lui confirma l’ouverture de la porte, il la poussa sans hésiter. Dans le grand hall surchargé de dorures, il dédaigna l’ascenseur et gravit à pied l’escalier monumental. Le tapis rouge sang lui indiquait la direction à suivre, sa couleur résonnait harmonieusement avec les tiges de laiton qui le maintenait en place, chaque pas était étouffé par l’épaisseur inhabituelle de l’étoffe.

Devant la porte cossue, il voulut jouer les durs, donner le ton. Il ne sonna pas avant d’entrer, en dépit du panneau qui suggérait cette mesure de politesse, et ouvrit brusquement la porte. La décoration était pompeuse, les tapis rouges étaient comme dans le hall, les immenses lustres en cristal s’affichaient comme la preuve du mauvais goût de Brochard. Comme au prétoire, il cherchait à en mettre plein la vue. La secrétaire releva la tête derrière son comptoir et prit un air contrit.

— Je suis désolé, monsieur Mahi, maître Brochard n’aura pas le temps de vous recevoir. Vous pouvez me confier vos documents, je lui remettrai. Laissez-moi également un numéro pour vous joindre, maître Brochard vous rappellera en cas de doute.

Hector l’ignora et s’avança vers le couloir qui, à l’évidence, menait au bureau de l’avocat. La femme tenta de l’arrêter.

— Monsieur Mahi, maître Brochard n’est pas disponible, il est en rendez-vous.

Elle avait réussi à le devancer en se précipitant pour lui bloquer le passage. Hector semblait flotter. Avec une lenteur inhabituelle, il sortit sa carte de police qu’il agita sous le nez de la femme. Elle recula la tête pour pouvoir le lire, puis s’écarta la bouche ouverte. Ses protestations restèrent coincées dans sa gorge. Bien sûr qu’un policier ne pouvait débarquer chez un avocat, comme ça, sans avoir prévenu le barreau. Hector s’en fichait et la femme vit dans son regard que rien de ce qu’elle pourrait dire ne l’arrêterait. Elle le suivit sans un mot dans le couloir, histoire de pouvoir se justifier aussitôt qu’Hector ouvrit la porte au bout du couloir.

— Je suis désolé, maître, je n’ai pas pu l’arrêter !

Maître Brochard leva les yeux de son écran d’ordinateur portable, entouré de volumineux tomes de procédure. Il fit mine de prendre quelques secondes pour comprendre la nature de l’intrusion. Il plissa les yeux comme pour fouiller au fond de sa mémoire et prétendit seulement reconnaître Hector.

— Tiens, tiens, dit-il en souriant.

Il rassura sa secrétaire d’un geste de la main, une manière de lui dire qu’il prenait le relais, une façon élégante de la congédier.

— Ce n’est rien, Cécile, ce n’est rien. Quand on parle du loup dans la presse, il sort du bois. Si vous me pardonnez l’expression, monsieur Mahi. Capitaine, commandant, je ne sais plus, avec vos décorations et vos promotions, c’est difficile de suivre.

Il n’avait toujours pas quitté Hector des yeux. Cécile ce ne fit pas prier et quitta la pièce. Quand la porte se fut refermée, Brochard poursuivit.

— Donc, nous y voilà ! Enfin, je rencontre le soi-disant héros du v13 !

— Je ne suis pas un héros, je n’ai jamais rien demandé.

— Vous savez que vous n’êtes pas censé venir me voir avant le procès. Vous allez témoigner, je vous le rappelle.

— Oui, j’ai découvert ça, vous allez me faire citer. Mais ce n’est pas encore fait, il me semble. Votre huissier n’est pas encore venu me voir. Je n’ai rien reçu d’officiel. Vous savez, il y a des dizaines d’avocats plus dignes que vous sur la place de Paris. Et il a fallu qu’il vous choisisse pour vous représenter. Vous le vouliez à tout prix, ce procès. Qu’est-ce que vous avez lui avez promis pour qu’il vous choisisse ?

— C’est le talent, que voulez-vous, juste le talent.

Hector se tenait immobile, tendu, les poings serrés. Cette provocation le tira de sa torpeur, il s’avança vers le bureau, tira un fauteuil Louis XVI, et se laissa lourdement retomber sur le siège. Le fragile fauteuil couina sous son poids. Hector n’avait pas l’intention de se laisser impressionner, mais il avait besoin de trouver comment il allait aborder l’avocat. Il s’en voulut de n’avoir pas préparé de plan durant son trajet. Pour se donner une contenance, une assurance qu’il n’avait pas, il observa le bureau autour de lui, en hochant la tête comme un invité impressionné par le luxe de la demeure de son ami.

— Vous avez raison, asseyez vous monsieur Mahi, le titilla l’avocat. Je manque à tous mes devoirs.

— C’est commandant, répondit Hector avec un temps de retard.

— Fort bien. Alors, vous avez lu la presse, c’est ça ? Mon huissier va vous faire parvenir votre convocation en temps voulu, ne vous inquiétez pas.

— Ce n’est pas pour ça que je suis là. J’ai quelques questions à vous poser.

— Sur le procès ? À ce stade, c’est moi qui me pose des questions, monsieur Mahi, sur le déroulé de la soirée.

— Éric Frey, vous connaissez, poursuivit Hector, déterminé à ne pas se laisser embobiner.

— Je n’ai jamais eu le plaisir de le rencontrer personnellement, mais oui, commandant, je le connais. C’est de ça dont il s’agit ?

— De ça ? De sa mort, Brochard, n’ayez pas peur des mots ! Frey vous gênait beaucoup, non ?

— Non, commandant, Frey n’est ni victime, ni témoin, c’est une personne insignifiante dans ce procès. Notez que j’ai beaucoup de respect pour Éric Frey, je ne suis pas un fan, mais j’admets que certains de ces textes sont percutants. Mais, son prochain manuscrit pouvait desservir mon client. Je lui ai fait savoir.

— Vous l’avez menacé, harcelé, vous voulez dire. Une procédure en référé vous êtes sérieux ?

— Je ne l’ai pas menacé, j’ai simplement partagé mes intentions sans dissimulation. Quel choix est-ce que j’avais ? Il m’a dit qu’il publierait le texte quoi qu’il arrive, que rien ne l’arrêterait. Sa gloire est ternie depuis longtemps, mais il pensait produire son meilleur texte. C’était son grand retour, me disait-il. Sur le dos de mon client ? Avant le procès ? Inadmissible !

— Alors vous l’avez poussé à bout, c’est ça vos méthodes ?

— Vous savez qu’il était fragile ? Vous imaginez…

— Taisez-vous !

Hector avait hurlé et s’était levé en cognant des deux poings sur le bureau de l’avocat. Les deux bras plantés sur l’écritoire en cuir, Hector s’était penché, son visage n’était maintenant qu’à quelques centimètres de celui de Brochard. L’avocat ne cilla pas et campa sur sa position sans céder un pouce. Hector continua, sans se rasseoir.

— Vous n’aviez même pas lu son texte. Comment pouviez-vous savoir ce qu’il allait raconter ?

— Éric a contacté mon client en prison. Ils se sont parlés et pendant ces entretiens, mon client a rapporté qu’il était agressif. Lors de nos échanges, ils étaient confus. Vous savez, commandant, j’avais peur que le jugement d’Éric Frey soit brouillé. Éric Frey était perturbé par le fait que Salim A. ait vécu dans son environnement. Ils ont fréquenté le même lycée, le même quartier, à quelques années d’écart évidemment, mais nous avions peur que cette proximité crée un malaise dans l’esprit d’Éric, que cela pèse sur son objectivité. Pour ce que j’en sais, l’enquête pour son roman était totalement à charge, comme on dit. Je n’arrivais pas à le raisonner. Salim A. craignait que son point de vue ne soit pas respecté.

— Et alors ? Éric Frey ne vous doit rien. Il écrivait un roman, une pure fiction, bordel, ça méritait de le pousser à bout ?

— Mon boulot, commandant, c’est de faire ce qu’il faut pour défendre mon client. Je dois détruire tout ce qui peut retourner l’opinion contre lui. On peut le déplorer, mais c’est la réalité du métier.

— L’opinion publique, cher maître, pense déjà que c’est un terroriste et qu’il doit moisir en tôle.

— Commandant, on a un problème d’impartialité dans ce pays. Vous êtes un peu juge et partie non, monsieur le héros ? Heureusement qu’il y a des avocats qui veillent au grain. La défense a des droits.

— Des droits ? Votre client est hébergé par la République. Il se pavane dans les médias à chaque occasion. Sa seule présence, sa seule existence est une insulte à tous ceux qui sont morts ce soir-là.

Hector se tut brusquement. Il s’était encore rapproché de maître Brochard. L’avocat bombait le torse dans son costume hors de prix. C’était un expert de la provocation, une star des prétoires, amateur de la défense de rupture, le genre de type qui aurait même agacé le plus zen des moines bouddhistes. Il avait un talent hors du commun pour mettre le feu aux poudres en une phrase.

— Salim regrette beaucoup son geste. Il a beaucoup changé. Ni vous ni Éric ne l’empêcherez d’avancer sur le chemin de la rédemption.

Hector ne perçut pas la manière dont il plaçait ses jalons et explosa. Il balaya ce qui se trouvait sur le bureau d’un geste rageur, les dossiers se mélangèrent, des feuilles volèrent, l’ordinateur portable heurta le sol.

— Vos lettres étaient en évidence chez lui, éructa Hector, je les ai lu, vos basses menaces, votre chantage autour de son divorce et de ses enfants, hein, vous croyez que c’est la routine ? Tous les coups sont permis ? Vous êtes répugnants, vous allez payer pour ça, bordel. Alors, après, la Justice pourra s’occuper de Salim et de tous ses complices. Vous n’avez pas tous les droits, Brochard, certainement pas celui de menacer des citoyens ou de salir des victimes.

Maître Brochard était sonné, mais en vieux routier, il n’en laissa rien paraitre. Il recula, mais parvint à garder son calme. Il en avait vu d’autres, pour lui c’était un jeu. Et il était convaincu que la meilleure défense était l’attaque.

— Et si nous parlions de vous, commandant ? Comment se passe votre traumatisme ? Est-ce que vous pensez qu’il vous donne tous les droits ? Le droit de débarquer ici et de m’intimider parce que je fais mon travail ?

Hector recula son visage sous l’effet de la surprise.

— Parce que oui, commandant Mahi, je me pose des questions sur votre rôle dans tout ça. Pourquoi avez-vous mis tant de temps à arriver ? Vous étiez la voiture de patrouille la plus proche de l’attaque. Vous auriez dû être les premiers sur place, non ?

— Nous avons dû prendre le temps de rejoindre notre voiture. C’était déjà le chaos.

Brochard avait réussi à mettre Hector, sur la défensive, il poursuivit, comme dans une répétition du procès à venir.

— Vous avez laissé mourir des collègues à votre place, c’est tout ce que je vois, monsieur le héros. Et là-bas dans le Bataclan, pourquoi en êtes vous ressorti ? Vous avez abandonné les otages. Est-ce que vous saviez que ça allait péter ?

— Taisez-vous !

— Ou peut-être que votre relation avec le terrorisme est ambiguë, Hector. Ou bien dois-je dire, Kaîs ?

— Stop !

— Votre frère, comment-est il mort, Hector ? Hein, allez, vous allez cracher le morceau ?

Hector se jeta par-dessus le bureau et de sa main gauche, attrapa Brochard par sa cravate pour le tirer à lui. Dans le même temps, sa main droite sortit machinalement son arme de son holster. Hector voulait que ça cesse, il voulait que Brochard se taise. Brochard était désormais livide, la panique se lisait soudain dans ses yeux ronds comme des billes, aux pupilles dilatées. Il ne tarderait pas à suer. Hector plaça le canon de son arme sur la tempe de l’avocat incrédule, qui réalisa seulement que son jeu dangereux ne bénéficiait pas au cabinet de la protection du tribunal. L’esprit d’Hector était hors de portée, il était parti ailleurs, l’adrénaline pulsait dans ses veines, il vit les fantômes danser autour de lui, ceux du v13, ses compagnons. Il vit le rictus et la rage dans le visage d’Alix avant sa fuite remplacer la morne suffisance dans l’attitude de l’avocat. Alix s’était enfui parce qu’il n’avait pas osé presser la détente pour l’arrêter. Hector le vit comprendre qu’il avait joué avec le feu et que son heure était venue, il vit Brochard regretter, il l’entendit implorer son pardon. Maître Brochard ferma les yeux. Hector se demanda si c’était pour ça qu’il avait survécu, pour culminer dans cet instant, accomplir un sacrifice, guidé par la main du destin, d’un invisible marionnettiste, justicier du talion occupé à rétablir l’équilibre dans ce monde. Sa main se crispa sur son arme. Était-ce vraiment sa destinée ? Il pensa à son frère, son visage l’apaisa. Il se demanda s’il allait le rejoindre, quand il le vit froncer les sourcils, le tancer, il comprit que ce n’était pas ici dans ce bureau que tout devait se terminer. Le temps s’étira encore, puis Hector sursauta, comme s’il venait de se réveiller, comme s’il se demandait ce qu’il faisait là. Hector relâcha sa prise, Brochard bascula en arrière pour retomber sur son siège. La mousse du cuir du fauteuil s’affaissa doucement dans un soupir de soulagement. Ivre d’adrénaline, Hector trouva cela étrangement amusant. Comme s’il craignait de réveiller un enfant qui dort, comme s’il voulait retarder le retour à la réalité après une étrange parenthèse, comme s’il pensait que l’avocat l’oublierait et qu’il allait disparaître, avec une lenteur infinie, il laissa sa main redescendre, celle qui tenait son arme. Il n’osait plus regarder l’avocat dans les yeux. Brochard en tremblait encore, il avait perdu de sa superbe, sa cravate était froissée, les pans de sa chemise débordaient de son pantalon, mais il savait qu’il avait gagné. Maître Brochard était toujours pâle, mais il sut trouver pour la première fois des mots apaisants.

— Commandant, pour revenir à Éric Frey, laissez-moi vous montrer quelque chose.

Il leva ses mains comme quelqu’un qui baisse les armes et sort le drapeau blanc. Dépassé par son geste, porté par les événements, Hector ne réagit pas quand Brochard ouvrit un tiroir. Il attendait le coup de grâce qu'il devinait dans son rictus de victoire.

— Voici un accord que nous avons signé avec Éric Frey. J’en ai ici deux exemplaires, je devais lui envoyer sa copie. Allez-y, vérifiez sa signature. Nous étions tombés d’accord. Il avait accepté de retarder la sortie de son roman. Le dossier était clos.

Avec une grande lassitude, Hector rengaina son arme. Il avait sérieusement merdé, il avait craqué, donné un levier à Brochard pour le procès à venir et lui avait tendu sur un plateau d’argent. L’avocat regardait Hector sans un mot les deux mains posées à plat sur son bureau. Il n’avait pas besoin de parler, il avait juste à attendre le dénouement, la sentence que la conscience d’Hector allait lui infliger.

Dans la tête d’Hector, le délibéré avait déjà commencé. Il tourna les talons, ouvrit la porte et quitta le bureau sans la refermer. Livide, il traversa l’accueil du cabinet. La secrétaire le regarda s’éloigner sans un mot, effarée. Elle avait sûrement tout entendu. Il jeta un dernier regard à la caméra dans le coin de la pièce. Pas besoin de cacher son visage. Il était foutu.


Il profite maintenant de l’instant. Son appartement est petit, mais Hector l’aime, il aime la vue sur la ville, à cette hauteur, elle lui donne l’impression de la comprendre. Vautré dans son canapé, face à la baie vitrée, tout lui semble si lointain et si facile. Son blouson traîne à ses pieds, il s’en moque. Il jette la tête en arrière pour avaler une grosse goulée de Whisky, son verre est déjà vide. Ça l’amuse, il rit parce qu’il sait qu’il n’a pas encore atteint le fond de la bouteille. Il se ressert, il a le temps, tout le temps du monde, l’éternité. Il ne survivra pas à cette bouteille. Il tient plutôt bien l’alcool. Ce soir, le fond de la bouteille lui parle pour l’attirer dans ses abîmes, c’est son destin, c’est son amour, il ne peut pas lui dire non, ce serait impoli et Hector est bien élevé. Il se souvient qu’il n’a pas eu le temps de passer voir son père, il pense à son frère aussi, son sourire lui noue la gorge, ça le ferait presque hésiter. Il se ressert et avale une nouvelle lampée. Il cherche le feu, la brûlure de l’œsophage. Sa tête tourne un peu, au loin, les lumières de la ville l’éblouissent, il ferme les yeux. Il est dans le Bataclan. Son rythme cardiaque s’accélère. Ses jambes se crispent, il les tend pour augmenter la pression de son dos sur le canapé, le moelleux devient dur, il est dans le couloir, adossé à un mur de béton face à une porte battante. Son salon a disparu, il ne le voit plus, il ne remarque plus rien, il est ailleurs, dans un autre temps, une autre dimension, deux ans plus tôt. Il ne voit pas qu’une lumière verte est allumée en haut de l’écran de son ordinateur portable posé sur la table ronde de la salle à manger. Depuis combien de temps ? Depuis qu’il est rentré. Trop préoccupé, il n’a rien remarqué. Quelqu’un l’observe à distance, mais devant ses yeux, c’est une autre caméra qu’il voit, celle d’un drone qui flotte devant lui, on l’observe, oui, par un œil de verre qui lui renvoie en reflet sa propre image défaite. Hector doit réagir, il doit se défendre. Riposter. Hector lâche son verre de Whisky, il tombe en faisant en bruit lourd sur le sol, se brise, le reste du liquide brun se répand, un peu visqueux, comme une mare de sang. Il a peur, ça fait partie du métier, mais ses mains ne tremblent plus. Il a retrouvé ses réflexes. Instinctivement, il déboutonne la sangle en cuir qui maintient son arme dans le holster. Il doit faire vite, ils ont besoin de lui. Il extrait son arme de sa sacoche. Ses yeux sont toujours clos, il n’a pas besoin de voir pour savoir ce qu’il doit faire. Il déverrouille la sécurité de son arme. Le vertige fait tourner le monde autour de lui. Il sait que le temps lui est compté. Il place d’abord son arme sur sa tempe, puis se ravise, l’insère dans sa bouche. Le goût de poudre est écœurant, il ne l’enfonce pas trop, il manque de vomir. Sa main se crispe, il se raidit, la détente de son arme est lourde, il n’a plus de force, son visage se crispe tellement que ses yeux ne sont plus qu’une plaie boursouflée. Il se lance dans la salle de spectacle à travers la porte entrouverte, tutoie l’enfer dans un concert de cris glaçants. Hector Mahi meurt pour la deuxième fois.

Fin de la deuxième partie.
À suivre…


La dose de flow

Musique

Voici un morceau conseillé par mon fils, tiré de la bande originale du nouveau film de la saga Hunger Games (La ballade du serpent). Une ballade, voilà ce qu’évoque Nothing you can take from me, un morceau de Rachel Zegler à confluence de la country et blues.

Nothing You Can Take From Me (Boot-Stompin' Version)

À suivre

Alors, voilà, j’ai mis un peu plus longtemps que prévu à atteindre la fin de la deuxième partie, près de dix mois. Dix mois très dense, durant lequel je me suis senti progresser à grands pas. J’ai pris une pause bienvenue pour vivre l’extraordinaire expérience des Amazonies Spatiales, et produit pour l’occasion une nouvelle dont je suis fier et qui est annoncée dans un recueil à sortir en avril 2024 chez Bragelonne. Surtout ? Je suis content des deux premières parties pour le moment. Elles ressemblent à ce que j’avais en tête. Franchement, c’est déjà jusqu’ici une sacrée aventure. Tout est en place, il me reste désormais à dénouer un par un les fils de cette histoire dans la troisième et dernière partie. Accrochez-vous !

En attendant, je vous souhaite un merveilleux week-end !

— mikl 🙏