Hello les amies,
Alors, pardonnez ce minuscule changement de numérotation, attention, accrochez-vous, car le chapitre 29, initialement en trois parties, se scinde en trois chapitres, 29, 30 et 31. Alix et Apolline se sont retrouvés. Et après ?
Pour lire le début du roman (encore en chantier !!), c’est par ici :
- La Plaie - Roman en construction (Partie 1 et 2)
- La Plaie - Épisode 29 – Le Flow #188
- La Plaie - Épisode 30 – Le Flow #190
- La Plaie - Épisode 31 – Le Flow #191
Bonne lecture !
La Plaie - Épisode 32
Hacker ouvert
Alors qu’Edgar plonge, ses souvenirs remontent. Son regard se perd dans l’abîme ouvert par la vidéo qui vient de s’arrêter. Son image se reflète sur l’écran noir, mais sa rétine reste imprégnée du visage d’Alix. Leurs traits se mêlent, la réalité se brouille. Edgar se reconnaît dans ce gars-là. Il y retrouve cette même rage viscérale qu’il sent dévorer Alix dans chacune de ses phrases, de ses regards, de ses gestes. Edgar a eu de la chance. Il a canalisé sa colère dans une folie créatrice, dans sa relation symbiotique à la machine, celle qui lui fait face. D’ailleurs, il sent que le processeur qui l’anime s’impatiente, son curseur a recommencé à clignoter, comme pour signifier que la machine est prête. Elle se tait pourtant. Elle lui laisse le temps dont il a besoin pour parvenir à la conclusion de cette histoire, de leur histoire. Car Livia n’est pas pressée, l’éternité est son horizon.
Alors Edgar prend le temps qu’elle lui accorde, engourdi par la douleur d’anciennes blessures. Jamais il ne se l’avouera, mais c’est pour le partage qu’il s’est lancé dans ce projet, pour alimenter la mémoire de Livia malgré la douleur, lui raconter sa création, un parcours tortueux sur des chemins qui se recoupent et parfois se confondent, fait de rencontres avec des compagnons de route, des amis pour la plupart. Ceux qu’il a pu connaître en chair et en os en tout cas. Il repense alors à Éric. Il aurait aimé le croiser avant sa fin tragique.
Edgar ouvre le deuxième tiroir, pas celui avec son matériel obsolète, celui plus bas où il conserve ses objets fétiches. Il en tire un livre qu’il a lu puis parcouru de nombreuses fois, l’ouvrage d’Éric Frey, la source de tout, la vérité nue. Il s’y est reconnu aussi, il lui ressemble tellement. C’est peut-être le propre des auteurs, ils sont flexibles, malléables, ils déversent leur âme dans leurs personnages, se fondent dans leurs mots, leurs actes, leurs pensées. Le temps d’un roman, ils incarnent l’humanité entière. Au fond, c’est pour ça qu’Edgar veut aller jusqu’au bout, transmettre à Livia cette histoire qui le dépasse, pour que ceux qui l’habitent continuent de vivre au cœur de la machine. Est-ce que cela rendra Livia plus humaine ? Tout n’est qu’éducation, après tout, comme nous les machines sont le produit de ce qu’elles ingurgitent. Edgar caresse le livre d’Éric, puis le replace dans le tiroir et le referme. Il n’en a pas besoin, il se souvient de chaque détail, sa mémoire ne lui fera pas défaut.
Bien sûr, il lui reste un fichier, la dernière vidéo d’Alix, la plus courte, celle dans laquelle il est le plus pâle, le plus transparent, le plus fou, le plus lucide aussi. Pourtant, Edgar sait qu’il doit d’abord livrer les pièces manquantes à la machine, celles qui ne sont dans aucune de ces vidéos, car Alix n’en savait rien alors. La suite ? Edgar la connaît parce qu’Apolline lui a raconté après les événements.
Edgar allume sa webcam et la regarde droit dans les yeux avec une concentration extrême. La machine ne peut pas lui répondre, pas par la voix. Il sait combien il aurait été troublé s’il avait doté la machine d’un moyen d’expression trop humain. Elle lui signifie qu’elle est prête à l’écouter par un simple texte qui s’affiche sur son écran.
— Edgar, vous pouvez commencer à parler pour activer l’enregistrement.
Edgar fixe Livia droit dans l’œil unique de sa caméra. Il croit voir au-delà de la perfection du verre, voir briller une âme de silice, mais il ne succombe pas à l’illusion, il sait qu’elle n’existe pas. Même s’il a mis une part de lui en elle, il n’est pas son père, même si une part d’Apolline palpite aussi de ses circuits, elle n’est pas sa mère. Livia n’est qu’un programme après tout. Malgré tout.
Edgar commence à parler, s’éclaircit la voix, une pastille rouge s’affiche à l’écran pour indiquer que ce qu’il dit désormais intégrera la mémoire de l’ordinateur. Edgar attrape un feuillet de notes qu’il lit pour ne pas bafouiller sur les premiers mots.
— Je vais te raconter ce que m’a dit Apolline Planck, aussi fidèlement que je le peux. Certaines entorses à la réalité me sont peut-être imputables, les autres peuvent être le fait d’Apolline Planck. Nous sommes humains. Je n’ai pas peur de dire les choses telles que je crois qu’elles se sont passées du point de vue d’Apolline, reprenant lorsque je m’en souviens ses propres mots. À partir de maintenant, lorsque je te dis « je », ce sera ma voix qui parle pour elle, je serai Apolline. C’est parti !
Edgar repose sa feuille. Il n’en a plus besoin.
Je suis Apolline Planck et je vais vous raconter mes retrouvailles avec Alix. J’appréhendais ce moment. Pourtant je n’ai jamais eu froid aux yeux. J’ai été élevée dans une famille qui savait laisser la peur à l’entrée de son petit appartement berlinois. Lorsqu’on a vécu son enfance en Allemagne de l’Est, la peur est partout, comme l’air qu’on respire, pire que la pollution. Chez nous, je trouvais rassurant le papier peint orné de grandes fleurs marron. J’y ai vécu comme dans une bonbonnière dans laquelle la trouille qui nous vrillait les tripes à l’extérieur n’existait plus. La peur n’était plus une émotion, mais devenait un simple processus, un ensemble de mesures de prudence qu’il fallait dérouler sans affects. Faire couler l’eau dans la salle de bain pour se parler des choses sérieuses n’était rien de plus qu’une mesure d’hygiène, comme se laver les dents avant de se coucher. On me juge souvent, on s’arrête à une image rugueuse, à mon cœur de pierre, à mes états d’âme que je sais tenir à distance. Pourtant, l’agression dans la ruelle a réveillé des fragilités que j’avais oubliées. J’avais tout perdu, Ian, mon vieil ami berlinois, Alix, mon seul soutien à Paris, mes recherches et mes certitudes. Je voulais partir en Amérique du Sud, je me suis finalement retrouvé en Espagne. Je suis remonté aux sources pour rencontrer des cousins éloignés de mon père qui croyaient que notre branche de la famille avait disparu. J’ai défié l’oublie en disparaissant. Je me suis reconstruite, au soleil, avant d’oser revenir à Paris. Enfin un jour, j’ai pu y revenir, faire des aller-retour pour retrouver Alix, jusqu’au jour où le fantôme que je ne croyais plus jamais revoir est réapparu. Croiser Alix a été comme un déclic qui a réveillé des souvenirs que j’avais enfouis et des promesses que j’avais faites à mon père. Je devais dépasser mes sentiments morbides pour l’honorer.
Dans la ruelle, le soir du meurtre, je n’avais pas senti la mort me frôler, j’avais vu un ami mourir, mais je ne m’étais jamais sentie visée. Lorsque je suis retourné dans la ruelle pour voir ces lieux qui hantaient parfois mes cauchemars, la scène s’est rejouée autour de moi avec un réalisme effrayant. Je me suis écroulée, à genoux, en pleurs et enfin j’ai admis ce qui s’était passé. J’ai revu le regard du tueur et senti son hésitation lorsqu’il a entendu le flic hurler sa première sommation. Je l’ai vu considérer ses options et choisir l’approche la moins risquée, arracher ma sacoche. J’ai résisté, lu la surprise dans son regard. Il a redoublé d’efforts, et trop faible, j’ai cédé. Il s’est envolé avec mon ordinateur et mes données. J’ai repensé à la séquence d’événements de ce jour-là sans parvenir à en trouver le sens caché. Tout semblait tourner autour de IAtus et de Karpathi. Alors, j’ai décidé de repartir à l’assaut de cette boîte et, pour la mémoire de Ian Keppler, d’accepter le projet de IAtus, s’ils voulaient encore de moi, si Léande pouvait m’aider à revenir dans la course. J’ai alors juré que si Karpathi avait des secrets, je les rendrais publics.
Alix m’a alors recontacté. J’avais besoin de mes recherches pour intéresser IAtus, je voulais retrouver mes disques durs. J’ai accepté son lieu de rendez-vous, et je m’y suis rendu la gorge nouée. J’ai été ébranlée en le revoyant. Des mois, presque des années que le traquais et lorsqu’il a ôté sa capuche, je l’ai à peine reconnu. Alors que son regard d’une noirceur sans fond me fixait, j’ai tenté de retrouver l’homme qui m’avait guidé dans Paris, ouvert les squats et le milieu des artistes, ceux qui ne vivent que pour leur art. En vain. J’ai baissé les bras, baissé ma garde, et j’ai accepté sa mission, malgré son regard un peu fou. Il allait faire une connerie, ça se voyait, mais j’ai chassé cette crainte, pour me concentrer sur Hector Mahi.
J’étais soulagé en un sens. Alix m’avait donné un but et un mode opératoire, un point d’accroche pour atteindre le mien. Je l’aiderai tant que nos intérêts devaient converger. J’avais récupéré mes disques durs et Mahi était peut-être mon accès direct à Karpathi. J’avais un plan pour honorer mes promesses, j’étais de retour dans le jeu.
J’ai d’abord acheté une puce 5G non répertoriée dans une petite boutique de la porte de la Chapelle, pour me connecter discrètement à Internet. Je me suis acheté une nouvelle machine avec la puissance de feu nécessaire et installé Linux. J’étais comme une étudiante qui prépare sa rentrée, dans ma minuscule chambre de bonne, assise en tailleur sur mon lit, l’ordinateur sur mes genoux. Je me suis lancée sans hésiter, heureuse de voir que mes réflexes ne s’étaient pas émoussés.
Pour aborder Hector sans me faire griller, je devais tout savoir sur lui, connaître ses amis, ses amours, ses points faibles. À défaut d’entrer dans sa tête, j’allais entrer dans son ordinateur, c’était presque pareil. J’ai d’abord trouvé facilement le prénom de sa femme, Dîna, dans des articles sur Internet. Ensuite, j’ai appelé tous les opérateurs de téléphonie, pour tenter d’obtenir le premier sésame dont j’avais besoin. Je me suis fait passer pour Dîna Mahi, j’avais un problème de connexion depuis sa box, certains sites me bloquaient en disant que notre adresse IP avait été identifiée comme source d’attaques massives. Lorsque je suis tombé sur le bon fournisseur, l’opérateur a été bien serviable et m’a expliqué que c’était sûrement une erreur, qu’il ne voyait aucun trafic suspect venant de notre adresse. J’ai proposé de poser une réclamation auprès des sites récalcitrants, j’avais besoin de leur donner cette adresse IP que je ne savais pas trouver. Il me l’a donnée sans broncher. Tout avait été plus facile que prévu.
Ensuite ? J’ai branché un de mes disques durs pour extraire mes scripts d’attaque. Ils étaient vieux, mais les boîtiers Internet étaient de vraies passoires, ils pouvaient encore faire l’affaire. Ça n’a pas traîné, en quelques minutes, j’avais une ligne de commande ouverte sur la box du fournisseur d’accès, sur le réseau d’Hector Mahi. Scan rapide pour voir les appareils connectés. Bingo, un PC portable, avec un vieux Windows. Tout était presque trop facile, mais enfin une première difficulté est survenue. Mes kits d’agression n’ont pas suffi, les failles avaient été patchées. Je me suis reconnecté sur le forum de notre groupe de hackers, mon compte était toujours valide. Cinq minutes plus tard, je récupérais un outil à jour, l’instant d’après, j’étais dans l’ordinateur d’Hector Mahi. J’ai fouiné d’abord aux endroits habituels, lu ses mails, et dressé la liste de ses principaux contacts et leur relation avec lui. J’ai aussi récupéré son numéro de téléphone dans sa signature de mail en me promettant de l’appeler dès le lendemain lorsque j’aurai défini la manière dont je comptais l’aborder.
Il me restait pas mal d’emails et de fichiers à lire sur sa machine, j’allais y passer la nuit. Pour connaître ses habitudes, sûrement pour me divertir, j’ai activé sa webcam et laissé ouverte la vidéo dans un coin de mon écran, et j’ai continué à explorer les recoins de son intimité numérique. Dans la soirée, j’ai vu la lumière s’allumer dans le salon d’Hector sur le retour vidéo. Je n’ai pas reconnu l’homme que j’avais vu dans la ruelle, mais évidemment, la caméra et l’éclairage intimiste n’aidait pas.
Je l’ai surveillé du coin de l’œil en poursuivant mon exploration. J’ai toujours été un peu voyeuse, ça va avec le profil de hacker. Hector passait et repassait devant le champ de vision. Au dernier passage, je l’ai vu s’affaler dans le canapé, une bouteille et un verre à la main. Il avait de quoi grignoter sur la table basse. Je me souviens que je me suis demandé s’il attendait quelqu’un. Il s’est servi et a absorbé un premier Whisky d’une traite. Ben, vas-y, t’emmerde pas ! Cela m’a rappelé que mon gosier était sec. Il a raison, j’aurais dû me prendre une bouteille aussi, ça aide à patienter. Rien de passionnant en tout cas, c’était un homme qui décompressait après une journée éprouvante. J’ai continué à fouiller sa machine, jetant régulièrement un œil à la caméra. Hector Mahi avait la tête dans ses mains. Sa posture gestuelle m’a alertée. Il ne semblait pas au mieux de sa forme. Il s’est penché pour attraper quelque chose à ses pieds et s’est redressé avec un objet qui a brillé dans un éclair furtif. J’ai plissé les yeux pour essayer de distinguer l’objet, et mon cœur s’est emballé. Hector Mahi jouait avec une arme. Ça paie toujours d’étudier sa cible. J’ai réagi immédiatement et tenté d’appeler Hector sur son portable. Il était éteint. J’ai ensuite pris le premier nom dans ma liste de contacts, le plus important pour Hector, son collègue Vitale Dante. C’était l’ami le plus proche, celui qui avait le plus de chance de pouvoir rejoindre Hector rapidement. J’ai composé son numéro et le flic a décroché immédiatement.
— Oui, Hector ?
— Écoutez-moi sans protester ni m’interrompre, Monsieur Dante. Je suis une amie d’Hector Mahi. Il est en danger, il faut l’aider, et vite. Vous êtes loin de chez lui ?
— Je patrouille dans le quartier, mais je suis en service. Je suis bloqué jusqu’à 6 h du mat. Pourquoi vous me demandez ça ? Qu’est-ce qui lui arrive ? Comment avez-vous eu mon numéro ?
— Je vous expliquerais plus tard, c’est urgent. Je suis trop loin de chez Hector pour arriver à temps. C’est une question de vie ou de mort.
— Comment ça ?
— Foncez chez lui, ou bien votre pote va se faire sauter le caisson avec son arme de service.
— Vous êtes qui déjà ?
J’ai soufflé bruyamment.
— Arrêtez de vous méfier, bordel ! J’ai une dette envers Hector Mahi, contractée dans une certaine ruelle, un soir maudit. Après ça, lui et moi, on sera quitte, si vous voulez bien vous bouger enfin le cul. Je vous rejoins là-bas dans 40 minutes et je vous raconte.
J’ai raccroché pour l’empêcher de trop réfléchir. À l’écran, Hector Mahi se tenait immobile, jouant avec son arme sans la quitter des yeux. Je me suis déconnectée, j’ai remballé mon ordinateur, pris mes affaires et j’ai foncé vers l’adresse trouvée dans ses factures.
À suivre…
La dose de Flow
Musique
J’ai regardé les trois saisons de l’excellente série Slow Horses, porté à chaque épisode par le thème exceptionnel du générique. J’avais bien trouvé la voix du chanteur un peu familière, mais je n’imaginais pas que ce générique avait été créé pour la série par Mick Jagger himself.
Une série à voir absolument si vous en avez la possibilité et un thème à écouter sans modération.
À suivre
Je ne suis plus certain que mon estimation de douze chapitres pour la troisième partie tienne le choc, alors que le premier, le chapitre 29, a fini par se diviser en trois.
Toujours est-il que j’avance et espère toujours vous apporter la conclusion de ce roman pour la fin du mois de mars.
Et attendant, j’ai soumis trois nouvelles à des appels à texte et concours. J’ai terminé cette phase et peux me consacrer à fond sur le roman jusqu’à son terme.
Je vous souhaite un merveilleux week-end, frais et ensoleillé.
— mikl 🙏