Les chemins de Providence, La Plaie 45 – Le Flow#207

Où je vous présente Les chemins de Providence, le chapitre 45 de la Plaie et vous parle de Waxx.


Newsletter   •   26 mai 2024

Hello les amies,

Pardonnez ce mail tardif, je suis de retour d’Épinal et j’ai passé un séjour merveilleux là-bas. J’ai écrit, échangé avec des dizaines d’autrices et d’auteurs, et j’ai apprécié pleinement le festival des Imaginales.

Voilà, malgré tout, le chapitre suivant. Eh oui, finalement, ce ne ce sera pas un chapitre en deux parties.

Si vous voulez rattraper votre lecture, c'est par ici :

Bonne lecture !


La Plaie - Épisode 45

Les chemins de Providence

Apolline se rencogna sur le dossier de sa chaise, renvoyée à l’inconfort de ses années de collège. Elle se leva pour s’étirer et faire quelques pas dans sa chambre, elle ne pouvait guère en faire plus. Sur son écran, les logs de ses scripts défilaient de manière hypnotique, des chiffres, des mots, qui ne laissait qu’une fugitive impression sur sa rétine. Fugitive, comme elle. Enfin pas vraiment, elle avait mis les voiles avant d’être inquiétée par la Police. Voilà pourquoi ce soir, dans l’ombre, elle savourait ce moment de grâce. Elle avait détourné une partie de la puissance de calcul de IAtus… pour casser le cryptage d’ALE, leur propre logiciel. Un zen incroyable se dégageait de l’exercice. À ce niveau de maîtrise et de réussite, le hacking devenait jouissif, elle se sentait judoka, les pieds ancrés dans le tatami, utilisant la force de l’adversaire pour la retourner contre lui et placer une prise spectaculaire. À mesure que de nouveaux bots s’emparaient du problème, les calculs accéléraient. L’harmonie vibrait en elle, le monde devenait enfin cohérent grâce à des lignes de code qui avaient germé dans son esprit. La machine se soumettait sans ambiguïté dans un ordre apaisant.

Apolline détourna le regard pour se détacher de cette fascination symbiotique. Elle jeta un œil à son téléphone, balancé sur son lit en arrivant. Aucune nouvelle d’Hector. Elle s’installa devant sa machine pour résister à la tentation de l’appeler et, comme un pécheur va vérifier ses nasses, se pencha sur les outils de surveillance de Karpathi sur les réseaux sociaux. Les derniers messages confirmèrent son inquiétude. Karpathi pouvait leur échapper. Ses selfies pris dans un lieu paradisiaque indiquaient qu’il avait quitté la France, l’Europe même. Apolline envisagea la liste des pays qui ne pratiquaient pas l’extradition, puis considéra d’autres options. Et si c’était une ruse ? Ces photos pouvaient avoir été capturées des mois plus tôt. Elle secoua la tête. S’il était vraiment en fuite, pourquoi ? Il avait les moyens de faire durer toutes les procédures contre lui. Et pourquoi fanfaronner sur les réseaux sociaux, au risque de révéler des informations sur sa position ? En même temps, si Karpathi voulait disparaître, il pouvait s’acheter une nouvelle vie, recommencer à zéro, invisible, ailleurs, comme s’il n’avait jamais existé. Quelque chose ne collait pas, mais elle ne parvenait pas à mettre le doigt dessus.

Nouvelles contorsions pour récupérer son téléphone, Apolline appela Léande pour se rassurer et partir la pêche aux informations. Léande, l’associée de Karpathi, lui avait promis de le tenir à l’œil. Elle voulait croire que s’il était parti, elle l’aurait prévenue. L’avait-elle trahi, aussi ? Après quelques sonneries, l’appel bascula sur la messagerie. Elle laissa un message agacé. « Alors comme ça, Karpathi s’est barré ? Tu devais me prévenir, non ? Rappelle-moi, stp » Lorsqu’elle raccrocha, elle regretta de s’être emportée. Léande avait été jusqu’ici sa seule alliée chez IAtus. Et elle avait toujours besoin d’elle pour accéder à leurs ressources de calcul. Officiellement s’entend. Ça lui faisait tout drôle d’essayer de rester dans les clous, pour une fois.

Sur la fenêtre de son terminal, les calculs défilaient toujours à l’écran. Il y en aurait probablement pour des heures avant de trouver la clé de cryptage de l’assistant logiciel ALE, peut-être des jours. Et IAtus comblerait leurs failles, bientôt. C’était une course contre la montre. Elle devait compter sur des probabilités favorables pour casser la clé avant d’être repérée. Le jeu en valait la chandelle pourtant, elle en était certaine. Elle n’avait jamais vu de logiciel protéger avec autant de barrières, sa propre logique de programmation. Quelle était la valeur de son secret ?

Pour oublier ses maigres chances de réussite, elle envoya sur sa liseuse les fichiers récupérés sur le disque d’Éric Frey, ceux qui n’étaient pas chiffrés. Elle s’installa sur son lit et se plongea dans la lecture du journal de l’auteur.


Hector avait terminé la conversation avec un goût amer et un sentiment de jouer avec le feu. Assis sur les marches, le Sacré-Cœur illuminé projetait son ombre recroquevillée à ses pieds, son double, silhouette d’un frère disparu, qu’il avait un temps voulu oublier. Indissociables. Un pigeon plus téméraire que les autres s’approcha. Il s’attendait à ce qu’Hector déballe un sandwich, mais Hector n’avait pas faim. Tout allait trop vite, son cerveau ralentissait ses mécanismes biologiques et accaparaient toute son énergie. D’autres volatiles enhardis par le courage du premier s’avancèrent. Rapidement Hector fut encerclé de paires d’yeux l’observant en coin. Hector se mit à leur parler, de rien d’important, de la vie, de la mort. Le pigeon le plus courageux, peut-être le plus affamé, prit ses paroles pour un encouragement et se rapprocha jusqu’à presque le toucher. Une de ses pattes était abîmée, il boitait, probablement blessé en tentant de se libérer d’un fil ou d’un plastique. Est-ce parce qu’il était le plus hardi qu’il était blessé ? Est-ce que cette blessure témoignait de sa force ou de sa faiblesse ?

Hector aurait dû refuser le rendez-vous secret, mais il avait fini par accepter l’invitation de Karpathi. Tout cela n’avait aucun sens. En l’écoutant, un flash lui était revenu, dans la voiture avec Vitale, prêt à démarrer avant l’intervention au Bataclan. Il se souvint de cette femme qui malgré elle leur avait sauvé la vie en ralentissant leur intervention. Apolline Planck était devenue une obsession et puis, surgie de nulle part, elle était réapparue pour le sauver à nouveau. Depuis cet instant, sa vie avait tournée autour d’elle, soleil, trou noir, jeu d’attraction, il s’accrochait à son image, à sa présence, comme si elle était un porte-bonheur, un être mystique, symbole de sa bonne étoile. Elle s’avérait surtout être un mystère. Il ne savait toujours rien d’elle, ou presque, pas même son vrai nom. Karpathi lui avait promis des révélations et donné rendez-vous à l’aube chez Nexus X, cette filiale de IAtus dans lequel Alix avait décroché un job. Qu’en attendait-il réellement ? Retrouver Alix ? Il doutait qu’il continue à se rendre au boulot après leur confrontation. S’approcher de Karpathi, du pouvoir, de la tête de l’hydre ? Ou découvrir qui était réellement Apolline Planck ? Cette obsession avait guidé ses pas jusqu’ici. Il ne pouvait renoncer maintenant.

Un appel le tira de sa rêverie avant qu’il pût trouver la réponse à ses questions existentielles. Il se leva pour se mettre en mouvement. Les pigeons s’éloignèrent paresseusement.

— Oui, Vitale.

— Hector. Tu es proche de la République ?

— Pas loin. Pourquoi ?

— Je suis en inter près du Bataclan. On a besoin de toi.

Il se figea. Les pigeons prirent son immobilité pour une invitation à revenir. Le plus hardi passa entre ses jambes. Vitale perçut l’inquiétude de son coéquipier.

— Rien de trop grave. Ça ne recommence pas, si c’est ça qui t’inquiète. Il y a un homme en limite de la Plaie, au bord d’une corniche, dans un bâtiment infesté par la radioactivité. Comment est-il arrivé là ? Aucune idée !

— Et alors ? Je ne bosse plus avec toi. Je ne vois pas…

— Hector, le type veut te parler, à toi et à personne d’autre. Il hurle qu’il sautera si tu ne viens pas. C’est toi qu’il veut.

Qu’il veut ? Le cœur d’Hector s’accéléra. Sa tombe, la commémoration, la mort rôdaient autour de lui. La faucheuse le voulait-elle, elle aussi ?

— Pourquoi ?

— Je répète, je n’en sais rien. Il ne veut rien nous dire, mais il te réclame. Tu es populaire, souviens-toi, ajouta Vitale sans malice. Rejoins-nous, si tu veux bien, je t’envoie l’adresse. Et je te préviens, ça ne va pas être du gâteau de l’approcher. Tous les chemins pour grimper dans l’immeuble traverse la Plaie.

— Comment il est arrivé là, alors ?

— Tu lui demanderas, tu veux bien ?

Hector garda le silence, résistant à un soudain vertige. Tout le ramenait vers la Plaie. Vitale sentit son malaise.

— Ça va aller, l’ami ? T’es sûr ? On sera là pour te couvrir. Et si finalement tu ne le sens pas, personne ne te mettra la pression.

— OK, faites-le patienter, dit-il d’une voix qu’il voulait ferme. Je suis en route.

Hector raccrocha et dévala l’escalier du Sacré-Cœur, pendant qu’une nuée de pigeons prenait son envol.


« Journal d’Éric Frey – Mai

Ma tête n’est qu’un tourbillon de pensées contradictoires. Dans la tourmente, je cherche en vain à y lire une direction. Alors voilà, j’écris ce journal pour m’évader du labyrinthe de mon esprit. Je traque les mots qui s’entrechoquent dans ma tête, à la recherche de… qu’en sais-je ?

Écrire une fiction sur les attentats du V13 ? Pourquoi, pourquoi diable me suis-je laissé entraîner dans cette folle entreprise ? Alors, mon roman n’avance pas, j’ai l’impression de le fuir entre les lignes de ce journal, de lui faire des infidélités, de le priver d’une énergie vitale pour son émergence afin de satisfaire un besoin égotique.

Écrire coûte que coûte.

Malgré l’effort, c’est le point mort. Sécheresse. Infertilité textuelle. Chaque jour, je m’assois pour travailler comme d’habitude, mais rien ne vient. Ou alors ce que je couche sur le papier est pitoyable, dégoulinant de bons sentiments, gluants et flasques. Ça m’attriste. Je ne prétends pas avoir la plume scandaleuse de Céline, mais quand même, j’ai déjà fait plus spectaculaire et sulfureux.

J’ai trouvé ! Je dois parler aux victimes, pas seulement aux vivants, mais aux morts aussi, sentir leur regard, leur détresse, leurs espoirs, m’engager à leur donner une voix. Je ne pourrais ensuite plus reculer, commité, comme on dit dans les réunions des grosses boîtes. Aucune échappatoire, je n’aurai d’autre option que d’aller au bout. Pour eux. Pour moi ?

Juillet

Hier, c’était la fête du 14 juillet chez ex nihilo. Mon éditeur en a profité pour me coincer. Il a sorti l’artillerie lourde, les mots qui font peur aux auteurs qui ont touché le fond. Remboursement d’à-valoir ! Voilà, ce n’est pas encore la guerre, mais le début de l’escalade.

Garder l’esprit ouvert, tout essayer, prendre le taureau par les cornes. Au point où j’en suis, qu’est-ce que j’ai à perdre ?

M’inspirer des plus grands ! Stephen King ! Ça m’a paru être une bonne idée de suivre ses traces. Je me suis fait un trip jeu de rôles, façon Shining. J’ai réservé deux nuits dans un hôtel, mais la montagne était trop loin pour un week-end et on était en plein mois de juillet. J’ai fait avec les moyens du bord. J’ai dit à ma femme, “chérie, on part en balade, direction Fontainebleau !” J’ai réservé un bel endroit pour tenter de retrouver l’ambiance du Overlook Hotel, cheminée en pierre et hall cossu. J’ai même emporté ma machine à écrire, pour me mettre dans l’ambiance. Ma vieille Underwood, achetée d’occase à prix d’or, qui allait enfin me servir.

Je n’ai jamais réussi à dépasser cette mise en scène amusante. Impossible d’écrire vraiment. J’ai rangé la machine, rejoint ma femme, et nous sommes allés picoler, moi plus que de raison ce soir-là. Jack Torrance, me voilà… J’espère mieux m’en sortir que lui.

Une bonne gueule de bois plus tard, je suis de retour à Paris. Mon épouse a vidé les bouteilles du bar dans l’évier. Elle se méfie de mes penchants, de mes dérives. De moi. »


Un frisson parcourut l’échine d’Apolline. Était-ce l’évocation de Shining, ce film qui l’avait tellement terrorisé ? Ou bien était-ce l’énergie qui se dégageait du journal, des mots d’Éric Frey qui prenaient une résonance particulière lorsque l’on connaissait sa fin tragique ? Ce texte lui permettait presque d’entrer dans sa tête, dans une proximité dérangeante. Elle sentit l’obscurité se rapprocher, comme si la noirceur de son âme était contagieuse. Sa propre vie lui parut soudain si fragile, si vaine. Elle referma le fichier, comme s’il risquait de la mordre. Frey luttait pour garder un ton léger, mais comme un sismographe, Apolline ressentait dans sa prosodie les failles de l’auteur, déjà prêtes à causer le séisme qui l’avait conduit à la mort. Elle fut prise de nausée. Elle s’extirpa de son lit pour attraper un vieux paquet de biscuit et en avala la moitié pour se saturer de sucre. Elle le regretta aussitôt. Elle avait besoin de parler à quelqu’un, ne tint plus, saisit son téléphone, et composa le numéro du jetable d’Hector.

— Oui ?

Hector avait décroché immédiatement. Le ton de sa voix est tranchant, glacial.

— Comment ça s’est passé avec le « cousin » ? Il a craché le morceau ?

Hector se radoucit et lui raconta comment Mohand avait cherché à banaliser son trafic, mais avait avoué que c’était lui qui avait donné l’info pour le casse du labo secret de Karpathi.

— Mais il dit qu’il n’a rien à voir avec l’attentat, ajouta-t-il. Il ne connaissait pas les gars. Comment ça a pu merder à ce point ?

Cette dernière question était rhétorique. Toujours. Quand ça part en sucette, on refait l’histoire pour se dire que tout était là depuis le début, comme une évidence. Apolline laissa le silence calmer la douleur avant de reprendre.

— J’ai une bonne nouvelle, Hector. J’ai arrêté l’attaque contre toi.

— Si vite ?

— Oui, j’ai eu de la chance, le code de l’attaque a été fait dans l’urgence. Les protections étaient vraiment pourries.

Apolline restait modeste, mais qui la connaissait aurait pu noter une pointe de fierté dans sa voix. Elle fut douchée par le silence en retour.

— C’est même mieux que ça, Hector, se prit-elle à surenchérir. L’IA est en train d’inverser la tendance. Elle bosse pour toi, elle fait ta promo. L’intérêt pour la commémoration de demain est en train d’exploser.

Mots maladroits, nouveau silence.

— Tu es toujours là ? Hector ?

— Mohand. Mon frère Yacine est mort à cause de lui. Le cousin, tu parles. J’avais presque deviné en le quittant. Mon père me l’a confirmé. Il savait tout. Je suis trop con.

— Je comprends que ça te bouleverse, mais n’oublie pas la commémoration demain. On s’en fout de Mohand. C’est Karpathi qu’on veut. Et je te rappelle qu’Alix est en train de préparer un coup. On n’a pas le temps de se laisser distraire.

Le mot était sorti trop vite et Apolline ne pouvait plus le rattraper.

— Distraire ? Tu te fous de ma gueule ? Qu’est-ce que tu cherches, Apo ? Vraiment ? Pourquoi t’es là ?

Il n’y avait aucune agressivité dans la bouche d’Hector, mais chaque mot suintait d’un profond dégoût.

— Hector, ce n’est pas le moment. Tu es la coqueluche des réseaux sociaux. Les bots bossent pour toi maintenant. Des nazis au black blocs en passant par tous les profils militants que ces bots simulent, tout le monde t’adore, tous pour des raisons différentes, pas toujours louables, mais on verra plus tard. Pour l’instant, tu peux souffler. Si tu tentes un putsch aujourd’hui, le peuple va t’acclamer devant l’Élysée. Maintenant, il faut qu’on parle de la suite. Je te retrouve chez toi ?

— Non.

— Tu as l’air secoué, Hector, pas envie de te laisser seul. Et il faut qu’on discute de Karpathi. Je n’aime pas trop ce que je vois sur ses profils.

Elle sentit Hector se crisper et grogner à l’autre bout du fil. Il évoqua une intervention d’urgence, Vitale l’avait appelé et l’attendait près de la Plaie. Il ne serait pas chez lui avant tard dans la nuit. Il la salua et raccrocha précipitemment. Apolline hurla un gros « Scheiß » rageur dans sa chambre. Elle en aurait jeté son téléphone contre le mur.

Que s’était-il passé ? Le comportement d’Hector avait subitement changé, la confiance qu’elle avait acquise s’était envolée, et ce n’était pas un bon présage.


Hector s’était braqué tout de suite en prenant l’appel d’Apolline. À qui pouvait-il se fier ? Tout le monde se jouait de lui, tout le monde lui mentait. Pour le protéger, peut-être, mais il n’était plus un enfant. Il accéléra, plus déterminé à chaque pas. Ce soir, les masques tombaient les uns après les autres. Quel jeu jouait Apolline ? Hector s’était tendu. Si tu tentes un putsch, le peuple va t’acclamer devant l’Élysée. C’était de ça qu’elle avait besoin ? De son image de héros ? Elle avait besoin de sa popularité pour parvenir à ses fins ? Elle l’avait déjà utilisé pour se rapprocher de Karpathi, mais était-ce son premier objectif ?

À mesure qu’il se rapprochait de la Plaie, l’enjeu devenait de plus en plus palpable. Hector tenta de repousser les pensées contradictoires et se concentra sur ce qui l’attendait. Élaborer un plan. Un inconnu voulait lui parler depuis une corniche. Comment ? Allaient-ils se hurler dessus, lui depuis son perchoir, Hector depuis la rue ? Non, ridicule, s’il voulait le détourner, s’il voulait qu’il ne finisse pas comme Éric Frey, écrasé sur le pavé, il allait devoir l’atteindre, développer une proximité, se retrouver avec lui face au vide. Affronter la Plaie, si cela était possible. Rentrer dans la zone radioactive.

Avant de retrouver Vitale, Hector obliqua pour longer le canal Saint-Martin. Il trouva Milad comme il s’y attendait avec sa console de jeu, installé en haut de la pyramide de cordage. L’enfant lui sourit avant de replonger les yeux sur l’écran de sa console. Il l’aimait bien ce môme, il avait traversé les pires atrocités et il savait encore parfois s’amuser comme un gosse.

— Tu es encore debout à cette heure ? dit Hector d’un ton sévère, comme si Milad pouvait s’en soucier. Et comment tu recharges ce machin ? Tu as encore de la batterie ?

— USB-C, lui dit simplement le môme en secouant la tête.

La réponse fit sourire Hector.

— Dis-moi, en vint-il à sa vraie question. Tu sais s’il est possible de rentrer dans la Plaie ? Sans mourir, je veux dire, de la traverser ?

— Bien sûr, répondit Milad, les yeux toujours rivés sur sa console.

Hector attendit la suite. Rien.

— Alors, dis-moi comment, mon jeune ami.

Milad mit son jeu en pause.

— Ah, vraiment ? Eh bien, il va falloir être rapide et agile.

À son sourire, Hector devina que le môme ne l’en pensait pas capable. Il reprit pourtant avec un grand sérieux.

— Le truc, c’est de jouer avec les frontières et de profiter des poches. Les frontières, ce sont les limites du truc irrespirable. Le mal ne recouvre pas entièrement les bâtiments. Tu peux faire des pauses au bord.

Hector hocha la tête. L’homme qui attendait Hector s’était installé au-delà de cette frontière.

— Et les poches ?

— Ah les poches, c’est comme des bulles, des zones dans lesquelles, comment tu dis, dans lesquelles la radioactivité est faible. C’est comme des abris. Si tu sais où passer, où faire des pauses pour récupérer, alors oui tu peux traverser. Comme dans un jeu vidéo. Mais ne tombe pas, sinon c’est game over.

— Tu peux me faire un plan ?

Hector lui décrivit les lieux et Milad confirma.

— Je peux dessiner, ouais, je connais.

Le flic tendit son carnet, et le gamin fit un croquis du bâtiment dans lequel le mystérieux homme s’était installé. Hector le remercia, mais avant qu’il ne parte, Milad le mit en garde.

— Attention aux fantômes ! Ne les laisse pas détourner, ne ralentis pas, tu sais, ils ne peuvent pas te bloquer.

Hector crut que Milad blaguait ou que certaines de ses peurs enfantines le rattrapait. Il le quitta d’une tape amicale sur l’épaule, tourna les talons et prit le chemin de la Plaie.


Apolline enrageait. Le goût du Whisky évoqué par Eric Frey lui emplit la bouche. Ses mains tremblaient. Elle attrapa sous le lit une bouteille de sa réserve d’urgence, un bordeaux, à défaut d’alcool plus chaleureux, cela ferait son effet. Elle déboucha la bouteille, la huma avec une moue sceptique. Ce n’était pas un grand vin. Elle s’en servit un verre, avala une gorgée et grimaça lorsque le tanin lui tapissa la langue.

Apolline avait voulu montrer à Hector l’image d’une femme libre et résolue. Les circonstances de leur rencontre lui avaient cette fois donné l’ascendant. Pourtant, les derniers événements la confrontaient à son passé et elle en était ébranlée. Elle avait quitté ses anciens amis berlinois, mais il y a deux ans, Ian l’avait retrouvé pour resurgir dans sa vie. Elle n’avait pas eu le temps d’apprendre pourquoi. Puis, la fuite l’avait empêché de faire son deuil. En Espagne, dans les montagnes, loin de tout, à ruminer, à redouter le retour. Comme Hector, elle avait des plaies à panser. En partant, elle croyait avoir payé sa dette. En pratique son groupe pouvait toujours lui demander des comptes. C’est l’inconvénient des activités illégales, elles sont comme des parasites, des maladies dormantes dont il est impossible de se débarrasser. Il faut vivre avec, oublier que l'on ne peut se défaire ni de sa bactérie ni de la marque de son clan.

Après un deuxième verre, le vin lui obscurcit les pensées, noyant dans le flou de son esprit les réminiscences d’un passé qu’elle avait fuit. Elle se resservit d’un geste gauche, puis machinalement, pour s’occuper pendant que son ordinateur travaillait sur le décryptage de la clé de ALE, elle décida de reprendre la lecture. Déjà un peu grisée, elle retomba sur le lit en serrant son oreiller contre elle, comme lorsqu’enfant, elle se protégeait des monstres qui rôdaient dans le noir. Elle replongea dans le journal d’Éric Frey, pour une nouvelle danse macabre avec son fantôme.


« Août

Je suis passé à Barbès hier. Près du métro, des vendeurs de tout et n’importe quoi – des clopes, du parfum et de l’espoir – m’ont sauté dessus. D’habitude, je refuse ces petits papiers tendus de la main à la main. Pas cette fois. J’ai attrapé l’un de ces prospectus en m’attendant à y lire la solution à mon problème. “Retour de l’être aimé”, bla-bla. “Il/elle te courra après, comme un toutou derrière son maître.” Mouais, bof. Comme tout bon écrivain, je suis plutôt chat que chien. “Rentrée d’argent imprévue,” bla-bla. Si cela peut m’éviter de rembourser l’avance de mon éditeur, j’achète, mais la liste ne propose rien de si précis. “Le Professeur Moro, voyant et grand médium, transforme votre vie, quels que soient vos problèmes. Résultats garantis !” Je n’en demande pas tant. J’ai juste besoin de bonnes idées, régulièrement, si possible une par jour. Ah oui, et d’écrire des phrases qui ne sonnent pas comme une pub pour un dentifrice, ou comme des flyers de marabouts. Simple, donc. Évidemment, dans le lot, rien sur l’inspiration.

Pourtant, la proposition a fait son chemin dans ma caboche déboussolée. Au point où j’en suis, qu’est-ce que je risque ? Je me suis imaginé dans une cérémonie rituelle, cela m’a fait sourire. Je me voyais manger le cœur d’une bête fraîchement sacrifiée, nu au milieu d’un pentagramme. Je pensais d’abord au classique – la chèvre égorgée – mais ça fait un peu cliché, non ? La biquette, meilleure alternative au sacrifice humain ? Brr. Qu’est-ce qu’on peut trucider d’autre qui fasse un peu original ? Sans être une espèce protégée évidemment, je ne suis pas un barbare ! »

Septembre

Je l’avais vu des dizaines de fois, mais l’image m’a frappé. Le goût de fer m’a envahi la bouche, l’odeur du sang est devenue insoutenable. J’ai hoqueté.

J’ai cru voir l’antre du démon, sentir son souffle chaud balayer la nuque de ce flic semblant sorti des enfers, un drone au bout de son bras valide.

Pour remonter aux sources du Mal, j’ai essayé d’être rationnel . Un drone ? Où peut-on trouver un drone armé, capable de se déplacer avec précision en intérieur ? Le diable est-il aussi ingénieur ? Après quelques recherches, je suis tombé sur un vieux papier de recherche de Karpathi. Il avait déjà dessiné ce type de drone. Le même en réalité.

Septembre

J’ai vu un mort ! Je connaissais son visage, chaque trait m’était familier. Son portrait est là, devant moi. Il me regarde, comme toutes les autres victimes de l’attentat, sur mon panneau de liège. Mes amis. Ma famille.

Alix Klineman ! Il marchait vers moi le long du canal. Comment était-ce possible ? Je me suis jeté sur lui, pensant le traverser comme s’il n’avait été qu’une illusion, un fantôme, un fantasme, un tour de mon esprit. Nos corps se sont heurtés. Je ne sais plus ce que je lui ai dit. Un passant m’a raisonné. Je me suis enfui, mais ce mystère me hante depuis. »


Alix ? Apolline interrompit sa lecture. Elle sentit qu’elle s’apprêtait à passer de l’autre côté du miroir et l’excitation la dégrisa soudainement. Elle sauta quelques pages jusqu’à repérer à nouveau son nom.


« …

Alix m’a retrouvé. Je ne me cachais pas, mais il m’a recherché. Il voulait m’expliquer. Il voulait que je comprenne. Il m’a raconté son histoire et j’ai compris, compris sa peur, sa détresse, son besoin d’agir pour son ami mort au Bataclan, mort sans lui par un hasard du destin. Je lui ai parlé de Karpathi, et ça a fait tilt. Il m’a avoué travailler pour Nexus X. Je le savais, c’est de là qu’il sortait quand je l’ai croisé. J’ai vu le feu dans ses yeux, deux billes de braise qui me fixaient. La vengeance, ce vautour patient, lui dévoraient les entrailles.

Providence ! Le hasard n’existe pas, tous les chemins mènent à Providence. Vous savez que c’est la ville natale d’H.P. Lovecraft ?

Mon appel de détresse a été entendu, et je me suis retrouvé à Providence, malgré moi, guidé par un messie numérique. Mon moteur de recherche a dû sentir mon désarroi (est-ce que mes recherches trahissent mes plus obscurs secrets, mon Dieu, quelle surprise ?) Et il m’a proposé le truc qu’il me fallait, la béquille ultime. J’ai suivi la pub. Irrésistible. "En panne d’inspiration ? L’Assistance Logiciel à l’Écriture (ALE) est un système de rédaction basé sur l’intelligence artificielle. ALE décuple votre puissance créatrice. Le système apprend tout de vous, et comme un clone littéraire numérique, s’adapte à votre style et vous propose les prochains mots et les prochaines phrases. ALE explore et balise les chemins de votre inconscient, vous n’avez plus qu’à suivre son intuition."

J’ai téléchargé le logiciel et j’y ai inséré mes brouillons.

Alix ne vient plus me voir. Il travaille sur son projet. Il m’a vaguement dit que ce serait un hommage à Maxime. Moi, il me manque, ce petit.

Je ne sors presque plus, je ne risque pas de tomber sur lui. J’avance sur mon roman, c’est incroyable. Ce logiciel est for-mi-da-ble. En quelques jours, il a transformé ma vie. J’avoue que je m’y abandonne sans réfléchir. Il a pris en compte mes précédents textes, mes romans. Il s’adapte à mon thème, à mon style. Parfois, j’ai l’impression qu’il en sait plus sur moi que je ne pourrai jamais en découvrir. Je suis ses propositions, il complète mes phrases. Le style reste léger. Je suis porté par ma plume comme jamais.

Octobre

Je te néglige, lecteur de ce journal, si tu existe. Ivre, grisé, exalté par mon texte. J’écris. Comme jamais. J’ai apprivoisé la machine, nous ne faisons plus qu’un, nous évoluons ensemble. Symbiose. Mon style change, je m’aventure vers des profondeurs insondées, des recoins de mon âme que je ne connaissais pas. Un bestiaire incroyable émerge de mon œuvre, une noirceur inhabituelle s’en dégage. Le logiciel m’aide à descendre jusqu’aux racines du mal pour exorciser les démons qui rongent l’humanité.

Je sens l’intelligence artificielle prendre les commandes. Cela m’effraie un peu parfois. Alors, je relis ce texte sombre et puissant que je viens de cracher et je jubile. Tout y est. Je me glisse dans les failles de mes personnages, à la rencontre de ma propre fragilité. Mon animalité ! Je parle aux victimes et aux assassins qui dans un élan de fougue s’entrechoquent. Ce projet m’obsède. Je ne dors plus beaucoup. Alors que la fin du projet approche, je réalise combien cette symbiose est éphémère, fragile et précieuse. Je dois accepter ce cadeau, boire le calice jusqu’à la lie. »


Le dégoût éreinte et la fatigue saisit Apolline. Elle reposa sa liseuse, serra l’oreiller contre sa poitrine, et ferma les yeux, seule, à espérer que les démons qui hantaient l’auteur du journal ne l’attendrait jamais.

À suivre…


La dose de Flow

Musique

Je vous ai déjà présenté Fanzine, mon émission musicale favorite et dont le guitariste Waxx est l’un des piliers. Si vous connaissez le principe, vous savez que l’émission permet à l’artiste invité·e de s’essayer à des reprises parfois à contre-emploi et souvent sublimes.

Waxx vient de sortir Étincelle, un magnifique album de reprises, avec pour chaque titre une collaboration différente. Autant de dire, ces versions sont magnifiques. J’ai sélectionné trois perles :

  • Hallelujah (Leonard Cohen), par Waxx et Mat Bastard de Skip the Use :
  • Mr. Jones (Counting Crows), par Waxx et Ben Mazué :
  • Black or White (Michael Jackson), par Waxx et Ben l’Oncle Soul:

Écoutez Étincelle, cet album est doux et subtil.

À suivre

Je cours, je cours, je garde le rythme, je suis Alix, Apolline, Hector, Vitale, Edgar, je suis le monde, je suis les morts, les vivants, je suis la Plaie, je suis rage, douleur et douceur.

Quel plaisir de pouvoir petit à petit vous révéler la fin d’une histoire qui me tient aux tripes depuis plusieurs années ! Merci d’être toujours à mes côtés !

Je vous souhaite un merveilleux dimanche, une merveilleuse semaine et une merveilleuse vie !

-- mikl 🙏