Réalité Augmentée, La Plaie 35 –Le Flow #196

Où je vous présente Réalité Augmentée, nouvel épisode de mon roman La Plaie, et vous parle d’Olivia Ruiz.


Newsletter   •   18 février 2024

Hello les amies,

Encore un Flow du dimanche, pas du samedi, je vais essayer que cela ne devienne pas une habitude. Les chapitres s’enchaînent, d’une densité toujours plus grande à mesure que j’avance dans le récit. Il me faut plus de temps pour les caler. Je ne sais pas si c’est ma manière d’écrire qui a changé, si ce sont les protagonistes qui m’entraînent désormais où si la perspective de terminer me donne des ailes, mais j’ai besoin de prendre un peu plus mes aises à chaque nouvel épisode. Une chose est certaine, il faudra être sans pitié durant la relecture du premier jet et trancher dans le gras sans états d’âme.

Pour rattraper votre lecture, c'est par ici :

Bonne lecture !


La Plaie - Épisode 35

Réalité Augmentée

Hector arpentait le quai, il était en avance. Apolline viendrait, il en était certain, mais Hector pariait qu’elle arriverait en retard, pour jouer avec lui, assurer son emprise. Elle était comme ça. Ça donnerait le ton de leur relation. Relation ? Hector tiqua sur ce terme trop bizarre pour qualifier une rencontre qui ne devait rien au hasard. Il l’avait tellement cherché qu’il avait l’impression d’en être proche depuis longtemps. Deux heures de discussion qui semblaient une éternité. Cette femme avait un vrai talent, elle était douée pour gagner la confiance, déjà elle l’incitait à tomber ses défenses. Il ne savait rien d’elle, à part qu’elle avait vécu à Berlin avant la chute du mur, mais elle dégageait une énergie, une aura, une détermination capable d’anesthésier toute résistance.

Pour calmer son agitation, Hector s’accouda au muret qui bordait le quai, face à la Seine. Il se laissa emporter par l’activité autour de lui, hypnotisé par le ballet des péniches à hydrogène et le déchargement bruyant de leurs cargaisons. Une vibration de son téléphone le tira de ses pensées. Surpris de cette intrusion, il extirpa l’appareil de sa poche comme s’il le découvrait. Il avait oublié de le recharger, mais il avait encore un peu de batterie. Il découvrit deux notifications, la première datait d’hier soir, son père lui avait laissé un message vocal. Il l’ignora pour ouvrir l’alerte la plus récente. C’était PsIA qui lui rappelait qu’il avait encore du travail à faire pour se reconstruire. Il décida de profiter du temps mort pour se débarrasser de la discussion inconfortable qui l’attendait. Dresser le bilan de la veille allait réveiller sa honte d’avoir fléchi, sa honte d’être un peu trop humain. Il attaqua la conversation d’un ton enjoué en espérant détourner l’attention du logiciel.

— Bonjour, PsIA, j’ai une bonne nouvelle. Je suis vivant !

— C’est en effet une bonne nouvelle, mais est-ce si surprenant ?

Son effort pour cacher son malaise lui parut surréaliste. Il tentait de déjouer les attentes de la machine comme s’il avait peur d’être pris en faute. Redoutait-il son jugement ? Sa voix suave, douce, rassurante, le poussait à la confidence, prête à l’entraîner dans des zones troubles de son esprit, celles qu’il se refusait d’explorer. C’était troublant, le programme savait exactement où mener la discussion, toujours. Il devinait la froideur algorithmique derrière son ton avenant. La machine faisait exactement ce pour quoi elle avait été conçue, avec une précision mécanique. Mais quel était le dessin d’une IA psychologique, quel réconfort pouvait-elle apporter à un humain ?

— Surprenant, je ne sais pas, continua Hector sur le même ton léger. Réjouissant ?

— Réjouissant ? Comment peut-on se réjouir quelque chose qui est statistiquement attendu ? Expliquez-moi, Hector, pourquoi devriez-vous être mort ?

— J’ai passé une journée de merde, lâcha-t-il enfin. Je suis content qu’elle soit derrière moi.

— Une journée de merde qui correspond à l’anniversaire de la mort de votre frère ?

Hector se figea. Comment avait-il pu oublier ? La journée avait filé, passée à chasser des ombres et à poursuivre son obsession. Mais d’où PsIA avait-elle tiré ses informations ? Il ne se souvenait pas en avoir déjà parlé. C’était la première fois qu’il oubliait, mais avait-il vraiment perdu ses repères, ou bien avait-il dédié cette quête à la mémoire de son frère ? Il avait le sentiment diffus que dans cette quête, c’était sa mémoire qu’il souhaitait honorer et que son frère l’avait accompagné hier, que c’était lui qui l’avait empêché de commettre l’irréparable. Il incarnait l’intuition qui le maintenait à flot. Serait-il malgré tout et toujours son ange gardien, par delà la mort ?

— Vous n’êtes pas allé au bout, Hector, reprit la machine. Qu’est-ce qui vous a retenu ?

Il remarqua alors qu’une clameur enflait autour de lui, comme un murmure continu et obsédant qui l’enveloppait, vibrant comme une ruche. Alors qu’il se retournait pour comprendre d’où venait le bruit, Hector dut augmenter le son de la conversation pour entendre la fin de la phrase de PsIA. Le quai, désert jusqu’à présent, se remplissait soudain d’une foule inhabituelle. Un cortège remontait la rue dans sa direction. Le groupe de tête émettait une vibration gutturale, un chant entêtant venu du fond des tripes. Les manifestants portaient des pancartes. Déjà les premiers le dépassaient, Hector n’eut pas le temps de saisir les détails. Des Kopimistes. La seule mention qui revenait était le nom de leur mouvement. À mesure qu’ils progressaient, le groupe se densifiait, des hommes, des femmes, tous rasés, habillés d’une même toge blanche, une uniformité glaçante qui rendait chaque individu difficile à distinguer malgré la diversité de leur couleur de peau, la seule différence qu’ils n’avaient pas cherché à gommer. Hector se serra contre le muret en pierre pour laisser passer la procession. Il tenta de se raccrocher à sa conversation avec son psy virtuel.

— Au bout de quoi ? Je ne suis pas allé au bout de quoi ? reprit Hector en montant le ton pour couvrir le bourdonnement lancinant des manifestants.

— Je ne sais pas, à vous de dire. Qu’est-ce qu’il y a au bout, Hector ? Vous le savez n’est-ce pas ?

PsIA avait décidé de le pousser dans ses retranchements, mais son attention revenait sans cesse à la procession qui défilait et prenait un tour toujours plus étrange. Le cœur du cortège assumait son rang. Riches parures, robes brodées contrastaient avec le dénuement des premiers fidèles. Des hommes et des femmes marchaient maintenant devant lui pieds nus, foulant le pavé avec solennité, tenant à deux mains un plateau avec des pièces d’électroniques comme des reliques d’un ancien temps. Hector reconnut un routeur Internet, une clé USB et un baladeur numérique, présentés comme s’ils revêtaient une symbolique sacrée. Chaque notable était suivi d’un assistant qui portait au-dessus de lui un disque doré d’une quarantaine de centimètres – Hector apprit plus tard qu’il s’agissait de vieux plateaux de disques durs –, formant une auréole autour de leur crâne à la chevelure abondante.

La masse de fidèles se densifia encore. Un homme effleura Hector à son passage, les suivants le bousculèrent. La panique le saisit, la peur d’être submergé, avalé par cette foule se comportant comme une armée de clones. Il ressentit chaque contact comme une violence, comme si son enveloppe charnelle, trop mince, allait se déchirer dans la friction des corps. Il avala une grande bouffée d’air pour retrouver une contenance. Ne pas hurler.

— Je ne comprends pas, tenta-t-il pour se raccrocher à la conversation avec psIA; projeter son esprit ailleurs, très loin.

— Si, vous le savez, c’est enfoui profondément au fond de vous. Vous êtes humain, ce n’est pas à moi de tout vous dire, n’est-ce pas ?

Dans cette ambiance de fin du monde, Hector laissa tomber les mots attendus par l’IA dans un murmure inaudible qui se perdit dans le brouhaha ambiant. Personne ne l’avait entendu, certainement pas son psy synthétique à l’autre bout du fil. Le cortège approchait de la fin, des fidèles poussaient un char sur lequel étaient entassés des centaines de disques durs et de CD qui reflétaient dans toutes les directions le soleil du matin. Une statue du Dieu égyptien Thot ornait le sommet de cette pyramide de matériels obsolètes. Droit, solennel, son torse noir attrapait les reflets de lumière. Il était habillé d’un pagne tressé de câbles réseau, Hector reconnut les prises RJ45 qui en constituaient les franges. Puis, les derniers processionnaires fermèrent la marche, le regard caché derrière un casque de réalité virtuelle, transformé en un masque au bec pointu à l’effigie de Thot. Ils recrutaient en distribuant des flyers. Hector en attrapa pour tenter de donner un sens à ce qu’il avait vu. Il lut leur profession de foi : « La connaissance est sacrée, le partage et la copie sont un droit. Abolissons la censure. Rejoignez les Kopimistes pour consacrer notre Dieu des réseaux. Copie-moi, mon frère, tout comme je copie moi-même le Christ ! » Enfin, le cortège s’éloigna et le calme revint. Hector souvint de la conversation déroutante qu’il menait avec PsIA avant d’être distrait pas ce défilé inattendu.

— Excuse-moi, j’ai perdu le fil.

— Ce n’est pas grave, reprenons. Hector, qu’est-ce qui vous hante, vous obsède et vous poursuit ? Vous ne pourrez pas toujours prétendre ne rien voir, vous savez. Dites-le, dites le mot !

— Mais quel mot veux-tu entendre ? La mort ? Oui, elle m’a poursuivi hier, mais je n’ai pas cédé à ses sirènes. J’y ai échappé, PsIA, je lui ai échappé, encore une fois. Oui, je me suis mis dans le pétrin, mais je suis soulagé d’être en vie. Alors, où veux-tu m’entraîner ? Hein ? J’ai déconné, c’est vrai, j’ai joué avec mon arme de service, elle était chargée. Mon doigt était prêt à appuyer sur la détente. J’ai imaginé que je tirais, c’est tout ce dont je me souviens, mais je ne l’ai pas fait, Sigmund. Je ne suis pas mort, tu le sais, car je suis là et je te parle. Je ne crois pas aux destins maudits, aux prophéties. L’inéluctable n’est jamais sûr.

Tant qu’existe le hasard… Hector posa sa main sur le muret pour ne pas vaciller. La tête du Dieu Toth imprimait sa rétine, son regard vide le sondait du haut de son cortège funèbre, il crut voir un filet de bave couler de son long bec d’ibis. C’était comme si le logiciel lui parlait avec ce visage divin, qu’il jugeait son comportement, qu’il le condamnait à affronter cette mort qui rôdait autour de lui depuis trop longtemps.

— Vous croyez vraiment que l’homme peut échapper à son destin ? Ouvrez les yeux, regardez autour de vous. Qu’est-ce que vous pouvez y faire ? Vous croyez que vous avez pu arrêter l’inéluctable dans la Plaie ? Vous pensez vraiment que vos efforts pourront un jour effacer du monde cette cicatrice ?

Il repensa aux félés qu’il venait de croiser, les Kopimistes, des illuminés qui comme beaucoup d’autres se multipliaient, comme excités par l’odeur du sang. Il pensa aux crimes qui explosaient en marge de la Plaie. Puis il revint à ses certitudes, ses bases, à ce jour d’hiver à la luminosité un peu terne où il avait décidé de devenir flic. Il ne voulait pas s’aigrir, il refusait de baisser les bras. Même si son action n’était qu’une goutte d’eau dans l’océan des petits arrangements de l’humanité, ce n’était pas l’essentiel. Il ne pouvait se résoudre à leur donner raison, à tous ces prophètes de malheur. Abandonner, embrasser sa part d’ombre, tuer la lumière. Prendre les armes, semer la mort pour exister, est-ce qu’on en vient toujours là ? Ironiquement, c’était exactement ce qu’il avait fait en devenant flic. Mais ce n’était pas comparable. Et malgré toute sa méfiance à l’égard d’Apolline, il se sentait moins seul dans sa quête. Hector se redressa, le poids de son fardeau lui sembla plus léger.

— Mais, à quoi tu joues ? explosa-t-il. Tu es dans mon camp ou tu veux me faire plonger ? Même toi, tu paries contre moi ? Tu n’es pas censé m’aider, plutôt ?

Hector avait élevé le ton de sa voix. Il hurlait désormais dans son téléphone. La rage s’était réveillée en lui comme un monstre qui lui rongeait les entrailles. Il ne laissa pas le temps à l’application de commenter son emportement et mit fin à la conversation. Hector, le dos courbé, était secoué par des convulsions, comme un monstre de cinéma avant sa transformation. Une main se posa sur son épaule, un visage cherchait à croiser son regard planté dans le sol. Lorsqu’il se redressa, Apolline se tenait devant lui.

— Ça va, Hector ? À qui tu parles comme ça ?

— Ma psy, répliqua Hector sèchement, pour clore la discussion. Et tu es en retard.

— Mouais, je sais, j’étais bloqué par une secte de malades. Des Kopimistes, des allumés qui ont fait du piratage de musique et de films leur religion. À croire qu’avec la commémoration qui approche, tous les tarés se sont donné rendez-vous à Paris. La tension va devenir explosive, tous les millénaristes viennent se donner un frisson de fin du monde autour de la Plaie.

Apolline attendit qu’Hector reprenne ses esprits.

— Viens, je vais te présenter, Edgar Cairn, finit-il par dire. Prépare ton passeport, on va passer à l’accueil pour récupérer un badge visiteur.


Apolline feignait de l’ignorer, mais elle était observée. Si Hector l’avait fait venir, c’était surtout pour lui donner l’occasion de commettre une erreur et de se révéler. Il voulait voir comment elle se comportait au milieu des flics, la mettre en insécurité, sentir sa gêne. Pourtant, elle avait tendu son passeport avec un naturel déconcertant et plaisanté avec le planton à l’accueil. Elle paraissait ravie d’être là, dans l’antre de la Police criminelle. Elle lui cachait des choses, Hector en était certain, mais à la voir se comporter, il se dit qu’elle était très forte, surjouant presque la confiance dans un environnement qui aurait dû l’impressionner. C’était une vraie caméléon, une professionnelle de l’illusion, et cette idée l’effraya. D’où sortait-elle ?

Ils gravirent ensemble les vieux escaliers décrépis pour atteindre le dernier étage. Hector entra en trombe dans le bureau qu’il partageait avec Edgar, suivi par Apolline qui peinait à se caler sur la longueur de ses enjambées. Ses mots se bousculèrent dans sa bouche alors qu’il lui demandait sans préambule s’il était possible de naviguer dans un scan qu’il avait capturé.

— Il te faut combien de temps pour le traiter, lui demanda-t-il ?

Edgar leva la tête avec lenteur.

— Bonjour Hector. Tu as une gueule de chiotte, répondit-il avec un flegme aristocratique, avant de replonger dans son travail.

Sa toute-puissance et son sentiment d’urgence heurtèrent violemment le mur du libre arbitre de son collègue. Hector s’aperçut de sa goujaterie et en eut honte. Apolline le tira de ce mauvais pas. Elle s’avança vers Edgar, la main tendue vers lui et un sourire avenant.

— Bonjour, je m’appelle Apolline. Hector m’a beaucoup parlé de vous.

Edgar se leva, fit le tour de son bureau et la salua avec sa jovialité habituelle. Il échangea un chapelet de banalité avec Apolline, avec l’humeur constante qui le caractérisait et un enthousiasme qui ne semblait pas feint. Quand ils en eurent terminé, on aurait parié qu’ils étaient les meilleurs amis du monde. Edgar se réinstalla devant son ordinateur et se tourna vers Hector comme s’il avait totalement oublié la tension qui les avait animés.

— Passe-moi le scanner, Hector. Le temps que tu nous offres un café et pouf, le modèle sera prêt.


Hector était remonté immédiatement après avoir payé sa tournée au distributeur de boissons de la cafèt’, pour donner un coup de fil, avait-il dit. Il s’était éclipsé, abandonnant Apolline et Edgar à leurs échanges technique, tout ça le dépassait, ce n’était pas son monde. Il s’imaginait trop vieux pour comprendre, mais savait que c’était un mensonge. Il avait d’autres priorités, voilà tout. Il avait mentionné qu’il avait rencontré Apolline parce qu’elle avait hacké sa machine. Edgar était tombé sous le charme et la bombardait de questions avec un sourire de gosse venant de rencontrer son idole. Apolline avait joué le jeu et raconté ses exploits de programmeuse lorsqu’elle vivait à Berlin. Elle avait travesti la réalité en prétendant travailler pour la Police, quand rien de ce qu’elle avait fait là bas n’avait certainement été légal. Edgar, s’en doutait peut-être, mais il s’en fichait, l’autodidacte qu’il était avait les yeux qui brillaient d’admiration à chacune des anecdotes d’Apolline.

Dans le bureau, Hector se planta derrière la fenêtre pour écouter le message de son père. Il fut amusé par sa façon toujours si maladroite de commencer ses messages. « Hector ? Ah, c’est le robot qui m’enregistre ? » Pour Rachid, la modernité était animée de millions de robots, travailleurs de l’invisible, qui faisaient tourner le monde. « Bon, alors, ça fait quinze ans. Tu te rends compte ? Quinze hivers, quinze printemps gris que Yacine est parti, quinze que je m’en veux, pour lui, Hector, pour toi aussi, car les vivants trinquent toujours plus que les morts, je le sais bien. Il t’avait écrit Hector, avant d’être tué. Et je ne t’ai jamais donné sa lettre. Parce que j’avais peur, honte aussi de ce que je n’ai jamais osé avoué. J’ai essayé de t’en parler pendant ton coma, mais même comme ça, sans croiser ton regard je n’ai pas pu. Alors, viens, Hector, viens. C’est ton courrier, ta lettre t’attend. Je l’ai ouverte, refermée, elle est là sur la table devant moi. J’ai été lâche, loyal, Dieu merci, mais lâche, oui. » Sa voix devenait de plus en plus inaudible. Il mélangeait français et kabyle, Hector crut l’entendre sangloter lorsqu’il atteignit la fin du message. Ses mains tremblaient, il serra les poings, pour dompter son émotion. Lorsqu’il entendit la porte s’ouvrir dans son dos, il essuya ses yeux humides avant de se retourner.

Apolline et Edgar ne remarquèrent pas son trouble, occupés à échanger sur leurs exploits informatiques. Edgar constata avec satisfaction que la simulation était prête. Hector se précipita pour attraper le casque qu’Edgar allait proposer à Apolline et l’enfila maladroitement pour cacher son regard perdu. Edgar l’aida s’asseoir sur son fauteuil, ajusta le casque et plaça une manette de contrôle dans chacune de ses mains.

Edgar démarra la simulation. Hector fut d’abord ébloui par la lumière, mais ses yeux s’habituèrent. Propulsé dans le salon d’Éric Frey, il frissonna comme s’il violait une deuxième fois l’intimité du mort. Le message de son père lui avait mis les nerfs à fleur de peau. Il entendit la voix d’Edgar l’encourager.

— Tu peux nous guider et commenter, on voit une copie de ton champ de vision sur mon écran.

Hector appuya sur un des sticks de la manette. La caméra se bloqua vers le sol alors qu’il se déplaçait en tournant en rond avec l’autre main. Il inversa le mouvement, grand mouvement de caméra. Cette fois, l’image se fixa sur le plafond. Apolline ne tint plus.

— Mais tu n’as jamais joué à un jeu vidéo ?

— Non, avoua Hector. Laisse-moi m’adapter.

Elle lui tapa sur la cuisse pour qu’il dégage du siège.

— On n’a pas le temps et tu vas nous faire vomir. Je prends les commandes et tu me guides.

Apolline lui arracha les manettes des mains, ils intervertirent leurs places et Edgar ajusta le casque. Elle se dirigea avec finesse dans la pièce et fit un tour de la pièce pour se repérer.

— J’y étais presque, bougonna Hector.

— Je t’entraînerai sur Resident Evil, t’inquiète. Désolé de te dire ça, Hector, mais ton pote ne semblait pas avoir la meilleure hygiène de vie.

Son regard avait repéré une pile de vieilles boîtes de pizzas qui traînaient sous le bureau et avait échappé à Hector.

— Ce n’est pas mon pote, mais, ouais, il était comme ça. Happé par son projet.

— Dévoré, oui. Il ne sortait jamais ?

— Rarement.

Apolline se rapprocha du panneau de liège avec photos des victimes. La précision du scan, la résolution des textures, et la fidélité de la restitution étaient impressionnantes. Elle zooma pour afficher plus de détails. Sur le mausolée dressé par Éric Frey, chaque victime était clairement identifiable par son portrait. Hector repéra le visage d’Alix, mais Apolline ne s’y attarda pas. En revanche, elle concentra son attention sur la photo de Karpathi, puis enfin sur celle d’Hector. Edgar interrogea du regard son collègue en silenc, il lui répondit en faisant tourner son index, il lui expliquerait plus tard.

En replongeant dans cette ambiance morbide, la folie de l’auteur lui sauta au visage. Il n’aura jamais pu séjourner, sans parler d’y vivre, dans cette obsession de la mort. Les visages de ces hommes et de ces femmes qu’il avait frôlés au Bataclan, dont il avait peut-être même foulé les corps, lui donnaient la nausée. Il détourna le regard.

Apolline changea de point de vue, attirée par le dessin au-dessus du tableau, esquissé au feutre fin sur la page déchirée d’un carnet. Le dragon était effrayant, mais les tombes surtout donnaient à cette image un ton lugubre. À ce niveau de résolution, les inscriptions étaient illisibles, mais à mesure que l’image s’approchait, l’ordinateur chargeait des captures toujours plus fines. Nouveau zoom précis sur une stèle. Le temps que l’ordinateur améliore l’image, les initiales d’Hector Mahi apparurent, H. M., avec la date 13/11. La commémoration avait lieu dans trois jours. Edgar ne fit pas le rapprochement, mais dans sa façon de détourner la caméra, Hector sut qu’Apolline avait compris. Elle ne fit pas de commentaire et s’intéressa au bureau d’Éric Frey.

— Tiens, c’est amusant, commenta Hector pour Edgar, j’ai scanné la pièce juste avant que la pile de livres encore en équilibre ne s’écroule. C’est une machine à remonter le temps, ton truc.

Edgar savoura la remarque. Enfin, quelqu’un avait perçu l’intérêt de sa machine pour mener leurs enquêtes.

— J’ai baptisé mon système RA4D, expliqua-t-il, Réalité Augmentée en Quatre Dimensions. Bien sûr, pour l’instant je travaille avec un modèle statique, mais le modèle pourra être dynamique. Avec plusieurs scans à des périodes différentes, je pourrais le faire évoluer devant nos yeux. J’ai prévu que le système puisse interpoler la situation entre plusieurs états et pour faire des hypothèses sur ce qui s’est passé entre deux intervalles de temps.

— Tu as prévu quelles techniques pour ça ? demanda Apolline, soudain intéressée.

— Le deep learning, mais ma puissance de calcul est encore insuffisante.

— On en reparle, Edgar. Toi et moi, on ne va plus se quitter !

Edgar jubilait. Apolline se rapprocha de la pile de livres, puis zooma sur un petit carnet ouvert. C’était un agenda. Hector saisit immédiatement où elle voulait en venir.

— Et merde ! En basculant, les livres ont recouvert l’agenda. Et je n’ai rien vu, j’étais obsédé par son ordinateur.

Le programme de réalité virtuelle chargea des images plus fines. Les rendez-vous de la dernière semaine d’Éric Frey devinrent parfaitement lisibles. Ils en auraient rapidement fait le tour, l’essentiel de son temps était réservé pour ses sessions d’écriture. Deux rendez-vous sortaient de l’ordinaire dans la vie bien réglée et solitaire de l’auteur, l’un la veille de sa mort, l’autre ce jour même dans l’après-midi. Il ne se présenterait jamais chez son éditeur comme il avait prévu de le faire. Hector envisagea de s’y rendre, mais c’est surtout sa dernière rencontre qui capta leur attention.

— Professeur Moro ? lut Hector à voix haute.

Son prospectus vert était accroché avec un trombone sur le bord, du carnet.

« Professeur Moro, un miracle africain qui exerce désormais son don en France !
Il peut tout résoudre ! Demandez-lui l’impossible ! Retour de l’être aimé. Il/Elle te courra après comme un toutou derrière son maître. Rentrée d’argent imprévue. Désenvoûtement, hommes, femmes, enfants, animaux et ordinateurs.
Le Professeur Moro, voyant et grand médium, transforme votre vie, quels que soient vos problèmes.
Résultats garantis ! »

Un marabout ? Qu’est-ce qu’Éric Frey pouvait bien faire avec un tel personnage ?

Apolline continua un moment sa recherche d’indices, mais ne dénicha rien d’autre. Elle ôta finalement son casque, rayonnante, et entama une petite dance, agitant ses bras et tournant sur elle-même.

— Alors, Hector, impressionné ?

— J’aurais pu faire la même chose, si la manette n’avait pas fait n’importe quoi.

La sonnerie du téléphone interrompit leur discussion. Hector s’approcha de son bureau pour voir qui l’appelait.

— Merde, la commissaire !

Il croisa le regard soudainement sérieux d’Apolline. Elle s’était immobilisée. La même crainte leur avait traversé l’esprit. Brochard avait-il finalement parlé ? La sonnerie s’arrêta quelques secondes pour reprendre sur le poste d’Edgar. Il répondit insensible à l’ambiance de plomb qui s’était abattu dans le bureau. Hector agita les mains pour lui faire comprendre qu’il n’était là pour personne.

L’air sincèrement désolé comme s’il s’en fichait d’avoir été pris en flagrant délit de mensonge à sa cheffe, il confirma que la Commissaire souhaitait voir Hector. « Immédiatement. »

— Je lui dirai que tu étais déjà parti, conclut-il d’un clin d’œil.

Edgar était à toute épreuve, rien ne pouvait entamer sa bonne humeur. Il était déjà dans un placard, et si ça lui permettait de continuer à bricoler, c’était tout ce qu’il demandait. La commissaire réaliserait bientôt qu’elle n’avait aucune prise sur lui.

Hector hocha la tête, attrapa sa veste, et quitta le bureau sans dire un mot, suivie par Apolline. S’il devait rendre son arme et sa carte de flic, il voulait d’abord rentre visite au Professeur Moro.

À suivre…


La dose de Flow

Musique

Olivia Ruiz revient à la chanson après un passage par l’écriture et deux romans publiés. Son premier titre montre une volonté de se renouveler, de s’aventurer sur d’autres terrains aux influences électros. Voici La Réplique, un titre qui dévoile le potentiel de son prochain album.

Olivia Ruiz - La Réplique

À suivre

C’est les vacances ! Direction les châteaux de Loire, la vie de château – que cette expression est désuète –, ou presque.

Peut-être qu’il y aura un Flow la semaine prochaine. Ou pas. Cela dépendra du temps que je pourrais consacrer à l’écriture dans les jours qui viennent.

Mon week-end est en tout cas fort actif. J’ai donné quelques conseils à mon fils sur son dossier d’enquête pour la Fémis, écrit beaucoup et lu un peu. Je suis ressorti envoûté du livre de Jérémy Fel, Nous sommes les chasseurs, un texte étrange, horrifique, immersif, parfois violent, à la construction audacieuse, qui tient du Shortcuts de Robert Altman et du subconscient viscéral de David Lynch. J’ai adoré et suis impatient d’échanger avec Jérémy Fel pour discuter de son approche et de mon roman.

En attendant, je vous souhaite un merveilleux week-end !

— mikl 🙏