Hello les amies,
Nous sommes dans Télérama !
Le magazine parle du livre Amazonies Spatiales et de notre science-fiction positive.
Côté écriture, comme à mon habitude, j’ai coupé en deux le chapitre 46, L’homme sur la corniche. Le précédent est rebaptisé Plaie ouverte et celui du jour devient le chapitre 47, L’homme sur la corniche. C’est plus logique, puisque c’est vraiment dans cet épisode qu’Hector le rencontre.
Si vous voulez rattraper votre lecture, c'est par ici :
- La Plaie - Roman en construction (Partie 1 et 2)
- La Plaie - Épisode 29 -- Le Flow #188
- La Plaie - Épisode 30 -- Le Flow #190
- La Plaie - Épisode 31 -- Le Flow #191
- La Plaie - Épisode 32 -- Le Flow #192
- La Plaie - Épisode 33 -- Le Flow #193
- Tant qu'existe le hasard, La Plaie 34 -- Le Flow #195
- Réalité Augmentée, La Plaie 35 -- Le Flow #196
- Marabouté, La Plaie 36 -- Le Flow #197
- Karpathi, La Plaie 37 -- Le Flow #198
- Radioactif, La Plaie 38 -- Le Flow #199
- Shitstorm, La Plaie 39 -- Le Flow #200
- Lacrymos, La Plaie 40 -- Le Flow #201
- Numid/+, La Plaie 41 -- Le Flow #202
- Tahir, La Plaie 42 -- Le Flow #204
- Soixante-seize, La Plaie 43 -- Le Flow #205
- Injection, La Plaie 44 -- Le Flow #206
- Les chemins de Providence, La Plaie 45 -- Le Flow #207
- Plaie ouverte, La Plaie 46 -- Le Flow #208
Bonne lecture !
La Plaie - Épisode 47
L'homme sur la corniche
L’eau caressait son visage. Gouttes, pluie fine, fraîche comme une rosée printanière. Agréable d’abord. Avant l’électrochoc. Comme une vague qui le submergeait. Ne pas se laisser emporter. Pas sans se battre, l’instinct de survie est le plus fort. Il agita ses bras pour éviter la noyade, toussa, cracha pour chasser de ses poumons le liquide qui s’insinuait dans ses narines. Puis Hector bondit, les yeux grand ouverts, ses muscles contractés jusqu’à la douleur, durs et denses comme le bois d’un vieux chêne. L’homme en noir était là, penché sur lui. Il arrêta immédiatement de verser l’eau de sa bouteille et secoua son autre main pour en disperser l’humidité. Les gouttes d’eau atterrirent cette fois sur le sol, dans un appartement abandonné, poussiéreux et dévasté, baigné par la seule lueur de l’éclairage public.
Hector était allongé sur un vieux canapé de marque, devenu trop crasseux pour être rassurant. Il lui fallut un moment pour retrouver le fil de ses pensées, la panique et l’adrénaline pulsait dans son corps, mais lui brouillait l’esprit. Il reconnecta à sa réalité lorsque le chien robotique couché à ses pieds se redressa, fidèle à son maître d’un soir, comme pour manifester son soulagement.
La chemise d’Hector était trempée et il avait un peu froid. Il frisonna sous la brise hivernale qui traversait l’appartement par la fenêtre ouverte. Il tenta de se lever, mais il se ravisa lorsqu’il perdit l’équilibre. Ses deux mains enserrèrent son visage.
— Le pire, oui, c’est le mal de crâne.
Hector orienta sa tête dans la direction de la voix. L’homme qui l’avait aspergé avait rejoint le garde-corps sur lequel il l’avait aperçu depuis le bas de l’immeuble. Hector aspira une grande bouffée d’air. Il avait quitté la zone radioactive et récupérait rapidement. Enfin, il put décontracter ses muscles
— Si vous vous demandez, c’est bien moi qui vous ai traîné jusqu’ici. Vous n’êtes pas léger, vous savez ?
L’homme était grand, sûr de lui, face à Hector, en position de faiblesse. Le flic aurait dû paniquer, mais il n’en avait pas la force. Il laissa retomber sa tête sur le dossier du canapé, les yeux rivés sur l’ombre de l’inconnu projeté au plafond.
— Je ne pensais pas que vous viendriez, lui dit le type en pivotant à nouveau vers la pièce. Mon message ressemblait trop à des revendications, je n’ai pas réussi à le tourner habillement.
— Je n’ai pas réfléchi, j’ai foncé tête baissée. Et vous êtes intervenu pour me tirer de là.
Hector cligna des yeux pour le remercier.
— C’était la moindre des choses. Et puis, comment aurions-nous discuté, si je vous avais laissé crever là-bas ? Moi aussi, j’ai agi sur un coup de tête. C’était maladroit. Je vous trouve courageux d’avoir accepté de me rejoindre sans savoir où vous mettiez les pieds.
Hector grimaça. Le sang qui affluait sous son crâne lui brouilla la vue. L’homme lui tendit sa bouteille d’eau. Hector observa son autre main. Vide. Il n’était pas armé. Hector n’était pas entravé.
— Buvez, lui dit l’homme. Ça aide à évacuer les toxines.
Hector hésita.
— Vous pouvez y aller. Je comprends votre méfiance, mais je ne vous ai pas tiré de la zone contaminée pour vous empoisonner.
Hector avala quelques gorgées. L’effet de son passage dans la Plaie se dissipait. L’homme s’était à nouveau posté devant la fenêtre. Il surveillait les manœuvres des forces de l’ordre dans la rue et donnait un répis à Hector. D’en bas, Hector ne l’avait pas imaginé comme ça. Sa tenue noire était en fait un costume strict, avec chemise noire et cravate blanche. Il était élégant, les cheveux très bruns, le visage un peu pâle. Lorsqu’il se rapprocha enfin, nimbé dans son style gothique chic, Hector eut l’impression de faire face à un vampire de série Z.
— Merci, monsieur Mahi, lui dit-il simplement.
Hector hocha la tête. Il reprenait des forces.
— Pourquoi cette mise en scène ? Je ne suis pas si inaccessible. En passant à la PJ, vous auriez pu m’y trouver, vous savez.
L’homme parut gêné. Son âge était difficile à évaluer. Son visage était marqué, fatigué. On lui aurait facilement donné soixante-cinq ans, mais ses mains racontaient une autre histoire. En réalité, il avait sûrement une petite cinquantaine.
— Vous m’auriez pris pour un fou.
Hector resta silencieux. Il n’avait pas encore exclu cette hypothèse en effet.
— Quand on n’a pas vécu la Plaie, on ne peut pas comprendre. Nous avons vu des choses indescriptibles, et pourtant, nous nous sommes tirés de l’enfer. Et nous voilà. En vie. Ce soir, nous nous sommes confrontés à cette chose, cette radioactivité, et nous avons survécu. Nous sommes des survivants, monsieur Mahi. Même après la mort, c’est ce qui restera peut-être de nous. Ça ne vous a jamais travaillé, jamais obsédé, cette soirée-là ? Pourquoi nous ?
Hector laissa durer le silence avant de répondre. Il n’y avait plus aucune gêne entre eux. Le temps leur appartenait. Un mot résonnait dans sa tête. Survivants ? Non, pas au sens où les autres dehors l’entendent. Aucun de ceux qui en avaient réchappé ne se croyait spécial, pas au-dessus des vivants en tout cas. Chanceux, oui. Fragile très certainement. Vivants malgré tout, vivants malgré eux.
— Il n’y a pas un jour sans que j’y pense, dit enfin Hector. Est-ce que je pourrais oublier ces quelques heures ? Je ne demande pas l’impossible, pas d’effacer cette journée de ma mémoire. J’aimerais juste souffler, même rien qu’un temps, rien qu’un jour. Est-ce imposible ? Parfois, je n’y pense plus vraiment, puis les images me rattrapent, mon geste se fige, ma vie se suspend et je me souviens alors que je suis dans une autre réalité. De l’autre côté de ce mur que nous avons pris de face. Une rupture de continuité qui coupe notre vie en deux, une tranche d’avant, une petite tranche d’après. Je ne sais pas si cela doit nous rendre tristes.
— Triste ? Non, je ne crois pas. Humains. Oui, cela nous rend humains, comme aucun autre. Différents en tout cas. Je le dis sans fierté ni prétention, entendez-moi.
Hector se leva pour le rejoindre près de la fenêtre ouverte. Un bruit mécanique témoignait de la présence du chien robotique qui tournait la tête pour garder sa caméra pointée sur Hector. En bas, les gyrophares tournaient toujours, avec au-delà, une vue imprenable sur les gradins des officiels qui seraient là demain.
— Ça ne vous torture pas, tout ça ? dit l’homme. Ce spectacle, demain, cette commémoration ? Cette parade ?
Hector réfléchit, gagné par la confiance, à savourer cette parenthèse. C’était comme si le temps s’était arrêté et qu’il discutait avec un vieil ami au clair de lune.
— Non. Le reste du monde en a besoin. Les autres. Pour nous, tout cela paraît vain. Et c’est vrai qu’ils ne seront pas tous là pour les bonnes raisons. Mais c’est nécessaire, non ?
Puis le flic plongea son regard dans celui de l’inconnu, croisa les bras et marqua un temps de silence pour lui signifier qu’il attendait maintenant de vraies explications.
— Vous avez raison. Je sens tout ça aussi au fond de moi. Je crois. Votre présence, votre voix, me font un bien fou.
Son regard renvoyait à Hector à son statut de survivant et son image de héros. Il lui marquait un respect profond qu’il n’était pas sûr de mériter. Hector dressa la paume de sa main pour dire à son interlocuteur de patienter. Il fit ensuite signe au chien robotique de se coucher comme il avait vu son opérateur le faire en sortant du camion. Le chien obtempéra, et se mit en veille, en attente d’un sifflement pour le réveiller. Hector ne voulait pas que l’animal mécanique retransmette la fin de leur conversation. Alors seulement, il invita l’homme à poursuivre d’un geste de la main.
— Je m’excuse, monsieur Mahi, de vous avoir mis en danger. Je ne sais pas ce qui m’a pris. J’avais besoin d’une oreille amicale pour m’écouter, même si vous ne pouvez probablement rien pour moi, à part partager mon fardeau, peut-être.
— Comment vous appelez-vous ?
— Pierre. On trouve souvent que je plombe l’atmosphère et que je suis un boulet.
L’homme tenta de camoufler un sourire.
— Je vais essayer de ne pas être lourd avec vous, alors. Vous étiez au Bataclan, c’est ça ?
Il hocha la tête.
— Dans le café. La seule zone que les secours ont eu le temps d’évacuer.
— Le café ? Il me hante encore, oui. Quand j’y suis rentré, je croyais que tout le monde était mort.
— J’ai eu de la chance, j’imagine. Malgré la douleur, malgré la blessure, je suis resté prostré. Immobile. À me battre pour que mon souffle ne s’emballe pas. Dans ma tête, j’étais déjà mort.
— Vous étiez seul à ce concert ?
— Est-ce que ma vie s’est arrêtée ? Est-ce que c’est ça, vivre ?
D’un geste ample, il enveloppa le monde autour de lui, puis réalisant qu’il avait éludé la question, laissa retomber ses bras sans retenue.
— Non, reprit-il. Je n’étais pas seul. On m’a extrait parce que je pouvais être sauvé. Ma femme et une amie y sont restées. Tombées sous les balles, je veux croire qu’elles n’ont pas souffert. D’autres hurlaient autour de moi, douleur insoutenable. Des bouts de chair, des fragments de corps déchirés m’ont éclaboussé. À qui appartenaient-ils ? À ma femme ? Son amie ? Ou des inconnus ?
Il se toucha le visage.
— Je frotte encore, partout, sous la douche, tous les jours. À m’en arracher la peau. Leurs traces ne partiront pas, je le sais pourtant. Elles sont là, dans ma tête. Alors, j’ai choisi de porter ces fragments d’humanité avec fierté.
Il ouvrit sa chemise pour découvrir son torse, laissant apparaître un tatouage complexe, des formes organiques entremêlées qui serpentaient de sa cage thoracique à son abdomen, enveloppant ses cicatrices comme pour les magnifier. La précision du trait lui donnait le réalisme d’un homme hybride, composé d’humanité, créature d’un Frankenstein moderne.
— C’est mon Guernica personnel. L’artiste est un survivant, lui aussi.
Il reboutonna sa chemise et replaça sa cravate.
Dehors, au-dessus d’eux, le ciel s’était dégagé et la lune était apparue, une lune pleine dont la luminosité rivalisait désormais avec les éclairages extérieurs.
— Vous les avez vus, vous aussi ? lui dit l’homme en désignant la porte.
Il n’eut pas besoin de préciser ses pensées. Hector les avait vus, oui, les fantômes, tous si surpris de le croiser ici. Il avait vu les traces de l’attentat, de l’explosion, et tous ces visages familiers, comme si les photos du mémorial avait repris vie.
— Ils ne sont pas méchants, vous savez. Je crois qu’ils sont coincés là, à cause du sarcophage.
— Le sarcophage ? Hector tiqua.
— Oui, c’est pour ça, je voulais que vous puissiez les voir, vous aussi. Maintenant que vous me croyez, j’ai un service à vous demander. Il faut les libérer, monsieur Mahi, nous ne pouvons pas savoir et ne rien faire.
— Attendez, doucement. Libérer qui, pourquoi, comment ?
— Vous avez raison, je vais trop vite. Je ne suis pas seulement une victime, je suis un chercheur, et le nucléaire, c’était ma spécialité. Alors, cette histoire de Plaie, de radioactivité contenue que personne ne comprend, cela m’a obsédé. Je n’avais pas grand-chose à faire. J’étais effondré, en rééducation, et je ne travaillais plus, alors j’ai essayé de comprendre ce qui se jouait ici, de mettre des termes scientifiques sur ce phénomène. Et tout seul, j’ai réussi à poser quelques hypothèses valables.
Il fit une pause, avala la dernière gorgée de sa bouteille d’eau, la rangea dans son sac et en extirpa un appareil.
— Suivez-moi, je vais vous montrer, ce sera plus parlant.
Il alluma son appareil et un modèle de la pièce apparut en trois dimensions sur l’écran.
— Ça fonctionne sur le principe d’un scanner Lidar, couplé à un analyseur de particules radioactives. Un Lidar…
— Je vois ce que c’est, j’en ai utilisé un, le coupa Hector en pensant aux travaux de son nouveau partenaire, Edgar Cairn.
D’un pas lent et précautionneux, Pierre s’avança dans l’appartement, en s’éloignant de la fenêtre. Sa démarche lui donnait à lui aussi un air fantomatique. Sur l’écran, le modèle s’ajustait en temps réel, mais plus il s’approchait de la zone radioactive, plus l’horizon de la pièce se réduisait, comme si le couloir était tronqué et que…
— Votre scanner ne capte plus rien dans la zone radioactive ? lui demanda Hector ?
— Pas tout à fait, attendez.
Il s’était rapproché de la membrane évanescente qui délimitait la Plaie. Il la traversa avec la main qui tenait son appareil. La machine rouge changea de couleur, mais l’écran restait lisible. L’horizon qui s’était raccourci s’étendit subitement et le couloir apparut sur l’appareil, au-delà de la porte restée ouverte. De grosses bulles flottaient dans l’espace, montant lentement vers le plafond. Elles semblaient pouvoir le traverser. Hector était fasciné par cette représentation, comme lorsqu’enfant il restait hypnotisé par les mouvements perpétuels des liquides de sa lava lamp. Il peinait à donner un sens à ce qu’il voyait. Pierre éteignit son appareil, le jeta sur le canapé poussiéreux et se poster sur le garde-corps, une fesse sur la rambarde et une jambe suspendue.
— Je vais vous expliquer, dit-il. Vous préférez la version courte ou la version longue ?
— La plus simple, j’ai peur de ne pas pouvoir vous suivre.
— Très bien. Je suis un rescapé de l’attentat, comme vous. J’ai eu besoin de donner du sens à ce que j’avais vécu. Ce qui s’est passé ici dépassait mon entendement. Alors j’ai cherché à comprendre comment tout ça était possible, physiquement, au niveau atomique. Comment la radioactivité d’une bombe qui explose peut-elle se limiter à un espace si restreint ? Soit la radioactivité était d’un type inédit, soit le truc, le tour de magie, était ailleurs.
— Ce fameux sarcophage ?
— Absolument ! Un sarcophage presque invisible, presque immatériel, mais que l’on devine. Vous avez dû sentir combien l’air paraît différent lorsqu’on le traverse ?
Hector lui confirma et raconta son malaise en franchissant les limites de la Plaie.
— Eh bien, poursuivit l’homme, je pense qu’un nouvel élément ultra-lourd a pu être synthétisé et stabilisé, l’élément le plus lourd qui existe, qui dépasse tout ce que l’on connaît dans la table périodique des éléments. À ce niveau de complexité physique, c’est aussi une matière radioactive, mais tellement lourde qu’elle peut-être structurée avec un champ magnétique particulier et très puissant. Cette alliance de plusieurs technologies crée un bouclier, un sarcophage invisible. Le secret n’est pas dans la bombe elle-même, mais dans la technologie utilisée pour contrôler ses effets. Et ça, c’est de la vraie science-fiction ! Un peu comme les boucliers des vaisseaux de Star Trek. Bien sûr, je n’ai pas découvert comment le système fonctionne en détail, mais croyez-moi, c’est une avancée formidable.
Le scientifique se leva pour se dégourdir les jambes et se pencha vers le vide, les coudes appuyés sur la rambarde. Hector vint se placer à ses côtés. En bas, l’activité s’était calmée. Leurs deux silhouettes avaient été repérées, et même si Hector avait jeté son oreillette et son micro, Vitale n’avait plus qu’à être patient et attendre qu’ revienne avec le mystérieux inconnu.
— Tout n’est pas si rose, n’est-ce pas ? demanda Hector.
— J’ai contacté les autorités pour signaler mes découvertes. Un rendez-vous m’a été accordé le jour même. C’était au siège de la DGSI. Dès que je suis entré dans la salle de réunion, j’ai compris que je m’étais laissé berner. J’étais venu avec mon ordinateur, un exemplaire de ma machine et tous mes travaux. Ils m’ont dit que les sujets sur lesquels je travaillais étaient couverts par le secret défense et m’ont interdit de continuer. J’ai été forcé de signer des accords de confidentialités, mais surtout, on m’a laissé entendre que les chercheurs avaient souvent des accidents. « Ah, ces doux rêveurs ! Ils sont tellement dans la lune, qu’ils oublient de faire bien attention en traversant. » Que vouliez-vous que je fasse ? Je n’ai rien pu récupérer. J’ai tout perdu. Définitivement. À mon retour, les sauvegardes chez moi s’étaient envolées. Je n’ai rien découvert, je n’ai rencontré personne. Officiellement, rien de tout ça n’existe.
Comme s’il était blasé, Hector haussa les épaules. L’homme se déplaça pour récupérer le boîtier rouge. Il l’observa sous toutes les coutures. L’éclair d’un regret traversa son regard.
— C’est tout ce qu’il reste de mes travaux. Ce deuxième exemplaire de mon scanner permet de visualiser le phénomène. Les bulles que vous avez vues constituent une réaction entre les éléments magnétiques, les particules lourdes et les particules radioactives, elles s’agrègent et se neutralisent. Cela donne ces zones qu’on peut visualiser et qui permettent de trouver des abris temporaires. Les bulles déplacent, mais c’est suffisant pour se frayer un chemin dans la Plaie.
Il tendit l’appareil à Hector, qui le manipula avec une prudente curiosité.
— C’est la dernière fois que je viens ici, dit Pierre qui avait repris sa place en équilibre sur le garde-corps.
Hector se figea, prêt à bondir vers l’homme. Il s’attendait à le voir enjamber la rambarde.
— Rassurez-vous, lui dit-il. Je ne vais pas sauter. Je quitte Paris, je tourne la page. Ce lieu va me manquer. Ici, tout en haut, au bord du vide, dans ce sanctuaire, j’ai l’impression de vivre entre deux mondes. Avec elles, ma femme et son amie. Avec eux, tous ceux qui sont morts. J’aime sentir le vide, ce gouffre qui peut nous happer, par maladresse, par destinée. La précarité de la vie. Il y a quelque chose dans cet espace qui défie les forces de gravité. Le gouffre, le vide, d’un côté. L’âme de ces morts de l’autre. On les côtoyés trop souvent sans les voir, vous ne trouvez pas ?
Il s’éloigna de la rambarde, une dernière fois.
— J’en viens à ma requête, monsieur Mahi. Les fantômes que vous avez croisés ne peuvent franchir ce bouclier dont je parle. J’en suis persuadé. Ils ne sont pas des hallucinations. Ouvrir une brèche pour quelques minutes seulement suffirait à leur ouvrir la porte. Eux aussi pourraient tourner la page. La radioactivité n’aurait pas le temps de s’échapper, ce serait totalement sûr.
— Vous en êtes certains ?
— Absolument. C’est mon métier.
— Qu’est-ce que je dois faire, très précisément ? Guidez-moi, je suis un peu perdu.
— Hélas, c’est à vous de trouver, moi je suis hors jeu. Venez, sortons d’ici. Il me reste une chose à vous montrer, ce sera mon dernier indice. Je vais nous guider avec l’appareil, nous allons passer par les toits, les bulles sont beaucoup plus nombreuses en altitude.
Avant de quitter la pièce, Hector émit un sifflement strident et court entre ses deux lèvres pincées. Le chien sortit de sa veille et sauta sur ses pattes. Hector lui donna pour instruction de retrouver son chemin en sens inverse et comme à regret, le chien l’abandonna. Hector et Pierre partirent en direction opposée, vers le toit du bâtiment. Hector suivit son guide dans l’escalier de secours, sans le lâcher d’une semelle. Enfin, ils débouchèrent sur les toits, encore un peu humides. Hector progressa avec précaution pour ne pas glisser. Pierre en vieil habitué portait des chaussures antidérapantes. Tout à coup, sur le toit d’en face, plusieurs ombres se déplacèrent. Pierre fit signe à Hector de s’accroupir derrière un ancien conduit de cheminée fissuré. Tous les deux avaient presque cessé de respirer, adossés contre le revêtement de béton.
— Je ne suis pas le seul à hanter la Plaie, chuchota Pierre. Tous ceux qui traversent ces lieux n’ont pas le même respect que nous pour ces morts. Comme les cataphiles, beaucoup recherchent le frisson facile.
Hector se plia en deux, pour passer une tête sur le côté de la cheminée. Les ombres formaient un groupe de cinq personnes se déplaçant en file indienne. Sur l’autre bâtiment, à la lueur de la lune, Hector reconnut la silhouette qui menait ces ombres à son allure maigre et décharnée. Pour la deuxième fois, en quelques jours, il croisait Alix Klineman. Et il était hors d’atteinte, encore une fois.
Puis le bourdonnement d’un drone se fit entendre. Hector et l’homme de la corniche patientèrent encore quelques minutes avant d’oser bouger. Le drone de surveillance de la police les survola sans les voir.
Pierre guida Hector vers un bâtiment voisin, hors de la zone contaminée et la descente put se faire sans avoir à se frotter à nouveau à la Plaie. Enfin, ils rejoignirent la rue. Pierre n’en avait pas tout à fait fini. Il se déplaça en posant régulièrement la paume de sa main sur le mur comme s’il cherchait quelque chose, avant de paraître satisfait. Il attrapa la main du flic et la plaqua sur le béton.
— Vous sentez ?
— Ça vibre.
— À votre avis ?
— Le métro ?
— Plus aucun métro ne circule dans cette zone.
Il laissa à Hector le temps de méditer la question.
— C’est une machine, trancha enfin Pierre et je pense que cette vibration est la clé du sarcophage. Je ne sais pas qui a mis au point ce système, mais il nous a tous sauvés. À la Bastille, nous n’aurions pas survécu sans cette forme de… magie.
Il parut frustré de ne pas avoir trouvé de mot plus juste. Tous les deux se retrouvèrent maladroits sur le trottoir. Ne sachant que dire, Pierre lui donna une longue accolade, colla son appareil dans les mains d’Hector, le salua d’un hochement de tête et tourna les talons.
— J’imagine que c’est la dernière fois que nous parlons de cette machine ? demanda Hector.
L’homme s’arrêta, mais répondit sans se retourner.
— Vous avez raison, mon ami. Le mystère autour de la Plaie en fait le plus beau des sanctuaires. C’est le dernier exemplaire qui existe. Je vous le laisse, en souvenir.
L’homme s’éloigna, serein, comme s’il avait terminé sa mission, bouclé sa propre boucle.
Hector patienta un moment avant de rejoindre l’équipe d’intervention, pour laisser à l’inconnu le temps de filer. Lorsqu’il passa le coin de la rue, l’homme qui l’avait briefé se précipita à sa rencontre.
— Mais qu’est-ce que vous avez foutu ? Ça ne va pas d’improviser comme ça ?
Vitale, qui s’était porté garant d’Hector, ne paraissait pas fier et se tenait à bonne distance d’Hector. Il attendait que la gueulante s’essouffle.
— Où est le type ? poursuivit le chef d’intervention.
— Je l’ai laissé filer. Il avait mieux à faire que de passer la nuit en garde à vue. Vous aussi, je pense.
— Ben voyons. Il t’a donné son nom, au moins ?
Hector fit mine de chercher à se souvenir.
— Il était au Bataclan. Maxime... C’est ça, Maxime Bauer !
Le type nota, puis ils rejoignirent les véhicules d’intervention dans le silence.
— Une chose est sûre, il va falloir revoir la sécurité de la zone, dit Hector pour l’asticoter. C’est une vraie passoire !
Avant de s’éclipser, il salua Vitale d’un geste de la main. Il regarda la montre au poignet droit et conclut qu’il était trop tard pour appeler Apolline et même pour rentrer chez lui. De toute façon, il n’en avait pas envie. Il se dirigea alors vers le camp de migrants, espérant y somnoler deux ou trois heures avant son rendez-vous avec Karpathi.
À suivre…
La dose de Flow
Musique
J’adore Calvin Russell et sa voix rocailleuse. Je vous partage un album hommage, mené par Manu Lanvin, guitariste et compositeur d’inspiration blues. De sa rencontre avec Calvin Russell naît quelques années plus tard cet album, Tribute to Calvin Russell, dans lequel les morceaux sont interprétés par des artistes différents, et parfois traduits en Français.
Le résultat est étrange, déconcertant, mais toujours intéressant, comme cette version de Soldier, avec la voix d’Axel Bauer.
Sur 5 m2, la voix râpeuse de Gérard Lanvin se mêle à celle de Calvin Russell.
Alors, est-ce que je suis fan ? Je ne sais pas encore, j’ai besoin de recul, mais dans tous les cas, cet album mérite une écoute.
À suivre
Ça y est, on me le confirme, il fait beau et presque chaud. L’été, le moment où le planning des auteurs part en sucette, où les sollicitations et les sorties sont plus nombreuses. Bref, c’est le moment où la régularité dans l’écriture en prend un coup.
Parfois le planning d’écriture dérape et, dans ce roman qui s’annonce comme une fresque avec assez de matière pour construire une série en trois saisons, le challenge est évident. D’autant que les chapitres de mon plan deviennent parfois doubles… Dix-mois d’écriture bientôt. La fin reste proche, ma cible ne s’éloigne pas trop, avec peut-être une fin pour début ou mi-juillet, à un épilogue et une postface près.
C’est bon, c’est dense, c’est étrange, et peut-être qu’à la fin de l’aventure il y aura un texte qui correspond à ce que j’avais envie d’écrire. Comme bien des auteurs, je jure, je crie aux grands dieux que le prochain roman sera beaucoup plus court. Et peut-être que je me trompe, comme bien des auteurs, et peu importe.
Merci d’être avec moi. Je vous souhaite un merveilleux week-end ensoleillé !
-- mikl 🙏