Au cœur du Nexus, La Plaie 49 – Le Flow#212

Où je vous présente au Cœur du Nexus, le chapitre 49 de la Plaie, et vous parle de Sivert Høyem.


Newsletter   •   30 juin 2024

Hello les amies,

Si vous me permettez une référence…

« À partir de maintenant, ça peut partir en sucette à n'importe quel moment. »

Phrase déjà mythique au ton désabusé, tiré du Yannick de Quentin Dupieux, un personnage qui ne se reconnaît pas dans les histoires qu'on lui raconte, qui ne se reconnaît pas dans sa vie et qui tente désespérément d'en influer sur le cours, d'écrire l'histoire qui lui correspond. C'est le moment où chaque personnage écrit sa propre partition.

Toute référence à la campagne électorale serait encore une fois fortuite.

Si vous voulez rattraper votre lecture, c'est par ici :

Bonne lecture !


La Plaie - Épisode 49

Au cœur du Nexus

Apolline se lève, tourne entre les quatre murs de sa chambre. Toute sa vie, elle a appris à cacher ses émotions. C’est le legs de ses parents, ils lui ont transmis les réflexes de survie sous un régime totalitaire, des gestes, des comportements qui vous habitent pour toujours. La vigilance se relâche parfois, mais ne s’éteint jamais. Quand on a été élevé à l’Est, à Berlin, on sait que la Stasi peut surgir partout, à chaque instant. Alors, on joue le rôle qu’ils nous ont assigné, on leur donne à voir ce qu’ils veulent entendre. On simule, mais on vit, dans sa chair, dans sa tête. Et Apolline était une bonne élève, elle a vite appris à dissimuler. Tout est dans le regard, toujours. Contrôler la précision des gestes, calmer ses mains qui tremblent ou maîtriser le souffle qui s’emballe, c’est la base, mais la chose qui finit toujours par vous trahir, c’est le regard. Elle a d’abord appris à le décoder et c’est ça qui lui a fait le plus mal. Enfant, elle perçait tous les regards, le regard de son père alors qu’il tentait de la rassurer et que ses yeux disaient sa panique, le regard de sa mère lorsqu’elle s’isolait dans la salle de bain, les robinets ouverts à fond, pour tenir réunion, trompant les écoutes pendant qu’elle, la petite, chantait dans le salon. Elle haussait la voix, mettait toujours plus d’entrain dans chaque morceau, car elle avait un rôle à jouer, d’instinct, elle faisait diversion tandis que les amis de la famille filaient à tour de rôle tenir conseil avec ses parents. Sa voix ne devait pas vaciller, la peur au ventre, elle ne laissait rien paraître. Ces soirs-là, elle était l’alibi, le visage angélique et effrayant de la normalité. Sa vie d’enfant ? Feindre, feindre à s’en fendre le cœur. Alors à force de lire les regards des autres, le sien est devenu son principal atout. Si vous jouez votre rôle, si vous y croyez jusque dans la justesse du regard, alors personne ne peut vous soupçonner, personne ne peut vous résister.

Apolline n’est pas imperméable à la peur, bien sûr, mais lorsqu’elle revient la hanter, ses réflexes ressurgissent des tréfonds de son enfance et se déploient en une mécanique bien huilée. Ne pas se laisser déstabiliser, ne rien lâcher, ne dévoiler que le profil le plus lisse et le plus consensuel. Elle se sent encore comme une petite fille, mais elle est maintenant beaucoup plus forte, plus dangereuse.

Apolline se frotte les mains, puis les passe sur son visage. Elles sont glaciales. Le sang a quitté ses doigts, la bête s’est réveillée. Son cerveau reptilien a pris le contrôle, elle enchaîne les gestes sans y penser, un sourire lui fend le visage. Elle ouvre un placard sous l’évier et récupère son « kit de disparition », téléphones, passeport, liquide, cryptomonnaies. Elle ne sait pas si elle reverra cette piaule, mais elle franchit le seuil sans le moindre regret. Elle touche son épaule, le tatouage sous le tissu palpite, elle sent l’énergie du dragon qui s’agite en elle. Elle claque la porte, dévale les escaliers, et d’un pas rapide s’engouffre dans la première station de métro.


L’air est sec et frais, presque agréable. Hector progresse dans un réseau de couloirs vaste et complexe à l’ampleur insoupçonnable. La menace semble invisible dans ce lieu bien éclairé, mais Hector réalise que sa proie l’a entraîné sur son terrain de prédilection, un environnement dont il ne connaît rien, comme s’il traquait un rat dans l’immensité de son monde souterrain. La surprise reste son seul atout, la discrétion est essentielle. Ne pas courir, ne pas se précipiter, sinon Alix lui échappera encore. Croit-il vraiment qu’il va surprendre le rat sur son terrain ?

Hector se sent ivre, ivre d’adrénaline, et s’il ne titube pas, c’est au prix d’un effort de concentration insensé. Chaque tournant l’épuise, lorsqu’il perçoit que la voie est libre, ses nerfs se relâchent, mais il doit se remobiliser pour continuer. Il aurait sinon rebroussé chemin depuis longtemps. Alors Hector progresse avec d’infinies précautions. Ses mains ne tremblent pas, il reproduit des gestes mécaniques appris en formation. À chaque bifurcation du couloir, il vérifie que la voie est libre, arme au poing, prêt à tirer. Sa main va peut-être bientôt se crisper sur la détente, il fera feu pour blesser, mais il tuera, dans un réflexe qui ne passera même pas par son cerveau, une décision prise bien avant que le signal ne parvienne à son cortex.

Son souffle est court. L’air lui paraît maintenant dense, moite, l’odeur poussiéreuse du béton nu est soudain écœurante. Ses sens sont brouillés par le bruit permanent, sons mécaniques, ronronnement de ventilation, tuyauterie qui siffle. Le sous-sol grince, vit, couine comme pour s’offusquer de cette intrusion dans ses entrailles. Hector aspire au silence lorsque, par contraste, ces sons se transforment en un brouhaha insoutenable. Il résiste à la tentation de hurler. Les couloirs qu’il parcourt se ressemblent tous, longs, gris, rendus blafards par la lumière éblouissante des néons, qu’il sent légèrement palpiter dans un buzz agaçant. Tous les sens en alerte, Hector cherche à repérer Alix à l’oreille, mais dans cet environnement, au cœur de la bête, au cœur du nexus, impossible de distinguer la moindre activité humaine.

Nouveau coude dans le couloir. Droite, gauche, droite, le dédale n’en finit pas. Certaines portes sont accessibles avec un badge, derrière des plaques qui signalent plusieurs salles machines réparties dans le sous-sol. Data center DC1, DC2, des chiffres qui témoignent de l’ampleur de l’installation. Si Klineman a emprunté une de ces portes, Hector l’a certainement manqué. Après quelques virages, Hector ne sait plus dans quelle direction il se dirige. Nord ? Sud ? Il est désorienté. L’environnement change enfin pour rompre la monotonie hypnotique et labyrinthique. Il a perdu la notion du temps, mais il est probablement l’heure de son rendez-vous à l’entrée de l’entrepôt. Son téléphone ne capte pas. Il ne recevra pas les instructions suivantes de Karpathi, qu’il soit en France ou dans une île paradisiaque.

Il progresse désormais dans un couloir aux murs troglodytes, comme s’il avait franchi le seuil d’une grotte. Le couloir propre et lisse s’est transformé en un boyau qui descend de manière irrégulière et anarchique. Il sursaute lorsqu’une goutte d’eau froide lui tombe sur la tête. Elle provient d’un tuyau. Une fuite du système de refroidissement hydraulique ? La condensation plus probablement. Le tunnel remonte légèrement devant lui. Il comprend alors que l’eau vient probablement d’une micro-infiltration du canal Saint-Martin juste au-dessus de lui. Le couloir l’entraîne de l’autre côté, le rapproche de la Plaie et du lieu de commémoration.

Voilà pourquoi le grondement qu’il a déjà entendu prend de l’ampleur. Il sent une force, l’énergie qui les maintient tous en vie, comme Pierre l’avait décrite, une énergie qui dans ce sous-sol semblait provenir des profondeurs de la planète. Ce grondement protecteur lui paraît tout autant menaçant. Il s’en approche, excité et apeuré. Je touche au but, se dit-il, mais quel but ?


Station Bastille. Le métro ne redémarre pas. Terminus, tout le monde descend, annonce une voix dans la rame. Ça râle, ça grogne, ça souffle. Apolline quitte le métro encore loin de sa destination, de l’autre côté de la Plaie. Elle ressort à l’air libre, respire profondément. Elle est tentée de couper par les quartiers maudits, mais suit par prudence le flot des personnes qui se convergent vers la Plaie, symbole de mort, mais pour un jour symbole d’union.

Rapidement le rythme ralentit. La foule des commémorants, des manifestants, des citoyens – Apolline ne sait pas comment les appeler – devient dense. Apolline joue des coudes, elle se fraye un chemin, essuie des reproches, s’excuse, continue à avancer. Comme dans une manifestation, le folklore côtoie souvent la solennité. Des gens sont venus avec des pancartes en carton, certains y ont écrit un nom avec une photo d’un proche, d’un ami, d’autres n’ont écrit qu’un message de soutien, certains en profitent pour glisser un slogan politique. Apolline progresse de manière erratique, ballottée par la foule, marée humaine, fluide à l’énergie propre. Elle approche du centre des festivités, juste avant les sas d’accès qui régulent la foule. Plus personne ne peut entrer, le site a atteint sa capacité maximum. Ça pousse, soudain un mouvement l’entraîne, ceux qui étaient assis se sont levés, la foule s’est redressée, tendue, intense. Des pères inquiets attrapent leurs gosses, leur offre un refuge et une vue sur la cérémonie depuis leurs épaules. Les mômes sont aux anges, ils voient loin et propagent la rumeur. Ça commence ! Les premiers chefs d’État ont pris place dans les tribunes officielles. Apolline ne voit rien, mais devine à leurs ombres plusieurs snippers sur le toit du bâtiment derrière l’estrade. Le bruit des drones est incessant, ils tournent et se relaient au-dessus d’eux au rythme des changements de batteries qui leur sont nécessaires. La plupart sont des appareils de surveillance qui gardent un œil sur la foule, mais l’un d’eux dispose d’un design trop familier, proche du modèle armé de IAtus, un peu plus gros cette fois, conçu pour être plus stable en extérieur. Apolline a peur. Pas pour elle, pour tous ces gens rassemblés. Le moindre agitateur dans la foule et la fête pourrait tourner au bain de sang. Elle imagine que la sécurité des dirigeants du monde est à ce prix.

Apolline s’active, cherche à s’extraire du flot, elle ne veut qu’une chose, passer, traverser la place et rejoindre le canal. Elle progresse lentement dans cette foule qui l’ignore, aveugle à cette femme qui, en dépit de toute logique, rame à contre-courant. A-t-on idée ? C’est l’histoire de sa vie. Dans une trouée, elle aperçoit la tribune officielle, elle est pleine, 9 h 55, le discours va bientôt débuter. Le silence se propage dans le public comme un frisson. Il va se passer quelque chose, elle l’a su dès qu’elle a vu Alix et deviné sous sa capuche, son regard noir et déterminé, rien ne pourrait l’empêcher d’aller jusqu’au bout.


Lorsque le tunnel redevient couloir en béton, Hector sait qu’il a franchi le canal Saint-Martin. Il marche encore quelques minutes avant que l’ambiance ne change encore, après avoir passé un sas de jonction tout récent. Le béton brut cède la place à des couloirs plus anciens, plus larges, au plafond plus haut. Les murs ont autrefois été peints en beige, mais sont désormais d’une couleur crasseuse. Le grondement qu’il a entendu plusieurs fois enfle devient entêtant, impossible à ignorer. Il poursuit son chemin vers le cœur du Nexus.

Ce nouveau lieu l’intrigue, dégage comme une familiarité rassurante. Au-dessus de sa tête, les néons sont posés sur des goulottes qui servent à passer des câbles. Après un nouveau tournant, un pan de mur carrelé est enfin reconnaissable, couvert jusqu’à 1 m 50 de cette faïence blanche, rectangulaire au bord biseauté. Hector réalise qu’il a rejoint les anciens couloirs du métro, le début du dédale tentaculaire de la station République. Bientôt il passera sous la place, sous la Plaie, sous le lieu de la commémoration.

L’ancienne station de métro a été réaménagée, des cloisons ont été cassées, d’autres dressés. Les couloirs techniques réservés au personnel sont librement accessibles et renforcent encore l’impression d’immensité. Plus loin, des escaliers montent, d’autres s’enfoncent encore plus profond. Alors qu’il ne sait plus quelle direction emprunter, Hector perçoit des bruits de pas et se retrouve soudain face à Klineman, l’air hagard. Chacun se toise un instant, évaluant ses chances, puis Klineman fait volte-face et se précipite dans la direction opposée. Hector se lance à sa suite. Il court en se concentrant sur les sons qui résonnent dans les couloirs, pour ne pas le perdre. Son cœur s’emballe, il accélère. Au premier tournant, il amortit le contact avec le mur de ses mains et le voit le sac à dos d’Alix s’immobiliser. Il y est presque, Hector s’élance, criant pour l’arrêter. Klineman ! Sommation pour la forme, il tremble, il ne cherche même pas à utiliser son arme de poing. Alix utilise un badge pour ouvrir la porte qui lui fait face et la claque derrière lui. Lorsque Hector parvient à son niveau, le local est verrouillé. La frustration l’envahit. Il hurle de rage, tambourine sur la paroi blindée, termine par un coup de poing qui lui écorche les phalanges. Alors, il se calme, respire, observe. Une plaque à côté de l’entrée indique « Data Center DCX — Accès restreint – Habilitation 5 ».

– Klineman, crie-t-il à nouveau, qu’est-ce que tu fous, bordel ? Ouvre-moi !

Adossé au mur, Hector reprend son souffle et ses esprits. Il n’a pas dit son dernier mot. Il doit bien y avoir une autre entrée. Pour garder les mains libres, il rengaine son arme, puis il revient en arrière, chaque pas l’aide à contrôler sa colère. Il tente d’ouvrir d’autres portes, au hasard d’abord, puis systématiquement. Enfin, l’une d’elles s’ouvre. Il dépasse sa surprise et rentre dans la pièce. Il repère d’abord l’évidence, une chaise qui trône étrangement au centre de l’espace. Soudain, la lumière l’éblouit, des projecteurs s’allument autour de lui, lui explose la rétine. Le bras tendu devant lui, il plisse les yeux pour se protéger. Il sent une main lui frôler le visage. Trop tard. Déjà un bras lui enserre le cou. La prise est maîtrisée, militaire. Il se débat, mais son adversaire ne lui laisse aucune marge de manœuvre, aucune opportunité. Il tente d’extirper son arme de son holder, mais elle lui semble peser une tonne. Lentement, il étouffe. L’oxygène manque, l’issue est inéluctable, alors il se laisse aller et glisse dans les ténèbres.


Le téléphone en main, Apolline alterne les tentatives d’appel entre Hector et Léande, mais dans les deux cas, le téléphone bascule vers le répondeur. Elle ne laisse aucun message. Ballottée par la foule, elle suit le flux de ses pensées, lutte contre la friction des chairs. Elle est parfois tancée, moquée parce qu’elle va à contre-courant, mais elle n’y prête pas attention. Elle a l’habitude de ne pas suivre le flot et elle aime la foule pour l’anonymat qu’elle procure. D’autres en ont peur, elle a confiance, capable du pire, mais aussi du meilleur. C’est dans le comportement de ses foules qu’on reconnaît la force des peuples.

Dans ce tourbillon de corps et d’émotion, elle met de l’ordre dans ses idées, elle a besoin de clarté. Ce matin, en lisant le code en langage Python d’ALE, elle avait perçu une similitude avec son propre code, presque ligne à ligne, mais le programme fonctionnait pourtant différemment. Sa logique avait été inversée. Apolline avait conçu ses algorithmes pour doter les machines d’une morale, pour protéger les utilisateurs des aberrations et des dérives les plus dangereuses des modèles IA. À l’inverse, le code d’ALE apprenait d’abord de son partenaire humain, créait une proximité pour gagner sa confiance, accumulait de l’information pendant une période d’incubation. Ensuite, quand la symbiose s’était opérée entre l’Homme et la machine, son comportement changeait, la menace se déployait lorsqu’il était trop tard pour lui échapper. L’IA révélait alors sa nature parasitique, elle manipulait sa proie, la vampirisait. Cette partie du code n’était pas la sienne, plus brouillonne, comme un bricolage efficace, mais sans panache. Et Apolline en avait reconnu le style, à sa manière peu académique de nommer les variables. Elle n’avait rencontré qu’une personne qui programmait ainsi. Léande Hilaire. Alors, les pièces du puzzle s’étaient assemblées devant ses yeux révélant un schéma si évident qu’il en avait été invisible. Karpathi n’avait pas feint les mots qu’il avait prononcés dans son bureau deux soirs plus tôt. Léande l’avait probablement berné lui aussi. Apolline était devenue sans s’en rendre compte une menace pour Léande, une rivale plus talentueuse, à voir son code peu imaginatif. Tout avait basculé lorsqu’elle avait souhaité échanger directement avec Karpathi. Apolline avait poussé Léande dans ses retranchements. Et elle avait non seulement prétendu que l’entretien était annulé, mais elle avait aussi volé son ordinateur pour récupérer ses programmes pour impressionner Karpathi, le code présent sur son ordinateur et qui se retrouvait maintenant dans des logiciels d’IA diaboliques. Léande n’avait plus eu besoin d’elle.

La foule ralentit sa progression. Apolline serre les poings et se fraye maintenant un chemin sans ménagement. Les corps se heurtent. Elle s’en veut de n’avoir rien vu, Léande, sa fausse solidarité féminine face à un patron envahissant à l’ego démesuré. Elle a continué ce matin même à la mener en bateau. Jusqu’où va-t-elle aller. Et Alix ? Est-ce qu’ils travaillent ensemble ? Est-ce que lui aussi s’est moqué d’elle et que tous les deux ont attiré Hector dans un piège ?


Hector se réveille au centre de la pièce, installé sur la chaise. Son cou le brûle, mais il sent l’air frais circuler dans ses poumons en feu. Il redresse enfin la tête, son crâne pèse. Il n’y a personne face à lui. Il tente de bouger. Ses mains sont libres, mais ses pieds sont attachés sur la chaise fixée au sol, avec des Serflex blancs, sans trop de jeu, il peut à peine bouger. Il remarque autour de lui une masse de cheveux, épais, bruns. Il sent un poids sur son crâne. Il y porte la main et constate que sa tête est enserrée dans un casque métallique. Plus bas, la peau est nue, rugueuse, irrégulièrement rasée. Il n’a pas la force de regretter les restes de sa tignasse qui gisent par terre. De ses deux mains, il saisit le casque, s’apprête à l’arracher. Les fixations de métal entrent dans sa chair, entaille sa peau fine et fragile.

– Je vous conseille de ne pas y toucher, vous allez vous blesser, dit une voix d’homme avec un accent américain.

Hector tourne la tête dans sa direction et jette un regard par-dessus son épaule. Derrière lui, l’homme au crâne d’obus s’agite derrière la console d’un ordinateur.

– Vous êtes arrivé en avance, Monsieur Mahi, ça ne se fait pas. Vous voyez, je n’étais pas encore tout à fait prêt.

L’homme remarque qu’Hector porte à nouveau la main à son crâne, alors il poursuit.

– C’est juste un instrument de mesure, le casque ne vous fera aucun mal, alors laisser le en place, je vous prie. Il cartographie votre activité cérébrale, et identifie les zones actives. Je vous trouve d’ailleurs étonnamment serein, ajoute-t-il en lisant des valeurs sur son écran. Vous serez le premier à tester mon nouveau système. J’aurais aimé le mettre en place à Guantanamo, mais le centre a été fermé avant que j’aie fini mes recherches.

Pour la première fois, Hector marque sa surprise.

– Vous voulez me flatter, Monsieur Mahi, mais ne me dites pas que vous n’avez pas repéré mon accent. Ethan Reynolds, dit-il avec fierté. Je suis américain. J’ai pris la direction de Nexus X après l’arrêt de mes travaux aux États-Unis. Madame Hilaire en a tout de suite compris le potentiel et elle m’a fait un pont d’or pour que je m’associe à elle en France. J’en suis heureux, c’est une petite filiale de IAtus et nous avons carte blanche. Nous travaillons ensemble, de manières très complémentaires. Elle maîtrise les IA et je suis psychiatre et neurologue. Nous nous sommes déjà croisés. J’étais un marine auparavant, donc je lui sers aussi de garde du corps, d’homme à tout faire, parfois. Vous n’imaginez pas, tout ce qu’on en vient à devoir faire quand un dirige sa propre boite.

Il rit de bon cœur à sa plaisanterie.

– Donc, nous y voilà. Je vous explique le protocole. Merci d’avoir joué le jeu avec PsIA, c’était fort instructif. Grâce à cette première partie de l’expérience, nous avons pu déterminer votre profil psychologique de manière assez précise.

Hector reste silencieux, pendant que derrière lui, il entend l’homme terminer ses manipulations. Il frotte son cou devenu douloureux à force de jeter le regard derrière lui. Ethan Reynolds perçoit sa gêne et contourne la chaise pour se placer face à Hector, en se maintenant à bonne distance.

– Votre profil psychologique a été inséré dans la machine derrière vous. Elle va générer un show totalement personnalisé, un son et lumière rien que pour vous, en réagissant à votre activité cérébrale. Grâce à son propre réseau de neurones, elle fera évoluer les sons et les images de synthèse pour parvenir à son but, vous placer exactement dans l’état psychologique qu’elle recherche. Une machine peut-elle détruire un homme en s’attaquant à son cerveau par les biais de ses sens ? Eh bien, c’est ce que nous allons découvrir ensemble.

Par-delà de l’absurdité de la situation, Ethan Reynolds fait montre d’une réelle curiosité scientifique. Il tire quelques objets des poches de sa veste, enfile des lunettes de soleil, puis manipule une télécommande et amorce la machine d’une simple pression sur un bouton. La lumière envahit la pièce. Ethan éleva la voix pour couvrir le bruit des ventilateurs et le doux ronronnement des basses qui provenait des haut-parleurs.

– Je dois vous laisser seul, Monsieur Mahi, car ma présence pourrait fausser les résultats. N’oubliez pas que je vous ai laissé votre arme. Vous pouvez interrompre l’expérience à tout moment. Une balle bien placée et vous ne sentirez rien. Vous n’en avez plus qu’une, ne la gâchez pas.

La panique attrape enfin Hector. Son rythme cardiaque s’emballe. Il va rejouer une scène qui a déjà failli le faire craquer il y a quatre jours seulement. Ce temps lui paraît une vie, une vie qu’il vient juste de redécouvrir avec son père. Une femme entre dans la pièce. Habillé en tailleur, le même qu’elle portait déjà quand Hector l’a croisé dans le hall chez IAtus. Léande. Léande Hilaire, bien sûr, la partenaire d’Ethan Reynolds. Et l’amie d’Apolline chez IAtus.

– Quelqu’un s’est introduit dans la data center. Le DCX, ajoute-t-elle avec une moue. Je ne sais pas comment il s’est procuré la carte d’accès. J’ai besoin de ton aide, Ethan, il ne faut pas qu’il ressorte.

Léande Hilaire ne prête pas attention à Hector, comme si elle ne l’avait même pas vu. Elle plisse juste les yeux, incommodée par la lumière des projecteurs.

– Vous m’excuserez, monsieur Mahi, le devoir m’appelle. Il faut que je fasse tout, ici. Je vous remercie pour votre coopération.

Ethan salut Hector d’une petite courbette, appuie une nouvelle fois sur la télécommande pour lancer le processus et suit Léande Hilaire par la seule porte de la salle.

Le volume du son augmente, emplit la pièce. Le ronronnement devient grondement grave. Les lumières se tamisent un peu, c’en est presque agréable. La mise en scène ressemble à un macabre canular, Hector s’attend à voir Vitale débarquer en riant. « Si tu voyais ta tête ! » Puis l’intensité augmente, images, lumières, sons aux dissonances agaçantes. Hector se crispe, il sait que ce n’est que le début. Il a trop chaud, il transpire sous son blouson. Des gouttes de sueur ruissellent sur son front maintenant qu’il n’a plus de chevelure pour les retenir. Ce qui n’était que des taches lumineuses devient des images qui se succèdent, ne laissant qu’une vague impression sur sa rétine, juste assez pour exciter son inconscient.

Déluge, flot, submersion. Dans ce trop-plein d’images, il a le souffle court. Il peine à respirer, comme si c’était dans sa bouche, dans sa gorge que ces images se déversaient. Gavé. Il cherche une pause et ferme les yeux. Instantanément, la machine le perçoit et augmente le volume, les haut-parleurs crachent dans les aigus un son strident qui ressemble à une scie d’autopsie charcutant un corps, ou la roulette du dentiste. Il plaque ses mains sur ses oreilles, mais rien ne peut arrêter l’insupportable douleur, alors il les rouvre et il subit.

Sons et images s’adaptent instantanément à ses émotions, comme si le casque posé sur son crâne forait dans son esprit. Rien qu’à cette idée, il a l’impression qu’une substance tiède et gluante lui dissout le cerveau, qu’un tentacule immonde rampe dans sa boîte crânienne, cherchant à absorber son esprit.

Soudain le ton change. Les images ralentissent, le démon qui scrute son cerveau a trouvé un point faible. Il fond dessus. Une musique qu’écoutaient ces parents pendant l’enfance vient réveiller ses sens. Il la connaît bien. Des images, la roue de la destinée ralentit et va décider de son sort. Des visages émergent, deviennent reconnaissables. Sa mère apparaît à l’écran, il regrette de ne pas l’avoir assez connu. Il regrette. Quoi au juste ? D’avoir été trop jeune lorsqu’elle est morte ?

Le visage de son frère lui succède, démultiplié, gigantesque, sur tous les murs. Son image est troublante, il est plus vieux, la machine simule l’âge qu’il aurait aujourd’hui, s’il n’était pas mort injustement. Des voix étranges, familières, comment venant d’outre-tombe l’appellent pour qu’il les rejoigne. Hector sait que c’est la machine qui a créé ces échos fantasmatiques. Rien n’existe. Rien n’est vrai. Pourtant, son cerveau lui dit le contraire, tenté de s’accrocher à cette illusion. Il veut y croire. La main d’Hector se glisse sous son aisselle et saisit son arme. L’image de son frère s’anime, il tend une main que personne ne rattrape. Hector croule sous le poids de ses reproches. Au second plan, sa mère le tance.

Le son d’un tic tac régulier gagne en puissance, entêtant. Hector touche ses poignets, son malaise grandit. Il rapproche ses mains de ses oreilles pour écouter si ses montres fonctionnent encore. Si elles s’arrêtent, il est persuadé que ce sera la fin. Il n’entend rien et surtout par leur mécanisme régulier et rassurant. Alors, de rage, il pose son arme sur ses genoux, décroche ses montres, la sienne d’abord, celle de Yacine ensuite, et les jettent vers les images qui défilent. Le soulagement est de courte durée. La perte de ses montres renforce son angoisse. Il ne les quittait jamais. Ses poignets sont nus, il se sent abandonné, perdu. Ses mains tremblent, elles cherchent à s’occuper. Il retrouve l’arme sur ses genoux et joue à la faire passer d’une main à l’autre.

Pourtant, il y a une chose que la machine ne sait pas, parce qu’il n’a pas pu en parler à PsIA. Une force nouvelle, sur lequel il peut s’appuyer. Il sait que l’histoire de son frère, la tragédie qui l’a frappé n’est pas la vérité. Son frère n’a pas flanché, il n’a pas sombré, il a été donné, trahi, vendu. Jeté en pâture. Alors, Hector se redresse. Il touche son crâne et ses cheveux rasés. Il se contorsionne pour voir derrière lui. Par terre à ses pieds, le matériel sommaire de coiffure est toujours là, une paire de ciseaux et un rasoir. Il se tord sur sa chaise à s’en déboiter les hanches et finit par attraper les ciseaux du bout de l’index et du majeur. Il les soulève, pince autant qu’il peut. Ils vont retomber ? Non, c’est bon, il les tient, prends ces ciseaux à pleine main et coupent les Serflex. La machine panique, elle sait qu’elle a perdu toute emprise. Elle s’emballe. Le son augmente jusqu’à l’insoutenable. Hector arrache le casque qui lui enserre le crâne. Il s’entaille, saigne beaucoup, mais sans signal provenant du capteur, il n’existe plus pour la machine, il a disparu, invisible, alors tout s’arrête. Ses oreilles sifflent dans le silence. Il s’avance vers l’ordinateur et arrache toutes les prises, puis rejoins la porte. Il ressent une appréhension en abaissant la poignée. La porte n’est pas verrouillée. Il franchit le seuil et s’élance dans le couloir vers le data center, le DCX. L’éclairage vacille, les néons s’éteignent puis se rallument comme si une surcharge électrique s’était produite. Sa main se crispe sur son arme. Il lui reste une balle et il a bien l'intention de ne pas la gâcher.

À suivre…


La dose de Flow

Musique

J’ai déjà partagé le morceau Black and Gold du chanteur Norvégien Sivert Høyem. Depuis que je l’ai découvert, j’ai flashé sur cet artiste et vous partage cette semaine, une version live du morceau The Boss Bossa Nova

À suivre

Vous recevez ce mail le dernier de juin et le roman n’est pas fini, me direz-vous ? Presque, ai-je envie de répondre ! Alors, savourez ce moment, profitez, avant que je n’en arrive à la phase suivante et que je tranche dans le lard pour parvenir à un texte aussi épuré que possible.

En attendant, je vous souhaite un merveilleux week-end ! 

-- mikl 🙏