Hello les amies,
Deux cents. Nombre rond, fascination d’enfant pour les chiffres, les comptes justes, comme des clins d’œil rieurs de l’Univers qui vous rappelle que le temps passe, que l’on grandit toujours. Nostalgique, l’enfant sourit à l’Univers, heureux de sa récompense intemporelle, immatérielle, spirituelle. C’est la deux centième fois que je vous écris et je vois l’enfant qui me lit derrière l’écran me sourire en retour.
Je me souviens de ce mois de novembre 2019 à Monte Velho au Portugal. Une retraite de yoga, des rencontres au milieu de nulle part, le soleil se levant sur les oliviers pour réchauffer nos séances de méditation qui avait débuté avant l’aube. C’est là que tout a commencé. Déconnecté. Des mots dans un petit carnet, écrits chaque jour. Reconnecté. Je n’ai jamais arrêté d’écrire depuis. Sensations, impressions d’abord, couchées sur le papier, un journal que j’ai rapidement commencé à partager avec mes amies de la retraite, puis avec vous tous. Je suis ensuite passé à l’écriture de nouvelles avec La Faille, ma toute première, une micro-nouvelle qui me paraissait si longue alors. On ne peut pas toujours écrire « je », alors on invente des personnages, pour se cacher un peu, pour s’ouvrir à d’autres vies que la nôtre surtout. Vivre plus. Depuis, il y a eu un recueil de ces nouvelles, les Contes de Silicium. Puis la tentation du roman, deux textes complets qui n’ont rien donné, écrit dans la peur, sans technique suffisante. Et maintenant, La Plaie, premier roman à pouvoir être lu, presque terminé, 650 000 signes, 430 pages, probablement une centaine de plus avant la conclusion.
Deux cents lettres, envoyées chaque samedi ou presque. Des millions de signes, centaines de milliers de mots, pour combien de bouteilles à la mer ?
Quatre ans et demi plus tard, nous voilà, toujours ensemble chaque semaine. Chaque jour, lorsque j’écris, je mesure la chance de vous avoir comme premières lecteurices. À ceux qui me lisent et me soutiennent. Merci !
Et pour rattraper votre lecture, c'est par ici :
- La Plaie - Roman en construction (Partie 1 et 2)
- La Plaie - Épisode 29 -- Le Flow #188
- La Plaie - Épisode 30 -- Le Flow #190
- La Plaie - Épisode 31 -- Le Flow #191
- La Plaie - Épisode 32 -- Le Flow #192
- La Plaie - Épisode 33 -- Le Flow #193
- Tant qu'existe le hasard, La Plaie 34 -- Le Flow #195
- Réalité Augmentée, La Plaie 35 -- Le Flow #196
- Marabouté, La Plaie 36 -- Le Flow #197
- Karpathi, La Plaie 37 -- Le Flow #198
- Radioactif, La Plaie 38 -- Le Flow #199
Bonne lecture !
La Plaie - Épisode 39
Shitstorm
Nouveaux roulements de coups sur la porte. Décidément, on ne pouvait plus se passer de lui. Lorsqu’Hector ouvrit, Apolline s’engouffra dans l’appartement, parcourut le couloir en trombe, et s’installa sur la table du salon sans un mot, comme si elle était attendue, comme un médecin qu’on appelle la nuit en urgence parce que son môme fait trop de fièvre. Elle déballa son matériel sans se retourner. Lorsqu’elle en eut terminé, elle leva les yeux, l’air maussade.
— On s’y met ? demanda-t-elle à Hector. Je vais t’aider, on va réagir, ça ne va pas être du gâteau, mais c’est jouable. J’ai pensé à une riposte.
Hector ne comprit pas de quoi elle parlait, mais ne laissa pas l’inconstance d’Apolline entamer sa détermination. Il avait déjà touché le fond, croyait-il. Il ne se dégonfla pas, il avait préparé son geste. Il extirpa de sa poche le tube de rouge à lèvres ramassé dans la ruelle, celui qui avait roulé hors de son sac sur le bitume. Il le jeta sur la table. L’objet glissa vers elle dans un bruit mat de frottements.
— C’est ça que tu cherchais, la nuit dernière, quand tu as fouillé ma chambre ?
Il apprécia le calme que lui procurait sa propre voix. Apolline se figea, n’osant ni attraper son tube de rouge à lèvres à sa portée, ni même poser un regard dessus.
— Si tu te poses la question, le tube était resté au fond de ma poche, pendant tout ce temps. La veste était au fond du carton qu’on m’a remis quand j’ai quitté l’hôpital.
Le silence d’Apolline claqua comme un aveu. Toujours immobile, elle attendait qu’Hector en ait terminé.
— J’ai cru que j’avais déliré, j’ai cru que j’avais rêvé, que dans mon demi-sommeil, l’angoisse de la journée m’avait fait halluciner. Et puis, dans cet état second, je me suis souvenu que j’avais ramassé un objet qui t’appartenait. Un rouge à lèvres tombé d’un sac de femmes. Banal, non ? Mais tu n’es pas n’importe quelle femme, Apolline, et tu ne mets pas de rouge à lèvres, n’est-ce pas ? J’ai cherché un moment avant de comprendre comment ça fonctionnait. Une clé USB, je suis long à la détente. Il fallait un câble adapté et parvenir à dégager le micro-connecteur caché. Je l’ai branché, mais évidemment, je n’ai rien pu faire des données. Elles sont chiffrées. Alors, tu voulais cette clé ? La voilà.
Plutôt que de chercher à nier, elle affronta la colère froide d’Hector.
— Excuse-moi, j’aurais dû te la demander. Tout simplement.
— C’est tout ? C’est ta seule explication ? Il y a quoi sur cette clé ? Et ensuite ? Tu vas disparaître à nouveau ?
Silence. Hector voyait les idées se bousculer dans la tête de la femme à mesure que ses questions sortaient en vrac. Elle cherchait ses mots. Toujours impassible, son regard fuyait vers la porte d’entrée. Elle hésitait, comme si elle cherchait à se rappeler ce qu’elle foutait là.
— J’ai d’abord cru que c’était Alix Klineman qui t’envoyait, continua Hector. La coïncidence était improbable. Vous étiez tous les deux dans la ruelle, au même moment. Je le débusque et dans la même journée, tu débarques chez moi. C’était un peu gros. Mais tu ne le connais probablement pas, n’est-ce pas ? Il était juste le malheureux témoin d’un meurtre, mauvais moment, mauvais endroit, parfois coïncidence arrive à déjouer les statistiques.
Et pour la première fois, l’assurance d’Apolline se fissura. Son visage sévère afficha une détresse qu’il ne lui revit jamais, pendant un dixième de seconde, un soubresaut à peine perceptible, mais suffisant pour qu’Hector obtienne sa confirmation. Elle ouvrit la bouche, s’apprêtait à lui mentir, mais elle lut dans son regard que c’était inutile.
— Hector, je te promets que je ne suis pas venu pour cette clé USB. Je n’en avait plus besoin jusqu’à ce que je recroise Alix, oui. Il m’avait volé mes disques durs après l’incident de la ruelle – Hector nota qu’elle n’osait pas prononcer le mot meurtre. Alix a pris peur et il s’est enfui. Je n’avais plus d’ordinateur et ma sauvegarde s’était envolée. Alors, j’ai quitté Paris. Quand je suis enfin revenu il y a quelques semaines, j’ai tenté de joindre Alix en lui laissant des messages sur le mémorial aux victimes. Il est réapparu, il y a deux jours seulement. Il m’a appelé, nous avons échangé des mails, on s’est rencontré et il m’a rendu mes disques durs. Alors, oui, pour décrypter la partie sensible de mon disque, j’ai besoin de cette clé. Elle protège mes recherches derrière un deuxième chiffrement. Je bosse sur l’informatique ternaire, le moyen d’accélérer les projets d’IA. La technique que j’ai mentionnée chez Karpathi, tout ça est vrai, je n’ai pas menti.
Elle osa enfin avancer sa main pour saisir la clé USB. Elle ne l’empocha pas encore, attendant de voir comment la situation allait tourner. Pouvait-elle vraiment repartir avec ? Elle bredouilla un simple « merci » en retour pour le faire réagir.
— Pourquoi Alix t’a-t-il rendu tes disques ? En échange de quoi ? Tu devais me surveiller ?
— Oui. Enfin, non ! C’est vrai, Alix m’a demandé de me débrouiller pour savoir ce que tu lui voulais. Tu lui as foutu les jetons dans les souterrains ! En guise de bonne foi, il m’a rendu mes disques . Je pense qu’il était sincère, Hector, il avait la trouille, il était perturbé. J’ai accepté, car je me suis souvenu de cette clé USB. Elle m’était à nouveau indispensable, si je voulais accéder à mes données de sauvegarde. Je devais te contacter de toute façon, ça ne me coûtait pas grand-chose. Puis tout s’est enchaîné. Par la webcam, je t’ai vu dériver cette nuit-là. Qu’est-ce que je devais faire ? Te laisser en finir ? Je ne pouvais pas, j’avais une vraie dette, tu m’as sauvée dans la ruelle. Et puis tu m’as parlé d’Éric Frey, de Karpathi, de son travail sur les drones. Je me suis prise au jeu, Hector. Je veux aller au bout. On doit aller au bout, ensemble. Il y a un truc pas clair.
— On ? Tu te fous de ma gueule ? Dis-moi une chose avant, tu as revu Alix depuis ?
— Je l’ai contacté, avoua-t-elle, mais parce que tu avais vu juste, c’est lui qui a extrait le disque dur du portable d’Éric Frey. On en avait besoin, souviens-toi. Le lien entre Karpathi et l’attentat nous aurait échappé sinon. Alors, je lui ai demandé, il est venu me le remettre. Ensuite, je me suis fait avoir et comme une cruche, j’ai laissé le disque s’autodétruire.
— Bordel, Apolline, souffla Hector. Il n’est pas net, ce type, il va me faire la peau. Qu’est-ce que tu lui as balancé sur moi ?
— Sur toi ? Rien, Hector. J’ai gagné du temps. J’ai dit que j’étais entré en contact et que je n’avais pas encore d’infos sur ton enquête mais qu’il ne semblait pas être une obsession pour toi. Je ne sais pas de quoi il a peur, même à moi, il ne m’a pas dit ce qui l’inquiétait. Et de toute façon, il ne compte pas traîner dans le coin, si ça te rassure, il avait juste besoin de quatre jours, m’a-t-il dit. Il a promis qu’après, on n’entendrait plus jamais parler de lui.
— C’était quand ?
— La première fois que je l’ai vu, il y a deux jours.
— Tu es sérieuse ? Il prépare un coup pour demain ? Le jour de la commémoration ? Soixante-dix-sept chefs d’État autour de la Plaie, venus du monde entier, Apolline. Tu te rends compte ? Il prépare un truc louche, je l’ai lu dans son regard brûlant quand il s’est enfui du squat. Il a du matériel, des hommes, tout un groupe autour de lui. Alors, je ne sais pas ce qu’il trame, mais ça ne sent pas bon, ça sent la vengeance…
Il se remémora la fresque dans la ruelle, l’hommage.
— M.B. ça te dit quelque chose ?
— Maxime Bauer ? C’était son meilleur pote, il est mort au Bataclan. Ils devaient être tous les deux au concert ce soir-là. Quand j’ai entendu les infos, j’ai d’abord cru qu’Alix était mort avec lui.
Les pièces du puzzle s’emboîtaient soudain. Alix Klineman vivait sous l’identité de son ami Maxime Bauer, M.B., le destinataire de l’hommage dans la ruelle. Alix était mort dans la Plaie, il était devenu M.B. parce qu’il s’était trouvé dans la ruelle à ce moment-là. Une raison suffisante pour venger la mort de son pote, un jour d’anniversaire. Les caméras du monde entier tournée vers la Plaie. Hector se leva brusquement.
— Tire-toi, dit-il froidement en détournant les yeux.
— Quoi ?
— Tu m’as bien entendu, balança-t-il avant de se mettre à hurler. Tire-toi !
Hector pointa son index vers la porte d’entrée. Il n’avait pas l’intention de la raccompagner. Apolline se leva en retour pour se placer à la même hauteur. Elle avait retrouvé son assurance, elle ne voulait rien lâcher, elle riposta.
— On va se calmer, tu vas te rasseoir et on va bosser ensemble. Et tu sais pourquoi. Parce que tu n’as pas le choix.
Hector en resta interdit. Son sursaut d’énergie s’évanouit. Pris de vertiges, il resta debout, mais se stabilisa en s’appuyant d’une main sur la table.
— Comment veux-tu que je te fasse confiance, reprit-il, je ne sais pas es qui tu es vraiment. J’imagine que tu ne t’appelles pas Apolline Planck ?
— Pourquoi tu ne comprends pas que je suis dans le même camp que toi, Hector ? On nous a poursuivis tous les deux hier, je te rappelle.
— Et alors ? s’était radouci Hector. Y a combien de camps dans cette histoire, hein ? Ça ne veut rien dire.
L’argument était faible, il perdait du terrain. Apolline croisa les bras et planta ses yeux dans les siens d’un air de défi, la posture de la gamine qui tance ses parents pour quelques bonbons. L’enjeu était pourtant de taille, un tueur était à leurs trousses, mais elle gardait toujours un air mutin fort rafraîchissant.
— Et si tu me laissais parler ? Il y a le feu, nous sommes condamnés à travailler ensemble, que cela te plaise ou non. Tu crois que ça me fait plaisir ? Oui, tu peux me rouler des yeux ronds. Mais quelqu’un t’a jeté aux chiens, tu es dans l’œil du cyclone, le flic ! Tu as besoin de moi plus que jamais et j’ai besoin de toi pour faire tomber Karpathi et boucler mes travaux. On n’est pas marié, on ne couche même pas ensemble. Alors, si tu veux bien mettre ton ego de côté, on va aller au bout de ce merdier. Et ensuite, chacun reprendra sa liberté !
Hector marqua une pause pour comprendre ce qu’elle disait.
— Mais de quoi tu me parles ? L’œil du cyclone, jeté aux chiens ? Ça n’a pas de sens.
— J’aurais dû m’en douter, tu n’es pas sur les réseaux sociaux, bien sûr. Mais tu vis sur quelle planète, hein ? Approche, je vais te montrer.
Elle ouvrit le capot de son ordinateur. En écran noir et austère afficha un prompt qui attendait ses instructions. Elle tapa une commande et des messages en caractères blancs commencèrent à défiler.
— Je me renseigne toujours avant d’approcher quelqu’un, je recoupe mes sources. Alors, j’ai codé un outil pour te surveiller sur les réseaux sociaux, je vois en temps réel ce qu’on dit de toi, la tendance. Et c’est la curée, Hector. On te lynche en ligne.
Hector se concentra sur les messages qui défilaient trop vite pour capter ce qui ce passait. « Frère », Yacine. C’était les seuls mots qu’il put repérer, ceux qui revenaient sans cesse.
— Tu es la cible d’une campagne d’intox, reprit Apolline. On met en doute ton rôle dans le Bataclan. Certains prétendent que tu as des liens avec le terrorisme, que ton frère aurait pu être dans la salle avec les autres s’il n’avait pas été tué dans un raid des services spéciaux algériens. On trouve ta présence là-bas étrange. On insinue plus que l’on ne prouve, mais c’est ravageur. Cetains disent que tu choisi d’arriver en retard sur place et se demandent ce que tu as fait entre temps. Est-ce que tu savais ce qui se tramait ? Est-ce que tu as eu la trouille et laissé des collègues partir au casse-pipe ? Et pourquoi es-tu parti avant l’explosion ? Chacun y va de son hypothèse.
Le sol disparut sous les pieds d’Hector, il s’affaissa sur le canapé.
— Brochard s’est déjà exprimé. Il se réjouit de pouvoir faire éclater la vérité au procès. Cela n’a rien à voir avec les crimes de son client, mais peu importe, toute diversion est bonne à prendre. Et tout le monde découvre que tu es d’origine algérienne, que tu as changé de prénom. Chaque message est repris, amplifié par des centaines de bots. C’est une vraie boucherie, quelqu’un te jette en pâture à l’opinion publique. Une vraie shitstorm.
Une tempête de merde. Ça collait bien à la situation. L’Espagnol, comme on l’appelait, n’avait pas fait long feu. Il était revenu l’Algérien et tout le monde trouvait maintenant ça louche.
— Mon frère n’aurait jamais fait ça.
Ce fut tout ce qu’il parvint à dire.
— La vérité n’a aucune importance dans ces attaques, tu t’en doutes. Je vais t’aider, mais impossible de contrer la campagne pour le moment, même avec des centaines de bots postant en ta faveur. Il trop tôt pour contre-attaquer, il faut attendre que la tempête se calme. On n’aura qu’une cartouche, il ne faut pas se louper. Pour le moment je cherche d’où vient l’attaque pour voir si je parviens à la bloquer en remontant à la source. J’ai l’impression qu’il y a un motif récurrent. Les bots répondent de manière caractéristique, il y a une IA derrière qui donne une personnalité différente à chaque profil. S’il y a une seule et même IA derrière cette attaque, je peux essayer de corrompre leur mémoire, leur contexte partagé et peut-être même les retourner en ta faveur. Ne fais pas cette tête, je vais te tirer de là, je te dis.
— Ce n’est pas si simple. Ils ont touché juste. Mon frère a bien été abattu dans un raid à Alger. Je n’y ai pas cru, mais c’est la vérité. Il a pété les plombs.
Apolline s’était figée pour analyser toutes les implications. Hector se servit du café, en avala une gorgée et grimaça parce qu’il était froid. Assis sur le canapé, il se tourna vers Paris et commença à parler de son frère comme si Apolline n’était plus là, qu’il se répétait à lui même une histoire qu’il n’arrivait pas à accepter.
— Yacine était parti à Alger, il s’était barré là-bas pour repartir à zéro. Il s’était mis au vert, il voulait se ressourcer, une histoire de racine, tout ça. Il était né là-bas, lui. Il voulait surtout quitter ses « potes », je crois, tous ceux qui l’avaient fait replonger après sa sortie de prison. La France ne l’avait pas gâtée, c’est sûr, mais c’était juste un break. Il voulait revenir clean, c’était sa manière de croire qu’on lui donnerait une deuxième chance. C’est ce qu’il m’avait raconté, avant son départ. Il m’avait donné sa montre. C’était un symbole entre nous. La mienne m’avait lâchée au mauvais moment. « Tu me l’a rendra quand je reviendrais. Je suis obligé maintenant, hors de question que je te la laisse. » Clin d’œil appuyé, manière maladroite de me dire qu’il m’avait pardonné. Il attendait que je fasse de même quand il rentrerait en lui rendant la montre. Il serait un autre homme et nous serions quittes, prêts à rebâtir une complicité perdue. J’ai toujours sa montre.
Hector découvrit ses poignets pour appuyer son récit. Une montre à chaque bras.
— À Alger, il vivait dans la piaule que lui avait prêtée le « cousin ». Puis, ils ont débarqué. Le DSI, les forces spéciales algériennes. Neutraliser et non pas tuer, c’est leur devise. Ils disent qu’ils n’ont pas eu le choix, cette fois-là. Il était dans son lit quand il est mort. Ils ont défoncé la porte, le temps qu’ils arrivent dans la chambre, il aurait pu tout faire sauter. Alors, ils ont tiré pour sauver leur peau. Tu sais, j’y ai tellement pensé en rentrant dans le Bataclan. J’avais les mains moites. Devant la salle, il y avait un corps qui était allongé. Il était se tentait droit, sur le dos, digne, il n’était pas tordu ou recroquevillé comme tous les autres, il était là posé comme s’il avait été cueilli dans son sommeil. Son visage était détendu, il était mort, je le savais, mais il n’avait pas souffert. Je n’ai jamais su si j’avais halluciné. Il ressemblait tellement à Yacine. Est-ce que j’aurais pu tirer s’il avait été en face de moi dans son lit ? Si ç’avait été lui ou moi ? J’ai toujours pensé qu’on était connectés. Enfants, on ne se lâchait jamais, on faisait les mêmes conneries. Il avait fait sa dernière bêtise sans moi.
Yacine. Un fantôme qui continuait à hanter sa vie. Jusqu’à quand ? Et toi, Apo, qu’est-ce que tu fous là, c’est qui ton fantôme ? Après un instant de recueillement, Apolline le bombarda de questions.
— À qui tu as déjà raconté ça ? Qui est au courant ? Sa mort a fait du bruit en France ?
— Tu parles. L’Algérie a voulu étouffer l’affaire. Pas grand monde n’est au courant, mon père, Dîna, la famille. Je ne l’ai pas crié sur les toits.
— Réfléchis. Plus largement, plus récemment ?
— La commissaire Gagnon m’a rendu visite ce matin. Mon appart est le dernier lieu à la mode, ça doit être pour la vue – Hector montra Paris au travers de la baie vitrée d’un geste circulaire. Mon dossier a été volé au Ministère, mais elle m’a dit qu’il contenait seulement mes données administratives. Je ne pense pas que les RH aient noté l’histoire de mon frère sur mes fiches de paie. Tu penses que c’est un coup de Brochard ? Il l’a joué grand prince auprès de Gagnon, le gars compréhensif, tout ça, ça ne lui ressemble pas.
— Une ferme à trolls de cette taille ? Tu plaisantes, c’est impossible, il faut des moyens colossaux. En France, je ne vois qu’une seule boîte capable d’orchestrer une telle campagne…
Elle ne termina pas sa phrase, ils étaient sur la même longueur d’onde.
— Et Marie-Claire Renard ? Elle dispose des moyens d’État et a suggéré qu’il y avait des choses que j’ignorais sur mon frère. Elle a mis l’argument dans la balance pour me recruter, comme si c’était un scoop.
— Bof. La DGSI, IAtus, c’est un peu pareil, non ? Le client et son fournisseur. La DGSI n’a pas la puissance de calcul suffisante, et je ne parle même pas de la complexité des algorithmes qui coordonnent l’attaque. C’est la campagne de dénigrement la plus sophistiquée que j’ai jamais vue.
Elle se tourna vers son écran. Les messages continuaient à défiler à une vitesse folle.
— J’ai aussi parlé de mon frère à Vitale. Et j’ai raconté sa mort à ma psy. Pour elle, tous mes traumatismes sont liés. Je suis un double victime du terrorisme, que veux-tu…
— L’un d’eux aurait pu balancer l’info ?
— Vitale ? Impossible. C’est lui qui m’a tiré de l’enfer avant que tout n’explose. Il ne me trahira jamais.
— Il savait tout ça ?
Hector secoua la tête.
— Et pour ma psy, elle travaille pour le Ministère. Je lui fais confiance. À moins qu’on lui ai volé ses dossiers.
— Des notes qu’on aurait piqué chez elle ?
— Ou les données du logiciel qu’elle m’a envoyé ?
— Quel logiciel ? Ça n’a pas de sens, tu n’as pas noté ça dans un logiciel quand même ?
— PsIA. Elle m’a envoyé le lien par message texte pour assurer le suivi quotidien entre les séances.
— Tu l’as revu depuis ? Vous en avez parlé ? Tu es certain que c’était bien elle ?
— Non, mon prochain rendez-vous est prévu pour la semaine prochaine.
Face à la mine défaite d’Apolline, il déverrouilla son téléphone et caressa l’écran plusieurs fois pour trouver la bonne application. Il la lança et son visage pâli. Ses mains tremblaient lorsqu’il tendit son mobile à Apolline. Sur l’écran d’accueil de l’application, il y avait bien le nom du programme, PsIA, et tout en bas, en petits caractères, un copyright, et le nom de l’éditeur du logiciel. PsIA était un logiciel développé pas Nexus X, la filiale dont IAtus ventait la performance sur leurs vidéos d’entreprise. La liste des conversations s’afficha ensuite. Apolline en ouvrit une parmi les dernières, Hector ne protesta pas, ses confidences pouvaient s’étaler au grand jour, désormais sur tous les réseaux sociaux. Elle lut à voix haute un des conseils que lui avait prodigué PsIA.
— Tu te rends bien compte de ce que ce logiciel t’a écrit. « On va tous mourir, Hector. Alors, mourir avec son arme, pour son honneur, est-ce si absurde ? Le code d’honneur, c’est ce qui fait la grandeur des hommes. Les samurais l’avaient intégré dans leur vision de la vie. Et depuis le Bataclan, tu es un héros. Tu es notre samurai. » Tu mesures le tissu de bêtises ?
— Je prenais ça avec distance.
— Avec la distance d’une arme de service pointé sous le menton ?
Hector baissa les yeux.
— N’aie pas honte, Hector. Dans mon milieu, on appelle ça la guerre cognitive, un cocktail bien classique, le descendant des techniques bien rôdées de propagande. Il y a eu Goebbels, c’est le nom qu’on retient, mais dans tous les conflits, partout sur la planète, la propagande a toujours joué un rôle central. Manipuler les masses, c’est ça leur cible, même si parfois c’est une personne précise qu’ils cherchent à déstabiliser. C’est devenu un jeu d’enfant avec les réseaux sociaux – elle fit un geste du menton vers les messages qui défilaient sans ralentir. Là, pourtant, on a changé de dimension. PsIA est une arme, une arme, qui te vise toi, avec un but précis, Hector. PsIA a cherché à te tuer.
Hector reprit son téléphone et s’apprêtait à désinstaller l’application. Apolline arrêta son geste.
— Surtout pas, malheureux ! Si tu fais ça, ils vont s’apercevoir qu’ils sont grillés. Continue à répondre si tu reçois des notifications. Le vol du dossier, c’est un signal envoyé, mais ils ont déjà toutes les infos sur toi. Tu as accepté de donner ta géolocalisation quand tu as installé PsIA. Alors, oui, elle te trace. Ils n’ont pas besoin de ton adresse, ils savent où tu es. Non, Hector, ils veulent te pousser à bout. Et que tout le monde puisse témoigner que ton geste était désespéré, mais légitime. Ils veulent faire tomber le héros du V13 de son piédestal. Si même les héros craquent, quel espoir nous reste-t-il ?
Elle se tut. Hector la regardait d’un drôle d’air. Ils venaient d’avoir la même idée. Éric Frey jeté du haut de son balcon. Poussé à bout, seul ou avec un peu d’aide, mais si désespéré que le suicide était une évidence.
Combattant d’un front invisible, Hector était engagé malgré lui dans une guerre, une guerre silencieuse qui avait lieu sur notre territoire. Il eut soudain de la sympathie pour Éric Frey, pour sa folie, pour son obsession. Il repensa à l’appel au secours lancé au marabout. Un frère tombé au combat. Hector était vivant.
— Puisque nous sommes en guerre, dit Hector, puisque l’ennemi a tiré en premier et dévoilé sa position, on pourrait peut-être reprendre l’avantage et préparer une riposte ?
À suivre…
Amazonies Spatiales
Le voyage n’est pas fini. Le recueil de nos textes, fruit de notre résidence d’écriture, sort le 17 avril 2024. Un lancement en grande pompe aura lieu à la Cité des Sciences lors d’une soirée spéciale le 26 avril, en présence de la marraine du projet, l’astronaute Claudie Haigneré, et peut-être de la ministre Christiane Taubira.
Pour patienter, voici la couverture qui vient d’être révélée cette semaine !
La dose de Flow
Musique
Cette semaine, je vous partage du blues dans la plus pure tradition, par la chanteuse et guitariste Jackie Venson. Non, mais écoutez-moi son phrasé ! Merci à Benjamin Lupu pour la découverte.
Ses concerts sont incroyables. C’est la folie ! Que ce soit dit !
À suivre
J’ai posé tout le plan sur papier, j’ai repris le résumé des anciens chapitre pour avoir une vue d’ensemble. Je suis prêt pour clore le texte. Je sais que je vais devoir retoucher, rogner, épurer, densifier, renforcer les archétypes de ces personnages que j’ai appris à connaître pendant près de deux ans, depuis mes premières idées. Mais d’ores et déjà, je sais que malgré la complexité que j’ai voulu mettre dans ce premier roman, je suis fier d’avoir bâtit une intrigue qui ne se perd pas dans ses propres méandres et accompagne le lecteur en ligne droite ou presque jusqu’au dénouement. Sera-t-il à la hauteur ? Il est trop tard pour le craindre. Le reste ne m’appartiendra bientôt plus, lorsqu’en mai, en retraite d’écriture à Épinal, j’écrirai le point final et griffonnerai à la main, pour la première fois le mot FIN, THE END, plaisir de conteur et aux revoirs à un monde qui pourrait être le nôtre.
En attendant, je vous souhaite un merveilleux week-end !
— mikl 🙏