Plaie ouverte, La Plaie 46 – Le Flow#208

Où je vous présente l’Homme sur la corniche, première partie du chapitre 46 de la Plaie et vous parle de Bishop Briggs.


Newsletter   •   02 juin 2024

Hello les amies,

Voici la suite de mes aventures. J’ai pu cette semaine faire ma première dédicace en librairie, à la Dimension Fantastique, dans le Xe arrondissement de Paris. Merci pour l’accueil !

Et j’ai été ravi d’y retrouver mes camarades de plumes, Sophia Guermi, Sylvie Poulain et Christophe Fiat, pour une table ronde animée avec brio par Julien, le maître des lieux.

Julien (Dimension Fantastique), Sophia Guermi, moi, Sylvie Poulain et Christophe Fiat

Je vous livre cette semaine la suite de mon roman, la première partie du chapitre 46. Jamais nous n'aurons vu ni senti la Plaie d'aussi près !

Si vous voulez rattraper votre lecture, c'est par ici :

Bonne lecture !


La Plaie - Épisode 46

Plaie ouverte

L’atmosphère restait moite, mais la pluie s’était calmée, les bistrots quasi déserts, la lumière rouge et or de leurs enseignes se réfléchissant sur les trottoirs mouillés et glissants, l’heure n’était pas à la fête. En bordure de Plaie, Hector allongea son trajet pour contourner le dispositif qui protégeait les lieux de commémoration. Rien à voir avec l’homme sur la corniche et la présence de la Police. La Préfecture avait dressé un périmètre de sécurité autour des gradins installés pour les officiels, un peu plus loin, de l’autre côté de la place de la République. La zone était sous haute surveillance pour empêcher tous les malades que comptait le pays de piéger les lieux et d’assassiner la moitié des dirigeants de la planète.

Au centre du périmètre de sécurité, la Plaie se tenait là, immuable. La nuit tous les chats sont gris, mais la Plaie, avec ses tons monochromes, prenait un aspect irréel, comme si l’image était désaturée. Une zone délavée, sans couleur, sans joie. Sans vie. Hector traînait des pieds. Il regrettait d’avoir accepté de jouer les bons samaritains.

Hector repéra plusieurs gyrophares qui scintillaient, éclaboussant la nuit des couleurs de l’urgence. Le camion rouge des pompiers avait déversé son équipage, prêt à déployer un filet suffisamment solide pour amortir la chute d’un homme, à condition d’être au bon endroit pour le réceptionner. Plus loin, deux voitures de patrouille de la BAC étaient garées au pied de l’immeuble d’intervention. Dispositif minimum, avec en arrière-plan, le décor de la tragédie qui se jouait sur cette place, une façade qui débordait de l’espace contaminé, renvoyant les lueurs orangées de l’éclairage public. Devant les barrières de sécurité, deux journalistes négociaient leur accès – certainement des pigistes vu leur âge. Le premier discutait avec les plantons qui contrôlaient le passage. Le deuxième filmait le type sur la corniche, avec un zoom conséquent. L’odeur du sang attire toute sorte de charognards. Hector écarta d’une bourrade sur l’épaule le journaliste qui arrivait à bout d’arguments. Il s’annonça aux deux brigadiers qui s’apprêtaient à lui barrer le passage.

— Je viens aider l’équipe d’inter, coupa-t-il.

Il dégaina sa carte de Police, les deux collègues le reconnurent alors et lui cédèrent le passage sans discuter, un brin d’admiration dans le regard. Hector entendit en s’éloignant les journalistes en herbe appeler leur rédaction. Le dispositif prenait de l’ampleur, ils étaient sur un gros coup et comptaient bien en tirer profit. Hector se demanda s’ils l’avaient identifié.

Vitale tournait en rond au pied du bâtiment, entre les deux voitures de patrouille. Il fit de grands signes dès qu’il repéra la silhouette de son ancien partenaire. Hector profita du recul pour lever les yeux. Un homme, une ombre habillée de noir se dressait debout sur le corniche du sixième étage à tutoyer le vide comme s’il n’existait pas. Il se déplaçait avec aisance, jetant régulièrement un œil vers les équipes d’intervention, sans manifester de signes de nervosité ou d’impatience. Il repéra Hector et s’installa finalement sur un garde-corps, pour observer la suite des événements. Vitale avait récupéré un gilet pare-balle dans son véhicule. Il trottina en direction d’Hector et lui tendit la veste sans un mot.

— Dis-moi tout, commença Hector. Tu as appris des choses ? Qui c’est, ce type ? Et pourquoi il veut me voir ?

— Aucune idée. Tout ce qu’il a dit, c’est qu’il était lui aussi une des victimes de l’attentat.

— Un rescapé ? Il n’y a en pas tant que ça, si c’est le cas, ça doit être rapide à vérifier, non ?

— On est dessus, Hector, on cherche, mais on n’a pas son nom et on n’a pas pu apercevoir clairement son visage. Il n’est pas très visible, tu admettras.

Hector se contorsionnait pour enfiler la veste balistique et se débattait pour essayer de passer la tête en jouant avec les réglages. Il ne vit pas Mascret arriver en trombe. Il ne l’avait pas revu depuis le clash au commissariat, après ses menaces de mort anonyme. Mascret avait la rancune tenace et lui aboya dessus comme il l’avait déjà fait.

— Ça va, tu as fini de jouer les divas ? Madame est prête à mouiller sa chemise ?

Hector, qui n’avait toujours pas réussi à se dépatouiller avec la veste de protection, renonça et lui colla le gilet entre les mains.

— Tu sais quoi ? La diva, elle va aller se coucher, et toi tu vas te démerder avec le type là-haut. Je ne travaille plus dans votre groupe si tu te rappelles bien et la diva, elle a du boulot demain. Bon courage, la nuit va être longue.

Mascret en resta sans voix. Hector avait déjà tourné les talons et s’éloignait, lorsqu’il sentit une main le rattraper par l’épaule.

— Hector attend ! le supplia Vitale. S’il te plaît. On a besoin de toi. Le type veut te parler, à toi, spécifiquement. On ne sait pas s’il est sérieux, mais il y a eu assez de morts dans cette histoire, tu ne penses pas ?

— Ton gars, c’est son truc, les divas ?

Vitale fit un geste de ses deux mains, les paumes vers le sol pour calmer le jeu. Mascret jeta un regard noir avant de s’éloigner. Vitale reprit la main.

— Le type est peut-être un rescapé du Bataclan ou des autres attentats, mais il peut aussi avoir perdu un proche. Il veut te parler parce qu’il pense que toi seul peux l’écouter et le comprendre.

Après une brève hésitation, Hector hocha la tête.

— OK, je vais grimper là-haut.

Vitale lui tendit le gilet qu’il avait arraché des mains de Mascret.

— Enfile ça. Gagnon m’a dit d’être prudent, elle a peur que ce soit un traquenard.

— Comment ça ?

— Ne joue pas les naïfs. Elle a dû t’en parler. D’après elle, y a un paquet de dingos en ce moment qui t’ont mis une cible dans le dos. Tu es un des seuls survivants de V13. Un héros pour certains ou juste un flic qui a eu de la chance, si tu veux, mais tu es un symbole, que tu le veuilles ou non. Ça gâcherait la fête de demain si un fou te collait une balle pour finir le travail. C’est un des cauchemars du préfet.

Hector lui lança une moue dubitative.

— Bon, la sécurité des chefs d’État avant tout, mais s’il t’arrivait quelque chose, ça mettrait un vrai bazar. C’est pour ça que Gagnon te ménage. Elle a reçu des ordres, « pas de vague autour de Mahi ».

« Pas de vague de la part de Mahi », c’est surtout ça qui l’inquiète. Bref, on fait quoi avec ce type ?

Coup de menton vers le ciel.

— On discute ? Il veut juste te voir pour le moment.

— OK, je vais lui parler.

— Ça ne va pas être simple. Le bâtiment sur lequel il s’est posté est quasiment entièrement dans la Plaie. Il n’y a que la façade qui est saine, les radiations s’emballent à quelques mètres derrière lui. On a pensé à utiliser la grande échelle, mais il a dit qu’il se jetterait s’il voyait les pompiers manœuvrer.

Hector lança un regard circulaire. Derrière eux, au-delà du cordon de sécurité, les deux journalistes continuaient de filmer l’homme sur le bord de sa plate-forme. Personne n’avait vraiment envie de voir l’image d’un homme désespéré se défenestrant tourner en boucle sur les chaînes de télé, surtout pas maintenant, à la veille des événements officiels. Le Président n’apprécierait guère de voir l’homme lui voler la vedette.

— Je vais voir s’il y a moyen d’éviter la zone radioactive depuis l’intérieur du bâtiment. Il y a peut-être un escalier de service qui longe la façade.

Hector repensait aux conseils de Milad. Pour survivre dans la Plaie, il fallait être rapide et agile. Il rendit le gilet pare-balle à Vitale.

— Ne joue pas les héros, Hector. Comprend moi bien, je sais que tu n’es pas une diva, mais le timing est bizarre, ça m’inquiète. Pourquoi toi ? Pourquoi aujourd’hui ? Pourquoi ce rendez-vous dans la Plaie en te forcer à prendre un tel risque ?

Vitale avait changé de ton et son visage était grave.

— Je te rappelle que c’est toi qui m’as fait venir. Sinon, pourquoi moi ? Sûrement parce que nous avons vécu l’enfer et que c’est ce qui nous rapproche le plus. Quant au pourquoi, il n’y a qu’une manière de le savoir. Je ne crois pas que ce soit un piège. Laisse-moi faire, à ma façon.

Une camionnette avait franchi le barrage de sécurité et se gara à côté d’eux. Hector remarqua que le groupe de badauds attroupé autour du périmètre avait grossi. La rumeur était en train de se propager, de se déformer, d’enfler.

— OK, à ta façon, mais tu laisses notre drone passer devant. Il filme et on te guide avec la radio. C’est non négociable.

Vitale indiqua les portes du véhicule qui s’ouvrait. À l’intérieur se tenait une sorte de quadrupède métallique au corps peint d’un jaune citron. Hector n’avait jamais vu ce matériel en vrai, juste des vidéos sur Internet. La bête mécanique sauta du camion, avec la démarche joviale d’un chiot joueur.

— Deal, répondit-il, curieux et ravi de mettre ce coéquipier robotique à l’épreuve.


L’équipe technique terminait de démonter les doubles portes-antisquat qui bloquaient l’entrée de l’immeuble. Hector était prêt, mais faisait nerveusement les cent pas. Il avait entendu tellement d’histoires sur la Plaie, les rayonnements, la douleur, l’inconscience qui vient vite, avant la mort qui frappe sous les atours d’une force libératrice. Hector leva les yeux une dernière fois vers l’homme installé plus haut sur la corniche. La fatigue commençait à le gagner et il s’était assis sur le rebord. Un type qu’il ne connaissait pas le héla devant l’entrée. Le passage était ouvert. Hector le rejoignit.

— Je vous explique le principe, lui dit le chef de l’équipe technique. La priorité, c’est votre sécurité. Le robot va jouer le rôle d’éclaireur. Il vous ouvre la voie, mais gardez-le à une certaine distance. Nous serons toujours avec vous, à vous observer via ses caméras. Ne prenez aucun risque. Vous cherchez une voie sûre.

Pendant le briefing du commandant, le chien jaune vint se placer à leurs côtés dans un bruit de vérins hydrauliques et un couinement de métal. Sa tête pivotait, son œil numérique, une caméra infrarouge ne quittait pas Hector des yeux, avec le port de tête d’un animal fidèle à son maître, à l’affût du moindre ordre. La suite ne fut qu’une longue suite de recommandations qu’Hector oubliait au fur et à mesure. Il était distrait par les gars qui s’affairaient autour d’eux. Sans lui demander son avis, un type le tripota pour l’équiper d’un boîtier radio, d’une oreillette et d’un micro pour garder le contact avec les renforts. Le commandant lui colla une lampe torche dans la main puis s’éloigna.

— Prêt ? entendit-il souffler dans son oreillette après quelques instants. C’était la voix du commandant d’intervention.

— Prêt, répondit-il.

— Pas de connerie, hein ? — Vitale s’était emparé de la radio. Rappelle-toi, tu n’as plus rien à prouver, tu cherches à éviter les zones radioactives. Laisse tomber si tu ne trouves pas de passage.

Hector hocha la tête sans un mot. Plus rien à prouver, certes, mais il lui fallait aller au bout du chemin qu’il avait commencé à emprunter. Il revenait toujours vers la Plaie. Là où tout avait commencé. Les racines du mal.

Autour de lui, la lumière de l’éclairage public vacilla. Ce fut comme un déclencheur. Hector fit un pas. Le chien en profita pour se glisser dans le bâtiment et le précéda dans le couloir sombre avec une agilité étonnante. Hector le suivit et actionna l’interrupteur près de la porte.

— L’électricité est coupée depuis des années, utilise ta lampe torche, lui rappela une voix qui grésilla dans son oreillette.

La lumière extérieure était encore suffisante. Hector et son compagnon progressèrent lentement jusqu’à une première porte, close. Le chien attendit patiemment qu’Hector lui ouvre la porte pour se précipiter dans le hall.

Hector se baissa pour ramasser une vieille cannette de bière métallique sur le sol, au milieu d’une pile de détritus. Il l’écrasa pour la glisser sous la porte et la maintenir ouverte. Il voulait bénéficier le plus longtemps possible de l’éclairage de la rue. Un pas. Les lieux étaient poussiéreux. Des restes de boîtes de conserve, des préservatifs usagers, une seringue et une pipe à crack avaient été abandonnés par des junkies. Hector marchait lentement. Il appréhendait ce moment où il franchirait la barrière radioactive. À partir de cet instant, le temps lui serait compté.

Hector passa une tête par une porte défoncée sur la droite. Une ancienne de loge de concierge. Sans issues. Il reprit son avancée avec la même précaution. Le chien l’observait grâce à sa caméra arrière et l’attendait avant de reprendre sa marche. Il gravit les premières marches de l’escalier dans un bruit mécanique. Sa couleur jaune vif, saturée malgré l’obscurité, se mit à pâlir jusqu’à devenir grisâtre. L’animal mécanique avait atteint la zone radioactive. C’était le moment où ils auraient dû rebrousser chemin pour tenter de trouver une autre solution, mais Milad lui avait dit qu’il était possible de traverser la Plaie. Il allait le faire.

À mesure qu’ils progressaient, une forme de grondement, comme une vibration sourde, se fit de plus en plus présente. Elle lui rappelait le bruit qu’il avait entendu dans le squat d’Alix Klineman, comme un bruit de générateur électrogène. Il se recentra sur la prochaine étape et tenta de l’oublier. Il monta trois marches et s’approcha jusqu’à la limite de la Plaie. La frontière était nette, presque palpable, douce comme la membrane enveloppant le cocon d’un ver à soie. La frontière du malaise. Il avança sa main au travers de la membrane, elle perdit toutes ses couleurs. Une vision en noir et blanc de la vie, comme dans les vieux films, la couleur triste de la nostalgie. Un pas de plus et il serait dans la Plaie et les douleurs commenceraient.

La porte claqua soudain derrière eux. La cale avait glissé. L’obscurité fut totale. Hector alluma sa lampe torche, éclaira le chien, puis lança le faisceau à l’assaut de l’ombre.

— Tout va bien ? lui demanda la voix grésillante.

Cette voix raviva le souvenir des échanges radio qu’il avait entendus lorsqu’il était soigné à la Bastille, juste après l’explosion, la panique, les cris de douleurs puis le silence et l’oubli perdu dans le bruit blanc des ondes. Il ne serait pas cette voix-là. Pour ça, pas question de foncer sans réfléchir. Garder le contrôle de la situation. Il décida de compter jusqu’à 80 dans sa tête, le temps qu’il se donnait pour trouver une bulle ou faire une pause au-delà de la limite dans la zone saine. Le chiffre était arbitraire, mais il espérait qu’il soit suffisamment conservateur pour progresser sans prendre trop de risque, en gérant sa douleur.

— Affirmatif, confirma Hector d’une voix tranchante, même si la qualité de la liaison masquait probablement toute émotion.

Hector pensa à son frère. Il le revit, enfant, quand il faisait des conneries au village. Il le revit sans hésiter franchir la fenêtre brisée du bâtiment administratif au lycée. Cette fois, il ne le laissa pas s’avancer seul. Il fit un pas en avant, pour se retrouver dans la Plaie. La matière résista un peu, sa vision du monde s’affadit. Il eut immédiatement la nausée et se plia en deux dans un hoquet incontrôlable. Il cracha une bile à l’acidité brûlante sur le sol. Il n’avait rien à vomir. Il se remit en marche pour gravir l’escalier en petites foulées. Il se félicita d’avoir refusé le gilet pare-balles. Le chien devant lui accéléra la cadence.

— Qu’est-ce tu fous, bordel ? Tu dois trouver un passage sain. La voix dans son oreillette s’emballait, distordue par les crachouillis de la liaison sans fil.

Quinze. Seize. Dix-sept. L’escalier tournait autour de lui. Vertiges. Il se concentra sur son compagnon mécanique qui trottait devant lui, s’en servant comme d'un repère. Premier étage. Hector continua l’ascension.

— C’est le seul chemin, vous le savez bien, hurla-t-il presque déjà à bout de souffle.

Hector se concentra sur le robot devant lui, qui grimpait marche après marche avec une régularité de métronome. Le faisceau de sa lampe torche balayait l’escalier pour révéler en noir et blanc un monde à l’abandon.

— Tu fais chier, dit la voix à l’autre bout — peut-être Vitale. Pourquoi tu ne suis jamais le plan, hein ?

Une autre personne reprit la radio pour le guider, sans affect, en utilisant les yeux du robot éclaireur pour garder temps d’avance sur Hector.

— Ne ralentit pas, jamais, sous aucun prétexte.

La douleur commença. Elle se diffusa dans tout le corps, sensation étrange, désincarnée, superficielle d’abord, comme un coup de soleil, puis plus profonde, plus violente à mesure qu’il se maintenait dans les rayonnements. Un écorché, voilà ce qu’il était, il avançait tel un personnage de film d’horreur dont on aurait patiemment arraché la peau. Il se retint de crier pour ne pas affoler les hommes qui observaient sa progression au travers de l’œil de ce chien robotique. L’animal revint en arrière pour tourner autour de lui, comme un fidèle compagnon, pour l’encourager à avancer.

Hector redoubla d’efforts. Ses jambes étaient lourdes, il avait l’impression de faire un marathon sur Mars. Deuxième étage, plus que quatre.

— Au troisième, reste concentré sur l’escalier. Ne détourne pas le regard.

— Roger !

Trente deux, trente-trois. Hector parvenait à ne pas se faire distancer par le robot, il lui donnait un rythme, une motivation, comme un lièvre. Son corps morfla alors, comme pour le rappeler à la réalité. Un étau enserra tout à coup la tête d’Hector. Sa tête allait exploser. Il sentait son cœur battre jusque dans ses yeux. Le monde autour de lieu changeait de dimension, jusqu’à devenir méconnaissable à mesure que son rythme cardiaque s’emballait.

Il fut pris d’une nausée, plus violente encore que les précédentes. Il se tordit en deux avec la sensation que son système digestif était en train de ressortir par sa bouche. Il avait l’insupportable impression de se retourner comme une vieille chaussette. Son corps lui parut sur le point de sortir entièrement par la bouche. Son cerveau se concentra sur la seule partie de son corps qui lui importait désormais. Ses jambes. Son salut en dépendait.

Une voix hurla dans son oreille.

— Tu tiens le bon bout. Ignore ce que tu vas voir à ta droite.

Évidemment, il tourna la tête pour chercher du regard ce qu’il devait éviter. Un corps se décomposait sur le côté de l’escalier, une masse informe qui épousait la forme des marches. Le corps s’était figé en dégoulinant, comme une coulure immonde. Probablement un squatteur qui avait tenté sa chance. Fort heureusement, sa nausée ne pouvait empirer. La vision du sort qui l’attendait décupla sa détermination.

Soixante ? Quatre-vingts ? Plus ? Hector avait perdu le fil de son décompte.

Son corps douloureux semblait maintenant se dissocier de son esprit, des pensées sombres vinrent lui brouiller les sens, puis les hallucinations commencèrent, son frère, d’abord, toujours en noir et blanc. Yacine semblait progresser à ses côtés. Puis d’autres images du passé resurgirent, des fantômes de la Plaie, des visages du Bataclan, ceux qu’il avait vus sur les photos sur le mémorial, puis chez Eric Frey. Il ferma les yeux. Tout ce petit monde était là à danser autour de lui. Attention aux fantômes ! Milad avait raison.

En franchissant un nouveau seuil, la douleur dans son corps semblait s’être évanouie. Son cerveau filtrait les signaux les plus insupportables. Il ne serait bientôt plus qu’un fantôme flottant avec les autres, matières, énergies, souvenirs, une image, une existence symbolique qu’on appelait mémoire et qui n’existaient plus que dans l’esprit du temps, des vivants.

Des mots lui parvinrent dans son oreillette, hachés, à peine audibles, des voix d’outre-monde, plus bas, hors de la Plaie.

— Suis le chien, Hector, ne flanche pas !

Le chien fit un dernier tour pour l’encourager et s’enfonça dans le couloir du troisième étage.

Hector accéléra sa marche erratique. Il manqua plusieurs fois de tomber, son épaule heurta le mur à gauche puis à droite. Au bout du couloir, une porte. Fermée. Il se sentit piégé et découragé.

— Aucune issue, s’érailla-t-il.

— Fais confiance au chien, tiens bon !

Le chien s’attaqua à la porte. Son cou mécanique se déplia. Sa gueule attrapa la poignée de la porte pendant qu’un membre articulé lui poussait sur le dos pour aller vers la serrure. Une détonation résonna dans le couloir et parvint de manière étouffée à Hector, comme au travers d’acouphènes. Le chien avait explosé la serrurre. La porte s’ouvrit d’un coup.

Hector eut l’impression de courir, mais ce ne fut qu’une succession rapide de déséquilibres, penché vers l’avant, ses jambes s’agitant pour lui éviter de basculer totalement. Ne pas tomber ! Finalement Hector donna une puissante impulsion, comme celle d’un plongeur olympique. Il traversa le seuil de la porte ouverte et fut saisi par une soudaine fraîcheur, comme s’il était entré dans l’eau. Il utilisa ses dernières forces pour rouler sur le dos, dégager son torse, sa face et ses poumons. L’étau qui écrasait sa poitrine se desserra d’un coup. Il avala l’air à plein poumon. La couleur jaune vif du chien l’éblouit quand, dans la nuit, pénétra la lumière de l’éclairage public au travers des vitres sales. Les flashs rouge et bleu des gyrophares dansaient comme des feux-follets sur les murs défraîchis de l’appartement. Hector mit un genou à terre, roula sur le dos, n’entendant plus les voix hurlant dans son oreillette, avant de s’enfoncer dans le silence.


Lorsqu’il rouvrit les yeux, il ne put dire combien de temps s’était écoulé. Une voix venue de l’extérieur résonna dans son oreillette.

— Hector, tu es dans une zone saine, est-ce que tout va bien ?

Il avait repris des couleurs. Le chien robotique était penché sur son visage.

— La prochaine fois, mettez en petit tonneau de rhum sous l’encolure de la bête, ce n’est pas un Saint-Bernard, mais j’ai bien besoin d’un remontant.

— Bon Hector, laisse tomber, on vient te chercher, avec une échelle s’il le faut. Le type est trop haut, tu ne vas pas y arriver. C’est impossible.

Bien entendu, Hector n’avait pas l’intention de renoncer. Si Milad était capable de se balader dans la Plaie, aucune raison qu’il ne puisse pas s’en sortir. Il se redressa sur ses deux jambes et fit signe à son chien qu’ils repartaient. Son compagnon s’élança dans le couloir en sautillant. Hector commençait à apprécier sa docilité.

— Hector, bordel, n’y retourne pas ! C’était la voix de Vitale.

— Vitale, lâche-moi. Tu sais, je vais finir par préférer le bon toutou jaune comme coéquipier. Il est plus enthousiaste sur mes initiatives !

Hector entendit les protestations. Il débrancha son écouteur et le jeta au sol. Il avait besoin de toute sa concentration pour parvenir au sommet de l’immeuble, pas du chant d’oiseaux de malheur pépiant dans le creux de son oreille.

Il s’élança dans le couloir en entamant cette fois un sprint, puis attaqua l’escalier en avalant les marches trois par trois. Quatrième étage. La douleur repris. Il évita d’autres corps en décomposition dans l’escalier et fit un effort pour éviter les fantômes de la Plaie qui lui tournait autour. Il ne voulait absolument pas les traverser, si même les toucher. Face à sa détermination, il lui sembla que les spectres le regardaient tous monter avec étonnement, presque de l'amusement. Tous s’écartaient pour le laisser passer. Combien des victimes de l’attentat avait-il aussi croisé ce soir-là ?

Cinquième. Les cadavres avaient disparu, peu de gens avaient dû atteindre cet étage. Ou bien ? Plus haut dans l’escalier, il y avait à nouveau des corps avachis contre le mur ou la rambarde. Ce fut le déclic. Il ralentit jusqu’à s’arrêter. La douleur diminua, la brûlure sur sa peau s’évanouit. Il eut la chair de poule, sentant la fraîcheur d’une brise balayer ses bras nus. Une bulle ! Il stoppa net, se tournant pour trouver la posture la plus confortable et profiter de la halte, telle que l’avait décrite Milad. Les bulles permettait de souffler. Lorsqu’il eut fait le plein d’énergie, il reprit sa course vers le sixième étage, toujours précédé par le chien qui semblait apprécier leur jeu. En arrivant au sixième et dernier étage, Hector se dit qu’il aura dû récupérer plus longtemps. Il était déjà à bout de souffle. Malgré sa volonté, il ralentit et la douleur grandit dans sa tête, jusqu’à l’insoutenable. Il poussa un hurlement de douleur comme si sa tête était sur le point d’exploser. Ses jambes se dérobèrent sans pouvoir réagir. Il mit d’abord un genou à terre avant de rouler sur le flanc. Il repensa au conseil de Milad – ne pas tomber –, il avait échoué. Le robot l’avait rejoint et pendant un instant, il fut déçu et triste pour son chien, puis il lâcha prise. Sa tête heurta le sol. Il sombra.

À suivre…


La dose de Flow

Musique

Triumph est le dernier single de Bishop Briggs, toujours avec cette voix explosive au service de mélodies ultras efficaces. Un titre qui donne la pêche !

Bishop Briggs - Triumph

À suivre

On me souffle dans l’oreille que dans le prochain Télérama, celui qui sort mercredi, le magazine va parler de l’anthologie Amazonies Spatiales, dans laquelle figure mon texte Révolution.

Je ne sais absolument pas quelle va être la couverture, mais j’ai quand même hâte.

Je vous souhaite un merveilleux dimanche et une merveilleuse semaine !

-- mikl 🙏