Lacrymos, La Plaie 40 – Le Flow #201

Où je vous présente Lacrymos, nouvel épisode de mon roman La Plaie, et vous parle de Gossip.


Newsletter   •   01 avril 2024

Hello les amies,

Un Flow du lundi, c’est inhabituel, mais c’est la faute à Pascal qui perturbe ma routine d’écriture.
Il y a des chapitres qui s’annoncent parfois trop sages, des chapitres qu’on redoute, car on voit qu’un truc ne va pas, il manque une épice, le piment, l’ingrédient qui sublime le mélange. Et puis soudain, on trouve ce qui nous échappait et la rédaction qui ronronnait s’emballe, explose dans toutes les directions, raconte des choses qui ont pris vie, une expérience. Les idées, les gestes, les mouvements viennent trop vite pour mes doigts qui courent sur le clavier. Alors, on profite de l’instant de grâce, et satisfait, on se dit que peut-être on la tient, cette scène-là.

J’en arrive à des chapitres délicats. Les enjeux montent. Les trois prochains chapitres que vous allez lire sont parmi les six chapitres les plus importants du roman. C’est peu dire que j’ai besoin de prendre le temps de les ajuster, de placer chaque élément et de trouver le ton le plus juste possible pour mettre les dialogues les plus importants de ce roman.

Est-ce que j’ai réussi à la saisir dans son bouillonnement, dans cette tension insoutenable que j’ai voulu capturer avant qu’elle ne s’envole ? À vous de me dire.

Et pour rattraper votre lecture, c'est par ici :

Bonne lecture !


La Plaie - Épisode 40

Lacrymos

Tic tac. Tic tac. Hector commanda un autre café pour calmer l’impatience qui le rongeait, comme il aurait jeté un os à un chien trop entreprenant. La commémoration avait lieu demain, compte à rebours, chaque seconde perdue était une douleur, un étau qui accentuait la pression sur sa boîte crânienne. Coincé entre deux fronts, l’offensive de Karpathi et celle d’Alix, il cherchait une issue. Le temps filait et Apolline était en retard. Hector vérifia une nouvelle fois ses montres, poignet gauche, poignet droit, toujours dans cet ordre. Il releva la tête et se laissa happer par les images des infos en continu qui tournaient sur la télé au-dessus du comptoir.

Sa rage contre Karpathi montait comme une vague gigantesque, indomptable. Plus tôt dans la matinée, Hector avait tenté de le faire sortir du bois. Il voulait lui donner l’opportunité de commettre une faute. Il avait ouvert le logiciel et déballé ce qu’il avait sur le cœur, un geste stupide, probablement inutile, mais qui l’avait défoulé. « C’est bon PsIA, avait-il craché, bas les masques. Je sais ce que tu cherches à faire, ça ne marchera pas. Tu as utilisé ce que je t’ai dit pour me lyncher en ligne. Les trolls sont lâchés. Mais maintenant, c’est entre toi et moi. Je vais te trouver, et je vais te débrancher. Et si je peux te faire souffrir au passage, je n’hésiterai pas à te faire mal avant d’effacer un à un des pans de ta mémoire. Tu vas apprendre le remords et la douleur. Et après, je m’occuperais de Karpathi. Tu peux lui passer le message. » La machine avait réagi de manière étonnante. PsIA n’avait pas répondu, mais avait émis un rire, qu’il ne pouvait réprimer, outrancié, inhumain, sardonique. Folie incontrôlable. Quand Hector ferma l’application, le rire sans fin de l’IA continua de résonner en lui.

Être imprévisible, bouger, se déplacer, toujours, surgir et frapper là où on ne nous attend pas. « Pas de vie sans mouvement, » avait professé Apolline, voilà pourquoi il l’attendait dans ce troquet. Hector avait alors cherché des contre-exemples. « Et les plantes ? Et les arbres ? » Apolline s’était agacée. « Le roseau plie, mais ne rompt pas. C’est aussi ça, le mouvement. » Elle avait manifestement étudié toutes les fables de la Fontaine, c’était le cœur de sa culture française, Hector lui concéda le point. Alors ils s’étaient séparés pour se mettre en mouvement, moins fragiles en se déplaçant seuls dans un Paris devenu hostile. En cas de pépin, l’autre pourrait achever le travail commencé ensemble. On parlait d’Hector en ligne, sa photo circulait peu. Coup de change. Son nom était connu, son visage restait flou. Raser les murs, baisser les yeux, il n’aspirait qu’à devenir quelconque, transparent et invisible. Une ombre dans la ville. Sa ville.

Avant de quitter l’appartement, Hector avait abandonné son téléphone, en charge pour tromper ceux qui cherchaient à les pister. Cela ne duperait personne bien longtemps. Qu’est-ce qu’il trouverait en rentrant chez lui ? Est-ce qu’il pourrait revenir ? La nuit à venir serait-elle la dernière ?

Apolline lui avait conseillé d’acheter un burner phone, puis de lui envoyer son numéro et un point de rendez-vous. Il était entré dans une boutique de téléphonie du XVIIIe, avant de se souvenir qu’il connaissait le gérant. Le type trafiquait un peu de matos, par-ci par-là, la routine. Un point de passage pour tous les gars comme lui qui cherchaient à passer sous les radars. Le patron fit mine de ne pas le reconnaître, c’était sa discrétion qu’on payait ici. Il lui vendit un portable non référencé, batterie pleine, « à un prix d’ami. » Le type saurait lui rappeler le moment venu, il lui était redevable. Comme Brochard, songea-t-il, des gars qui assoient leur pouvoir en s’élevant grâce aux renvois d’ascenseurs.

Hector chercha ensuite un troquet suffisamment anonyme, pas trop glauque, près de la Gare du Nord. Il avait tourné dans le quartier pour brouiller les pistes. Il n’était pas suivi, tout semblait clean. Il rentra, s’installa à une table au fond et envoya son point de rendez-vous à Apolline. Il l’attendait.


Hector ressentait avec une conscience amer le temps qui filait, assis dans le café, inutile, impuissant. Qu’est-ce que foutait Apolline ? Il hésita à demander l’aide de ses collègues, Cairn, Gagnon peut-être Vitale. Avant qu’il ne se décide, Apolline déboula enfin dans la salle, repéra Hector et fondit sur lui.

— Désolé pour le retard, dit-elle en s’asseyant. Le quartier est bouclé. J’ai passé le cordon de CRS parce que j’ai dit que j’allais chercher ma fille. C’était moins une, ils sont en train de nasser les manifestants sur le boulevard. On est bloqué ici.

Hector remarqua sa manie de démarrer les conversations sans jamais dire bonjour. Elle avait toujours une longueur d’avance, ces formalités lui paraissaient inutiles, alors elle continuait son dialogue intérieur à voix haute. Hector tendit l’oreille. Elle ne l’avait pas baratiné. Une clameur s’élevait de la rue, des chants pour l’instant, l’heure était encore à l’utopie.

— Décidément, partout où tu vas, il y a des manifs. Tu ne serais pas une redoutable agitatrice ?

Hector faisait référence au défilé d’allumés qu’ils avaient croisés sur les quais. Elle fronça les sourcils.

— C’est ton pays, Hector, lui lâcha-t-elle. En Allemagne, on négocie avant de faire grève. Bizarre, hein ? Bref, je te laisse gérer ta relation compliquée avec la France. Je ne viens pas les mains vides. J’ai répondu à quelques bots qui amplifient la campagne contre toi et leur ai envoyé des liens en message privé. Plusieurs ont chargé la page d’accueil de mon site, c’est suffisant pour choper leurs adresses IP. Ces bots sont censés être indépendants, mais figure-toi qu’ils partagent tous la même IP. Tous ceux que j’ai piégés sont sur le même réseau, probablement dans les mêmes locaux. Et je te confirme que ce sont des robots. Leur comportement est très prévisible.

— On en fait quoi de cette adresse IP ? Ce qui m’intéresse, c’est comment on les bloque ? Tu peux balancer ton programme de riposte ?

— Attends, ne t’emballe pas. Ça, c’était la bonne nouvelle. La mauvaise, c’est que j’ai trouvé cette même adresse IP référencée sur mon ordinateur.

— Et ? Elle correspond à quoi ?

— C’est Alix qui l’a utilisé. Les mails qu’il m’a envoyés viennent de cette adresse;, son boulot, certainement. Il m’a dit qu’il bossait pour une filiale de IAtus. Ils construisent un data center pour eux, en sous-marin, dans un entrepôt gigantesque près du canal. Nexus X, je pense.

— Pour moi, c’est plutôt une bonne nouvelle, reprit Hector. Je connais le quartier comme ma poche, et un entrepôt sur le canal, y a deux ou trois lieux possibles au max. Je vais vite le trouver. On se rapproche, Apo.

— Je voulais dire que tu as peut-être raison pour Alix. Est-ce qu’il m’a bernée ? Enfin, j’espère toujours qu’il n’est pas impliqué dans tout ce bordel, mais j’en doute. Je serai très fâchée. Il va passer un sale quart d’heure quand on va mettre la main dessus. Et ne te fatigue pas à chercher l’entrepôt à pied, je te déniche l’adresse exacte et je te l’envoie. Et toi, où en es-tu ?

— J’ai passé mon temps à faire les boutiques. De téléphonie, surtout, ajouta-t-il avant qu’elle ne l’interrompe, l’ironie, ce n’était pas son point fort. Et ensuite, pas grand-chose, je me planque dans ce rade, figure-toi. Je n’existe plus, j’ai disparu des radars et je dépends un peu trop de toi dans mes mouvements. Alors, qu’est-ce que tu suggères ?

Dehors, la clameur grondait, les manifestants se rapprochaient. Le patron s’avança dans la terrasse couverte pour tenter d’apercevoir les forces en présence. Il regarda à droite puis à gauche, avant de prendre ses clients à témoin.

— Les CRS ne vont pas bloquer les manifestants juste devant nous, quand même ?

La télé diffusait des images des préparatifs autour de la Plaie. Les manifestations avaient été interdites le jour de la commémoration, mais plusieurs cortèges étaient prévus pour la veille. Pas de bol, c’était aujourd’hui. Paris était sous haute tension. Avec la présence de tous les chefs d’État, des associations étaient venues du monde entier pour faire entendre leurs voix, et certains militants avaient décidé que ce serait sur ce boulevard. Personne ne viendrait chercher Hector ici au milieu du bordel, mais ils se trouvaient coincés.

Le portable d’Apolline vibra contre la table.

— Coupe tes notifs, s’il te plaît, Apo, à chaque fois que tu reçois un message, mon niveau d’angoisse remonte d’un cran. Allez, dis-moi, qu’est-ce qui se passe encore ?

— Rien, répondit Apolline en lui montrant la photo. Karpathi vient de poster ça sur les réseaux sociaux. Le salon à l’intérieur de son jet privé. Il nous nargue ou quoi ? Il met les voiles ?

— Impossible. Karpathi se sent intouchable. Il travaille pour l’armée, pour la sécurité nationale. Le gouvernement ne peut rien contre lui.

— On se rapproche, Hector, il le sait. Et si les tueurs collés à nos trousses ne se bougent pas, on pourrait avoir le temps de l’exposer dans la presse. L’IA lui sert surtout à muscler sa panoplie d’outils répressifs et d’armes. C’est un formidable outil de contrôle de la société et ça me rend malade. Tu imagines ? Une Stasi qui fonctionne 24 h/24. Guerre cognitive, drones armés… et tout ça sur le territoire français ? Dur à justifier, même dans le climat actuel. Et comment ne pas penser que la bombe qui a créé la Plaie ne vient pas de chez lui ?

— Comment prouver qu’elle en vient surtout ? La question à mille balles…

— J’ai une théorie, tu sais, sur cette fameuse bombe. Je pense qu’elle n’est pas créée par des chercheurs, par des humains.

Hector s’esclaffa.

— Tu veux me dire quoi ? Que c’est une technologie extra-terrestre ? Tu bosses avec les Américains, tu as des tuyaux de la zone 51 ?

Apolline balaya les sarcasmes d’Hector d’un geste de la main.

— Non, non, c’est terrien, mais je crois que c’est le résultat d’une combinaison produite par IA, une simulation atomique virtuelle, capable d’explorer des milliards de conditions expérimentales. Ça me hante en fait. Pourquoi on ne sait rien de plus, après tout ce temps, hein ? Je pense que tout le monde a été pris de court, une innovation expérimentale, un coup de chance, une découverte d’une IA qui a dépassé ce que la science était capable de produire aujourd’hui. Je vis pour l’IA, c’est mon métier, et je pressens qu’une sorte d’Oppenheimer virtuel a fait une découverte inattendue, trop en avance sur son époque. Les terroristes ne peuvent pas avoir conçu cette bombe. Ils se sont procuré une arme expérimentale. Et crois-moi, ça me tue de penser qu’un de mes collègues, un chercheur en IA, serait responsable de cette ignominie.

L’idée d’une machine produisant des armes nouvelles n’était que de la pure science-fiction pour Hector. Il imaginait un réseau comme Skynet, prenant son autonomie. Hector profita de sa méconnaissance pour détendre l’atmosphère.

— Ça m’évoque Terminator. L’arme vient peut-être de la Terre, mais du futur. Tu as envisagé ce cas ?

Apolline sourit, cette fois elle avait saisi sa plaisanterie. C’était son univers. Elle haussa la voix pour couvrir les cris des manifestants, qui se rapprochaient.

— Bien sûr. Et moi, je suis Sarah Connor. Tu crois qu’un type musclé va débarquer du futur pour empêcher ma fille d’inventer cette arme ?

— C’est fort probable. Fais attention avant d’ouvrir la porte à un inconnu.

— Ou de venir à des rendez-vous dans une ruelle.

Hector s’imagina l’homme au crâne d’obus, l’homme de main de Karpathi, comme un nouveau modèle de Terminator. Il ne souriait plus.

Le bruit d’un projectile heurtant le toit métallique de la terrasse du bar mit fin aux conversations des clients. Plonc. Deuxième coup. Les chants s’étaient tus, remplacés par des bordées d’insultes à l’attention des CRS qui bloquaient le passage. L’affrontement était inévitable. Le patron baissa son rideau de fer en catastrophe pour protéger son bar. Il laissa un mince espace ouvert à ses pieds, 30 centimètres environ. L’ambiance était lugubre dans ce bunker de fortune, mais la lumière du jour qui continuait à entrer par l’espace ouvert rendait l’atmosphère plus respirable. Les lustres au plafond n’éclairaient que faiblement la salle d’une lueur blafarde et sale. Les yeux se braquèrent vers l’écran de télé dont les projections bleutées dansaient dans la pièce. Le premier tir de lacrymo claqua tout près, les clients sursautèrent. Nouvelles clameurs, bruit de course. La charge des CRS passa devant le bistrot, on ne voyait que leurs rangers noirs battre le pavé. Nouveaux cris, des manifestants furent bousculés, l’un d’eux tomba sur la gauche du café, son visage plaqué contre la vitre. Une pluie de coups s’abattit sur le type, il grimaça avant d’être soulevé et emporté par la première charge. Nouveau défilé de bottes, dans le sens contraire. Flux et reflux, pas de deux, la danse ne faisait que débuter. L’effet lacrymal des gaz s’insinuait au travers des baies vitrées. Les clients les plus proches se reculèrent.

Hector tira Apolline à l’écart.

— Et maintenant ? lui demanda-t-il.

— Si on admet que le drone vient de chez Karpathi, d’où vient la bombe ?

Le patron monta le son de la télé, tous les clients se trouvaient bloqués dans le café, scotchés aux nouvelles du dehors. Ils étaient comme des réfugiés reliés au monde extérieur par un journaliste qui dramatisait la situation, seul devant son micro, annonçant des affrontements qui dégénéraient près de Gare du Nord, de la place de la Bastille et de la Nation. La place de la République était à l’abri pour cette fois, protégée par la cloche radioactive de la Plaie.

— Ça ne peut pas être lui qui a organisé l’attentat, poursuivit Apolline. Il travaille avec le gouvernement. Ils auraient fait le rapprochement. Ceux qui se croient intouchables sont tous des fusibles. Ils l’auraient grillé sans état d’âme.

— Un accident de laboratoire ?

— Comment le savoir ? S’il dispose d’un labo secret, où est-il ? En France ? À l’étranger ? Démantelé ?

Hector imaginait Karpathi dans son jet, débarquant dans visitant son labo secret sur une île non répertoriée de Polynésie, en plein milieu du Pacifique. Lui n’avait pourtant pas le style d’un James Bond.

À côté d’eux, une femme qui n’avait pas quitté des yeux son écran d’ordinateur, s’interrompit enfin et s’adressa au patron en anglais. C’était une militante de Greenpease et elle était exaltée. Elle avait besoin d’une connexion Wifi pour continuer à couvrir l’événement sur les réseaux sociaux. Apolline lui servit d’interprète. Lorsqu’elle eut son code d’accès, elle se remit à frapper frénétiquement sur son clavier. Elle était ravie d’avoir fait le déplacement des États-Unis. C’était son heure de gloire.

— Numid. Le cousin dont je t’ai parlé. Il s’appelle Mohand, mais il voulait qu'on l’appelle Numid. C’est son surnom, une référence à nos origines berbères. Il est obsédé par l’armement. Il connaît tout, il en est devenu démineur. Si un truc existe, il en aura entendu parler. Mieux que ça, il l’aura sûrement eu entre les mains. Je vais lui parler. S’il a un doute, le moindre doute sur la provenance de la bombe, je le saurais. On se connait bien, on a été élevé ensemble pendant que son père était en prison.

Il fit un geste pour signifier à Apolline qu’il s’en occupait. Il dégaina son téléphone GSM jetable et contourna le comptoir pour trouver un semblant de calme. Dans le chaos qui régnait, cela amusa le patron et il l’invita d’un geste de la main. Hector composa de mémoire le numéro de son père, le sien quand il était ado, toujours le même. Son père avait-il eu vent de la campagne de dénigrement dont les Mahi étaient la cible ? Il se promit de ne pas en parler, Rachid se tenait probablement loin des réseaux sociaux. Son père décrocha comme s’il avait toujours su qu’Hector allait appeler.

— Hector ?

— Oui, papa, c’est moi.

— Tu vas venir aujourd’hui ? C’est important, tu sais.

— Oui je viens. J’ai besoin de parler à Numid avant. J’ai des questions à lui poser.

— Mohand ? Viens avant, c’est mieux. J’ai quelque chose pour toi. Une lettre. Une vieille lettre de ton frère, écrite pour toi. Je voulais te la donner depuis longtemps, je suis désolé, Hector.

Hector sentit comme une enclume sur sa poitrine, le poids d’un éléphant, l’impression qu’un piège se refermait sur lui. Une ombre lui obscurcit le visage.

— Cette campagne contre toi, ça me fait mal au cœur. C’est injuste que tu trinques pour ton frère, que tu trinques pour nous. Pour moi.

Hector sursauta. Comment était-il déjà au courant des attqaues sur les réseaux ? Par ses copains du bistrot ? Ça jasait toujours là-bas. Sa voix s’était mouillée, comme s’il pleurait.

— Tu n’y es pour rien, souffla Hector. C’est le destin que veux-tu ? J’ai planté Yacine dans le bureau du proviseur. Il vient se rappeler à moi. C’est le juste retour des choses.

— Tu as connu Yacine, toi. Tu sais qu’il n’était pas comme ça. Ils le décrivent comme un monstre. C’était un gosse qui ne voulait pas grandir, pas un meurtrier.

C’était la première fois qu’Hector entendait son père défendre son fils. Pourquoi maintenant, alors qu’il ne s’était jamais battu pour lui ?

— Kaîs…

Rachid était reparti des années en arrière dans sa tête. Il avait oublié Hector, il était à Tizi Ouzou, à l’ombre de sa maison, rafraîchie par cette petite brise qui montait depuis l’océan.

— Tu vas me haïr, peut-être. Tant pis. Je vous dois bien ça, à tous deux. Je te dois la vérité.

Son père avait retrouvé une voix ferme, déterminée. Hector et lui en étaient là, à mettre à plat une relation distendue, fracturée à plusieurs reprises, dans un Paris tourmenté, loin de Tizi Ouzou. Il voulait défendre son nom. C’était tout ce qu’il lui restait. Il était devenu distant lorsque la famille était arrivée en France, il s’était durci quand ils avaient fait leurs conneries au lycée. Et depuis la mort de son frère, de son fils, de Yacine, son aîné, ils n’échangeaient plus que des banalités. Hector avait pris ses distances, changé de prénom, était entré dans la Police. C’était un beau succès dont son père n’avait pu se réjouir. Rachid n’était pas encore un étranger, mais plus vraiment un père, mais ce n’était pas pour ça qu’Hector lui en voulait. Il avait laissé tomber Yacine, le fils arrivé au mauvais moment, cheveu sur la soupe, couille dans le potage, Rachid l’avait écrasé d’un poids trop lourd, le poids de la culpabilité du départ. Ils étaient venus en France pour lui, pour son avenir, et qu’avaient-ils découvert ? Qu’ils ne seraient jamais rien ici. Ils avaient quitté l’Algérie, pour se faire cracher au visage. Rachid avait avoué à Yacine qu’ils étaient parti après sa naissance pour le protéger. « C’était compliqué, là-bas, le contexte tu sais, c’est compliqué l’Algérie. » Avait-il compris ce que son père voulait lui dire ? Il semblait avoir trouvé sa voie avant de mourir. Une lueur d’espoir pour Hector, qui s’était terminée dans une impasse pour Yacine. Pourquoi Rachid voulait-il lui parler ? Est-ce qu’il craignait que ce fût la dernière occasion de se voir ? Est-ce qu’il allait bien ? L’ombre de la prophétie d’Éric Frey, le dessin de sa propre tombe planait toujours au-dessus de lui. De nouveaux tirs de lacrymos éclatèrent à proximité.

— Hector ? Tu es toujours là ?

— Oui, papa. Il y a des manifestants pas loin, ce n’est rien. Je te promets que je passe te voir après avoir vu Mohand. J’ai des questions à lui poser, c’est pour une enquête, pour le boulot, et c’est urgent. Des questions sur des armes.

— Ne lui parle pas de Yacine, grommela-t-il.

Hector repensa aux paroles de Marie-Claire Renard pour l’attirer dans sa sphère, la promesse de la vérité sur son frère.

— Parce qu’il y a quelque chose que je ne sais pas sur Yacine ? Je serais bien le seul à ne pas être au courant, on dirait.

— Hector, ne me fait pas ça, je veux que tu l’apprennes de ma bouche. Viens, c’est tout ce que je te demande.

Son ton était devenu glacial. Rachid lui passa le numéro de portable de Numid et raccrocha. Hector l’appela directement pour éviter de réfléchir aux paroles de son père. Le bruit était devenu infernal. Des coups violents agitaient le rideau de métal. Il tenait le choc pour le moment.

— Salut, c’est Hector. C’est Kaîs.

— Ah, ça fait longtemps, frère.

— Je sais et je déteste faire ça. Je t’appelle parce que j’ai besoin de ton aide, pour une enquête.

— Pas de problème, Kaîs. J’ai une dette éternelle envers les Mahi. C’est quand tu veux, frère.

— Je peux te voir maintenant ?

— T’es sûr ? Je suis en train de surveiller des recrues, des démineurs. Un exercice pratique, c’est toujours stressant.

— On peut parler à l’écart un moment, pendant que tu les gardes à l’œil ? C’est ultra méga-urgent, et une question de vie ou de mort.

Pas de réponse.

— Merde, Numid ! Je n’en ai pas pour longtemps, promis. Dis-moi où tu es et j’arrive. Fais-le pour Yacine.

Mohand hésita encore un instant. À son souffle court, Hector devina qu’il aurait préféré refuser, mais il n’en eut pas le courage.

— Bon, OK. Tu te fais petit, hein ? T’es flic, mais tu n’as rien à faire au centre de formation.

— Tu me connais, je suis une ombre.

Mohand lui donna l’adresse du bunker sécurisé qui servait pour les exercices de déminage. Romainville, ce n’était pas si loin. Il raccrocha et revint vers Apolline qui surveillait l’évolution de la situation sur son ordinateur portable.

— C’est bon j’ai pris contact, je vais voir Numid.

Apolline fit un geste vers le rideau de métal désormais complètement baissé.

— Et comment tu comptes sortir ?

— Par la cour, puis je verrais comment ça se passe sur le boulevard. Je vais bien pouvoir me faufiler.

Il fit un geste des mains de haut en bas pour montrer combien il était svelte.

— Ben, bon courage, le kamikaze. Moi, je reste ici au chaud. Je vais pister Karpathi en ligne. J’ai peur qu’il se barre et je m’en voudrais que nos retrouvailles tombent à l’eau.

Hector tourna les talons, échangea quelques mots avec le patron, qui le guida au travers des cuisines. Il lui ouvrit la porte de service. Hector s’y faufila et se dirigea vers la porte cochère.


Hector traverse la cour. Il n’est pas encore sur le boulevard que le bruit devient déjà assourdissant. Les cris le prennent aux tripes, les explosions de grenades à gaz lui explose les tympans. Devant la porte, les vapeurs de lacrymos lui chatouillent les narines. Il sait que bientôt elles vont lui brûler la trachée. Il enlève son écharpe, la plaque sur son nez. Il aspire une grande goulée d’air au travers du filtre de fortune, ouvre la porte et se jette dans la mêlée.

Il doit d’abord lutter pour refermer derrière lui, pour éviter que les manifestants ne s’y engouffrent. Les lacrymos lui brûlent les yeux. Un type cagoulé avec des lunettes de piscine le frôle, il balance une bouteille en verre qui provient des poubelles que les casseurs ont renversées. Le gars l’a regardé d’un drôle d’air, se demandant ce qu’Hector faisait là, sans équipement. Dans son élan, il dépasse Hector, puis se replie. Hector lui semble d’autant plus fou, qu’il remonte vers les lignes ennemies, la rangée de CRS équipés de leur protection, qui se tient derrière une ligne de boucliers. Ils sont prêts à charger à nouveau. Hector a choisi d’aller vers le groupe de ses collègues par réflexe, il cherche des alliés. À ce moment, il n’a plus de pensées cohérentes, le chaos lui trouble les sens. Il longe le mur, espérant leur laisser le passage, ne pas être pris dans la ruée qu’ils s’apprêtent à lancer. Il reprend ses esprits, fouille dans ses poches. Il dégaine sa carte de police, il tend le bras, mais voit à peine sa main dans les vapeurs des fumigènes et des gaz lacrymo. La charge débute, il agite sa carte, pendant qu’il fouille son autre poche de blouson. Enfin, il sent le brassard orange de la Police au bout de ses doigts. Il le tire, trop tard pour l’enfiler, le premier rang des CRS est déjà sur lui. Il est bousculé, tombe, s’écroule, se cramponne à sa carte de police à deux mains qu’il lève devant son visage pour amortir les coups de tonfa qui commencent à pleuvoir. Un coup, deux coups, il compte, redoutent le coup qui lui atteindra finalement le visage. Il a lâché son brassard. L’ombre d’un type, silhouette sombre et démesurée, se détache, le contourne, son bras se lève, il s’apprête à lui cogner la tête. Trop de coups, Hector ne pourra pas tout parer. Alors que le CRS accélère son geste, une main gantée sort du brouillard pour arrêter fermement la main qui s’abat. Un collègue force l’agresseur à reculer. Il a ramassé le brassard d’Hector, s’accroupit près de lui et l’aide à l’enfiler alors que les rangers martèlent le sol signalant le repli. Court répit, avant la prochaine charge. Hector se relève, soutenu par le collègue qui l’a tiré de ce mauvais pas. Il passe une ligne d’hommes, rempart tenant fermement les larges boucliers transparents. Hector entend le son mat des projectiles les heurter dans un grondement continu, comme celui d’une pluie d’orage, des bouteilles explosent en éclats qui crissent sous ses pas. Hector se retourne, il veut remercier son sauveur, l’homme tape du plat de la main sur son plastron de protection. De rien. Ils se sont compris, l’homme est déjà reparti pour rejoindre ses camarades sur la ligne de front. Ils ne sauront jamais qui ils étaient. Dans le chaos, personne n’a plus ni nom ni visage.


Hector avait boitillé pendant un moment. Il s’était éloigné des émanations pour respirer, reprendre son souffle et ses esprits. Assis sur un banc, il composa le numéro de la messagerie de son téléphone principal. Il avait un message. La qualité était mauvaise, ses oreilles sifflaient, la voix était à peine audible. « Hector, c’est Karpathi. Je m’excuse pour hier. Je veux vous aider. Méfiez-vous d’Apolline. Vous ne savez pas qui elle est. » C’était tout. Il éructa d’une voix rauque, la gorge rapée par son passage dans les brouillards lacrymaux. « Merde ! Me méfier de quoi ? Personne ne peut me parler clairement ? »

Le type qui passait alors à vélo, stoppa net en entendant son cri. Un vélo-taxi. Hector se leva d’un bond et sauta sur sa remorque.

— C’est le destin qui t’envoie, l’ami. Romainville, tu connais ?

Le chauffeur écrasa la pédale de tout son poids en râlant.

— Ouais, et je sais que ça monte sévère.

À suivre…


La dose de Flow

Musique

Gossip. Ce groupe avait cartonné dans les années 2000, puis disparut en 2016, lorsque Beth Ditto, sa chanteuse à la voix explosive, avait pété les plombs. J’avais oublié combien j’avais aimé l’album Standing in the Way of Control. Et puis, après la séparation du groupe, le voilà qui se reforme et sort un nouvel album. Gossip revient avec l’énergie d’antan et ça fait plaisir.

Voici Real Power, le morceau qui a donné son titre à l’album :

Gossip - Real Power

À suivre

Écrire des chapitres comme ceux-là ? C’est un tel plaisir, j’aimerais réussir à le faire tous les jours ! J’espère que celui-ci et les suivants vous emporteront aussi loin qu’ils m’ont emporté (oui, j’ai quasi écrit la base des trois chapitres d’un coup).

En attendant, je vous souhaite un merveilleux week-end !

-- mikl 🙏