La Plaie - Épisode 29 – Le Flow #188

Où je vous présente la troisième vidéo d’Alix Klineman pour introduire la troisième et dernière partie de la Plaie, et vous parle du groupe Moriarty et du photographe Mathieu Rivrin.


Newsletter   •   23 décembre 2023

Hello les amies,

Nous voilà repartis pour une immersion dans le Paris de la Plaie. Vous n’imaginez pas à quel point je suis excité à l’idée de pouvoir enfin conclure ce texte d’ici quelques mois. J’espère bien sûr que vous m’accompagnerez jusqu’au dénouement !

Pour lire le début du roman (encore en chantier !!), c’est par ici :

La Plaie - Roman en construction

Je vous laisse avec le troisième enregistrement vidéo d’Alix Klineman, pour un épisode en deux parties.

Bonne lecture !


La Plaie - Épisode 29

Vidéo 3 de 4 - Alix K.mp4 - Gui

La nuit est tombée sur Paris. Dans son bureau sous les toits, Edgar remarque alors seulement qu’il est plongé dans l’obscurité. La lueur blême de son écran lui donne un air de Nosferatu. Il se lève, traverse la pièce en faisant grincer le parquet dans le silence du bâtiment désormais désert et allume la lumière. Il plisse les yeux pour laisser le temps à ses pupilles de s’adapter, puis retourne s’asseoir.

La machine a fini de mouliner les données, la voix, les mots d’Alix qu’elle ingurgite sur la base des précédentes vidéos. Son modèle s’affine, elle commence à percevoir certains éléments de sa propre histoire, à faire des connexions qui pourtant semblent encore invisibles. Elle est sensible aux signaux faibles. Edgar sait qu’il va travailler tard, mais il veut terminer ce soir. Il se ressert un thé, maintenant un peu tiède. Peu lui importe. La faim extirpe un gargouillis de son estomac. Il a pitié et sort le reste d’un paquet de biscuit de son tiroir. En dessous, il retrouve son matériel expérimental, ses premiers prototypes. Le téléphone qu’il avait prêté Hector est là, il fonctionne toujours. Ça le fait sourire, son cœur se réchauffe d’une fierté oubliée. Il a tiré le maximum de la technologie dont il disposait alors. Aujourd’hui ses outils ont progressé, ils sont entrés dans les mœurs, la police scientifique les utilise tous les jours. Il se sent dépossédé de ses inventions. Elles lui ont échappé. C’est peut-être ça dont il doit être fier, de les avoir laissées se détacher de lui. Il regarde son écran. Pas Livia, ça, il ne pourrait pas supporter de ne plus l’avoir près de lui.

Le téléphone d’Hector lui renvoie un flash, un visage, un sourire fugace. Il le chasse. Pas parce qu’il veut l’oublier au contraire, parce qu’il sait où ses pensées l’emmèneraient. Il a encore du travail. Il ne peut pas se permettre, pas maintenant. Il ferme le tiroir et grignote son biscuit, lentement, en le savourant, en le rongeant comme un castor du bout de ses incisives. Il ne le trempe pas dans le thé qui a refroidi, ce serait un sacrilège. Il veut le sentir croustiller, craquer, c’est ce rituel qui l’apaise. Le sucre et le chocolat lui donnent un coup de fouet, l’énergie de poursuivre sa tâche.

La machine est prête à ingérer la suite des données. Livia. Il n’ose pas l’appeler comme ça, pas trop souvent en tout cas. Il évite en public, pris d’une culpabilité écrasante. Il sait que c’est un programme sorti de son esprit, un squelette qui a pris sa chair dans les données qu’il lui a injectée. Peut-être que sa réticence à ne pas paraître trop familier, trop proche avec son ordinateur tient de la pudeur, une façon de ne pas admettre la force du lien qu’il a développé, la fascination, la fierté avec laquelle il considère sa création. Peut-être que c’est la peur aussi, la peur de l’ombre qu’il sait palpiter dans son cœur de silice et d’octets.

Livia ne s’impatiente jamais, mais Edgar ne veut pas la faire attendre. Il lance la troisième vidéo d’Alix Klineman, celle qui avait fait basculer l’opinion d’Edgar sur le jeune homme. Jusqu’ici Alix avait laissé déborder sa rage. Il était excité, parfois confus, on aurait pu y déceler une certaine démence. Dans cette nouvelle vidéo, il était apaisé. La peur qui le guidait dans les précédents enregistrements avait cédé la place à un mélange de résignation et de détermination, comme si l’histoire était écrite, comme s’il l’avait compris et accepté son destin. Il avait fait son choix, deux ans plus tôt, sans s’en rendre compte. Ce jour-là n’était que la conclusion d’une histoire qui n’avait pas d’autre issue. Son destin était en marche. Lui seul pouvait avoir le courage de frapper fort comme lui et ses compagnons s’apprêtaient à le faire. Pour Maxime. Il y avait dans ses manières, dans son débit qui s’était ralenti, une certitude. Il ne reculerait pas, il irait au bout. La quiétude l’avait envahi, à l’écran, les traits de son visage s’étaient relâchés, et il parvenait à sourire, les yeux brillants de tendresse, en évoquant sa rencontre avec Éric Frey.


Je me souviens comme Éric m’avait fait peur. Ça me paraît ridicule aujourd’hui. Il me semblait inquiétant, car dans ses yeux, brillait quelque chose qui montrait qu’il nous avait déjà quittés, qu’il n’était plus parmi nous, qu’il vivait dans une autre dimension, un autre plan de l’espace. Car oui, à sa manière, il était fou, excessif, son regard pénétrant était flippant, comme s’il captait une autre image de nous, une représentation venue d’ailleurs, de très profond ou de très loin. Il voyait en nous des choses que nous ignorions.

Plus tard, je me suis mis à envier cette folie, cette manière de franchir les limites sans les comprendre ni même les voir, de les piétiner avec une innocence, une liberté réjouissante. Mais sur le coup, j’ai cru que j’étais grillé, que j’étais foutu.

C’était le matin, le jour se levait tout juste. Je quittais le job que j’avais trouvé près du canal pour rentrer au squat. De manière commode et discrète, j’avais un boulot qui me permettait de travailler la nuit. Je pouvais continuer à préparer notre opération avec mes compagnons le reste de la journée. Je dormais peu, j’avais une sale mine.

Le bâtiment où je bossais était impressionnant. C’était une ancienne papeterie, les anciens locaux de Clairefontaine. Ils y produisaient autrefois du papier dans une des dépendances, les autres parties servaient d’usine, d’entrepôts ou de bureaux. L’ensemble était fermé par un mur d’enceinte immense, percé d’un haut portail métallique. Les murs en meulière, les fenêtres avec des barreaux donnaient à l’ensemble l’allure d’un manoir torturé en plein cœur de Paris. Ou d’une prison. Du temps de la papeterie, la cour servait à charger les camions qui se succédaient pour pour emporter les palettes de bloc-notes et de cahiers chez les revendeurs.

Aujourd’hui, les camions tournaient toujours dans un ballet à la cadence frénétique, ils effectuaient des livraisons à longueur de journée. Le personnel déchargeait des centaines de cartons qui arrivaient par palettes entières. Ce manège a attiré mon attention. Que pouvait-il bien livrer ici ? Où le stockait-il ? Je ne voyais jamais personne charger les camions, ils repartaient à vide.

Je suis entré dans la cour, un jour où l’immense portail de métal vert bouteille était resté ouvert. J’y suis allé au culot et j’ai demandé s’ils recrutaient. Je pensais qu’il avait besoin de manutentionnaires, avec toutes les caisses qu’ils manipulaient. Je me disais que pour ce type de job, ils ne seraient pas trop regardants sur les documents que j’allais leur fournir. Et puis, le bâtiment bordait la Plaie, pas loin du squat. Un job alimentaire, mais pratique.

— Des manutentionnaires ? Non, on ne cherche pas ça. On a pas beaucoup de turn-over, mais, ajouta le gars alors que je tournais déjà les talons, si tu es à l’aise devant un ordinateur, enfin si tu sais dans quel sens tenir une souris, taper au clavier avec deux doigts et faire ce qu’on te dit, alors oui, la boîte a peut-être un boulot pour toi. On recrute toujours dans ce secteur. C’est pas fun, mais c’est un travail flexible et pas trop mal payé.

Je m’attendais à un centre d’appel. Pourquoi pas ? J’ai demandé sans y croire.

— Flexible ? On peut travailler la nuit ?

Compte tenu de ma situation, caché derrière l’identité de Maxime, je préférais vivre la nuit. C’était le moins risqué.

— Bien sûr, on fait les trois-huit, ici.

C’est comme ça que j’ai été embauché en contrat à durée déterminée, pour commencer. Ça m’allait bien, je n’allais pas faire de vieux os dans le coin de toute façon. Ils n’ont pas cherché à tester mes compétences, je crois qu’en fait ils prenaient tout le monde.

C’est vrai que le travail ne demandait pas vraiment de compétences. Dans une pièce gigantesque, des opérateurs étaient alignés à perte de vue, comme des poulets en batterie, sauf que chacun se tenait devant un ordinateur. Ce n’était pas un centre d’appel, c’était bien pire. Un job purement mécanique, des journées passées derrière un écran à enchaîner des tâches répétitives. Et pour quoi faire ? Pour entraîner des modèles d’intelligence artificielle. Des hommes, des femmes au service d’algorithmes vampires, absorbant sans fin leur capacité de discernement pour améliorer leurs modèles.

Au début, on m’a donné des images à reconnaître. C’était abrutissant, mais simple et, je dirais consensuel. Je triais des images pour marquer l’endroit où se trouvait un vélo, un feu rouge, un panneau de signalisation, comme les captchas qui servent à prouver aux sites que nous sommes bien humains. Évidemment, on nous balançait les images les plus floues, les plus pixelisées, les plus ambiguës possibles, mais je ne m’en sortais pas trop mal. J’ai compris après quelques nuits de travail que c’était juste un test pour voir si on pouvait tenir la cadence pendant des heures sans faire trop d’erreurs. En revanche, un peu plus loin, ceux qui avaient été validés subissaient une pression terrible. Beaucoup craquaient et ne revenaient pas. À mesure que les places se libéraient, je progressais d’une ou deux chaises, vers la limite de ceux qui avaient terminé leur période d’essai. Un incident est arrivé un jour et j’ai compris pourquoi mes collègues plus expérimentés étaient si pâles. J’avais atteint la dernière chaise, la dernière avant la titularisation. La tâche était la même, trier des images, mais la série d’images était d’un tout autre registre. Le type à ma droite était absorbé par l’écran, les mains crispées sur sa souris. J’ai jeté un œil sur son écran et perçu furtivement des images aux couleurs chair et sang. Des corps, des corps, les images défilaient sur son écran, dévoilant à n’en plus finir, des corps humains dans toute leur vulnérabilité. J’ai détourné le regard pour arriver à une conclusion effroyable. Mon collègue triait les images provenant de signalement sur les réseaux sociaux, les pires, celles qui vous écœurent jusqu’à la gerbe. Il était figé, confronté des heures durant à ce que l’humanité peut produire de plus dégueulasse, corps mutilés, meurtre, assassinat, décapitations, viols, pornographie extrême. Les milliers de manières d’abuser d’un corps se succédaient sur son écran dans un défilé morbide. Il ne pouvait détourner le regard, contraint de faire un choix, de filtrer ces images obscènes, de les bloquer pour que d’autres n’aient pas à les subir. Mon ordinateur a bipé pour me rappeler à l’ordre, choqué, je perdais en performance, ma propre cadence diminuait. J’ai tenté de chasser de mon esprit ces images qui continuaient à s’afficher dans un coin de ma vision périphérique, mais je ne parvenais pas oublier le supplice des corps que j’avais fugitivement aperçu.

Plus tard, le type à côté de moi a dégringolé de sa chaise dans un cri déchirant. Il s’est d’abord recroquevillé, prostré au sol, en position fœtale. Personne n’a bougé, comme si c’était normal. Personne ne voulait faire tomber sa cadence pour se retrouver à la porte le lendemain. Le type s’est retourné sur le dos et en voyant l’écran s’est mis à hurler. Je n’ai pas pu supporter et me suis approché. Il avait pris une position étrange au sol, comme un pantin désarticulé, les yeux ouverts comme des billes, hypnotisé, incapable de se détacher de l’écran. J’avais l’impression d’être téléporté dans un de ces films d’horreur, lorsqu’un des protagonistes finis par lancer la cassette VHS que le groupe a trouvé dans un cave sombre. L’homme avait ce regard brûlé de ceux dont la rétine est meurtrie à jamais, marquée d’une image qui jamais ne pourra s’effacer. Je n’ai pas cédé à l’attraction morbide, je me suis concentré sur son visage, le traumatisme que je lisais dans ses yeux happés par la lueur bleutée de l’écran était suffisant pour comprendre qu’il avait croisé le regard de Medusa. Je ne voulais pas sombrer à mon tour. À tâtons, j’ai tendu mon bras vers l’arrière et pressé l’interrupteur de son ordinateur pour mettre fin à son calvaire. La lumière pâle a disparu de son visage et il a semblé enfin me voir. Je l’ai aidé à se redresser, à s’asseoir, je l’ai pris dans mes bras. Il m’a serré très fort en retour.

Je l’ai rassuré, tenu jusqu’à ce qu’enfin il puisse parler. Personne ne bougeait autour de nous, les esprits happés par leurs propres écrans, concentrés sur leurs tâches abrutissantes. Un réseau de neurones humains chargés de palier aux déficiences de la machine. Nous n’étions plus si loin de la Matrice. J’ai raccompagné le type vers la sortie. Je n’ai jamais su son nom, je ne l’ai jamais revu. Quand j’ai voulu reprendre ma place, le chef qui supervisait le centre la nuit est sorti de son bureau et m’a fait signe de le rejoindre dans son bureau. Il avait vu toute la scène par les caméras de surveillance. J’étais persuadé qu’il allait me virer, mais non, il m’a proposé une promotion, un job plus gratifiant et plus créatif. J’allais entraîner de bots à produire du contenu pour de faux profils sur les réseaux sociaux. Il m’épargnait le traumatisme du tri des images insoutenables auquel tous devait se soumettre. Je crois qu’il voulait me remercier pour mon geste, pour avoir évité une panique dans le centre qui aurait fait baisser la productivité de tout le groupe. Grâce à moi, il allait tenir ses chiffres.

J’étais soulagé à ce moment-là. C’est ensuite que j’ai compris ce qui se tramait dans le centre. Et c’est finalement Éric Frey qui m’a aidé à ouvrir les yeux.


J’ai travaillé sur ces faux profils pendant quelque temps. Ce n’était pas si désagréable, pas aussi fastidieux que le classement des données. Dans ma nouvelle équipe, chaque opérateur se trouvait assigné un ensemble de profils auquel il devait donner une vie et une personnalité propre. Il y avait une forme de théâtralité, une improvisation agréable dans le fait d’entraîner la machine dans telle direction plutôt que telle autre, pour la faire coller à l’image que je voulais construire de ces personnages de fiction.

Pendant quelques semaines, j’ai vécu apaisé. Peu à peu, j’ai ravalé ma rage et baissé ma garde. J’ai imaginé que j’avais trouvé la paix. Au boulot, j’allais mieux, je donnais un sens à mon travail solitaire et répétitif en m’attachant à chaque profil que j’animais. Au squat, nous continuions à travailler sur nos projets annexes, produire de l’art de rue, de l’art pour tous. Une frustration a commencé à naître. Combien remarquaient nos œuvres ? C’est là que je me suis dit qu’il fallait frapper fort pour qu’on entende notre message. Je n’avais pas encore trouvé ma place dans le groupe, j’avais le sentiment d’être inutile. À mesure que l’anniversaire des attentats approchait, mon humeur devenait de plus en plus exécrable. Quand j’ai entendu parler de la commémoration, de tous ces chefs d’État qui seraient présents autour de la Plaie, j’ai su, j’ai su qu’on avait une opportunité pour marquer les esprits à jamais. Il ne faudrait pas trembler, aller jusqu’au bout.

J’ai convaincu les autres, ils n’attendaient que ça de toute façon, un coup d’éclat. Et puis tout s’est précipité. Il y a eu d’abord la rencontre avec Éric Frey. Je sortais du boulot au soleil levant, comme à mon habitude, longeant le canal pour regagner le squat. J’étais sonné, fatigué, mais j’ai été mis en alerte par sa démarche hésitante plus loin devant moi. Avant même que l’on se croise, j’ai vu son regard changer, j’y ai lu la peur, j’y ai lu la démence, sans besoin de se parler, j’ai compris qu’il m’avait reconnu.

À suivre…


La dose de flow

Musique

Moriarty, le groupe de country-blues franco-américain (et un peu suisse aussi), existe depuis près de trente ans, mais il reste trop méconnu. Alors, pour que ça change, je vous partage un de leurs vieux morceaux, When I ride, joué en 2017 en session live pour Radio Nova.

Moriarty - When I Ride | Live Plus Près De Toi

Relax

En bonus, voici une envoûtante vidéo captée sur les côtes bretonnes durant la tempête Ciarán.

Tempête CIARÁN - Le film

Comment est-ce possible, me direz-vous ?

Et bien, il vous faut un hélicoptère et un bon pilote. Pour tout savoir, voici le making-of de ce film.

ON A CHASSÉ EN HÉLICOPTÈRE LA TEMPÊTE CIARÁN (207km/h)

À suivre

J’ai terminé le plan de la dernière partie de la Plaie et je vais pouvoir tenter de garder le rythme pour finir d’une traite 🤞.

Je ne sais pas encore si j’aurai le temps de vous envoyer le prochain épisode la semaine prochaine. Dans tous les cas, on se retrouve au plus tard tout début janvier 2024.

En attendant, je vous remercie tous pour votre soutien et vos encouragements.

Je vous souhaite un joyeux Noël !

— mikl 🙏