Alix Klineman, quatrième vidéo, La Plaie 51 – Le Flow #214

Où je vous présente Alix Klineman, quatrième vidéo, le chapitre 51 de la Plaie, et vous parle de Deep Purple.


Newsletter   •   28 juillet 2024

Hello les amies,

Nous arrivons dans la dernière ligne droite. Tous les chapitres sont en chantier en même temps, pour pouvoir tout caler et tout résoudre et déplier.

Donc, voici comment cela va se passer. Vous trouverez le chapitre 51, dans cette lettre, la quatrième vidéo d'Alix Klineman. Ensuite, dans deux semaines, je vous enverrai ma dernière lettre avant les vacances, avec la fin du roman. Après un bon break, je vous retrouverai à la rentrée. Voilà, c'est parti !

Si vous voulez rattraper votre lecture, c'est par ici :

Bonne lecture !


La Plaie - Épisode 51

Alix Klineman, quatrième vidéo

Même au cœur de la nuit, l’activité ne s’arrête pas sur le port, la Seine ne connaît plus le silence. Ces moments de calme lui manquent, mais ils ont disparu depuis longtemps. Il faut trouver la paix ailleurs. Dans son bureau sous les toits, Edgar se sent las, trop seul dans cet espace qu’il avait jadis partagé avec Hector. La nostalgie l’envahit, mais à la vérité peu de choses ont changées. Lui, en revanche… Il aime ce lieu, il ne pourrait tenir le coup ailleurs, heureux d’avoir pu le garder lorsqu’il avait pris la direction de CrimTech, il y a vingt ans. Le titre qui figurait sur la porte était maintenant moins fun. DSNPA, Directeur du Service National de la Police Algorithmique.

L’eau a coulé sous les ponts, les années se sont évaporées, il pourrait presque franchir ce qui reste de sa vie à gué. Sécheresse. Ses mains à la peau rêche qui jouent sur le clavier lui rappellent le temps qui passe, même s’il consacre toujours ses soirées à ses expérimentations, à ses machines un peu folles, à ses inventions qui fonctionnent à peine lorsqu’il en fait la démo. Et voilà, qu’il se retrouver à parler à LivIA, une machine, mais aussi plus que ça, un cluster, des centaines de milliers de serveurs qui collectivement forment un monstre, une puissance de calcul impossible à contenir dans un seul data center, un ensemble si complexe, si hybride, que lui-même se trouve parfois dépassé par ses fulgurances.

Il lui reste une vidéo — et un roman – à insérer dans la mémoire de LivIA pour… Pour quoi déjà ? Pour lui permettre de comprendre ses origines ? Il avait toujours l’impression de lui avoir caché des faits, histoire de lui épargner la honte que lui-même éprouvait. Ce soir il était comme un père qui livre à sa fille adoptive les clés de sa vie, sans mensonge, sans non-dit. Est-ce qu’il en espère quelque chose, un sursaut du logiciel, une émotion profonde, un voyage au-delà des frontières de la singularité ? La naissance d’une conscience… Il n’y croit pas, ce sont des conneries tout ça, le fruit de l’empathie qu’il a développé pour sa création. Alors que sous le ciel couvert, un éclair précède le tonnerre gras, il chasse sur la vitre l’image qu’elle lui renvoie, vision fugitive du Docteur Frankenstein. Il va aller au bout, il revient s’installer à sa table de travail, face à sa console de communication avec le système informatique. Il clique sur le bouton de lecture et lance pour LivIA la quatrième vidéo d’Alix Klineman.

Les premières séquences sont confuses. L’image saute dans tous les sens. Alix se déplace, le téléphone au bout de son bras, ça bouge, Edgar sent la nausée monter, mais l’image se stabilise enfin. AIix marche maintenant face à la caméra de son téléphone, il le tient à la main, silencieux, détourne le regard, scrute les visages qu’il croise dans la foule qui l’avale. Il progresse plus vite à mesure qu’il s’éloigne de la Plaie et que l’affluence devient moins oppressante. Sa progression bute alors sur le canal Saint-Martin, il bifurque vers la droite. Son visage paraît plus apaisé que sur la vidéo précédente. Sûr de lui, confiant, plein de la sérénité de celui prêt à faire le nécessaire pour se regarder sans rougir dans la glace. Tuer le dégoût, quoi qu’il arrive, Alix n’a pas vraiment le choix, sa décision vient des tripes, ce sont souvent elles qui nous guident. Edgar ne précipite pas les choses, patiemment il laisse défiler les images même si rien ne se passe encore. Qui sait, peut-être que LivIA y trouvera un détail pertinent pour elle. Enfin, Alix commence à s’exprimer, maintenant qu’il était quasi seul. L’image remue toujours, mais se cale sur le rythme régulier de son pas déterminé. En voyant son visage livide renvoyé par son propre écran, Alix paraît choqué.


« Eh ben. J’ai une sale gueule, non ? Pas assez dormi, je traîne des pieds, c’est ça de porter le poids de la Révolution sur ses épaules ! Ça ou peut-être le pain d’explosif que je porte sur le dos. Ça aide à voir la vie autrement.

Une bombe ? Eh oui, c’est du sérieux. Une histoire de rencontres et de rage. Quand j’ai fui Apolline Planck, après l’assassinat de la ruelle, j’ai foncé direct vers le squat de la Sixtine Underground. Maxime était mort. J’étais perdu. Urbix – son pseudo était Urbex in angeli spiritu, mais tout le monde l’appelait Urbix – Urbix qui organisait la vie au squat me faisait peur, mais il m’a accueilli sans poser de questions. Il était intransigeant, tranché dans ses avis, génial, une espèce de sage par décret. Bref, un tyran, qui maintenant que j’y pense avait un peu le profil du terroriste, le genre artiste-braqueur-révolutionnaire un peu barré, tout droit sorti des groupuscules activistes des années 1970. Je crois d’ailleurs que c’était le cas. Il en plaisantait toujours. « Je suis un artiste, mon rôle c’est de produire des idées explosives, il n’y a que ça qui peut faire trembler. Faut tout dynamiter pour les faire prospérer. » Il terminait avec un « boom » en haussant la voix et tout le monde sursautait la première fois. On ne savait pas jusqu’où il était prêt à aller, mais à ma connaissance il n’a jamais rien fait sauter, il a juste bourré certaines de ses œuvres avec du C4, comme un geste radical, disait-il. Il a construit un casque de réalité virtuelle censé exploser le crâne de son porteur avec ses explosifs embarqués si le joueur perdait sa partie de Call of Duty. Est-ce que c’était vrai ? Je me disait dit qu’il n’était pas possible d’exposer une bombe dans une galerie chic, pourtant personne n’a voulu se risquer à essayer le casque. Il a toujours été comme ça, fou et mytho, « la provocation marque les esprits, le choc fait l’art », continuait-il. Moi, je savais que c’était sa façon à dire que ce type d’expos polémiques, sous haute surveillance, ça rapportait un max. Quand je lui ai avoué que je fuyais Apolline, Urbix m’a gentiment rappelé que je l’avais déjà emmené à la Sixtine et que ce serait l’un des premiers lieux où elle me chercherait. Il avait raison. Il ne m’a pas jeté dehors, mais il m’a présenté de vieux potes qui squattaient autour de la Plaie, au cœur de Paris, « maintenant que les bourgeois avaient pris leurs jambes à leur cou. »

C’est là que j’ai rencontré Miss.tic, pas l’ancienne street artist, la « v2 », trente ans de moins, elle qui disait avoir été adoubée par la première pour continuer son œuvre. Elle bluffait, mais peu importe. Après avoir élargi mon horizon sexuel, elle a éveillé ma sensibilité politique. Nous étions tous les deux allongés, face au ciel, sur le toit en zinc d’un immeuble parisien. Les yeux plongés dans les étoiles, je croyais revoir cette chapelle Sixtine de contrebande, peinte dans la vieille fonderie. Au-dessus de moi dans les cieux, Dieu tendait le bras au premier homme. Étincelle, une transmission, un témoignage d’humanité, de fragilité, de folie, la forme de démesure qu’on appelle l’art. J’étais nostalgique de mon temps à la Sixtine, de cette œuvre, symbole d’une période de bonheur et d’insouciance comme je n’en avais jamais connu. Cette fresque auquel j’avais si peu contribué marquait l’apogée de mon monde, comme celle de Rome avait marqué l’apogée de Michel Ange. Depuis, j’étais l’ombre de Maxime, vivant sous son identité. Je devais muer pour découvrir une nouvelle raison de vivre, quitte à en mourir. C’est Miss.tic qui me l’a donné. Elle sentait qu’il nous fallait un but pour maintenir la cohésion du groupe, alors, sous les étoiles, elle a pris ma main. « Je sais ce que tu penses. Je suis d’accord, il faut frapper fort » m’avait-elle dit. « Comment ça ? » Je ne savais pas moi-même où j’allais, alors elle a enfoncé le clou. « Tes projets artistiques, les tags, la fresque avec les dragons, c’est sympa, mais pour quelle audience ? Alors, réfléchis bien, à la fin de l’année, pour l’anniversaire de la Plaie, les yeux seront tournés par ici, tournés vers nous si on sait se mettre dans la lumière. Tu imagines le pouvoir que cela nous donne ? »

C’est la lumière qui a été le déclic. J’avais déjà projeté des œuvres lumineuses la nuit sur des buildings, mais c’était vu et revu, il fallait frapper beaucoup plus fort. Avec suffisamment de projecteurs, de puissance, il était théoriquement possible de créer un hologramme, l’illusion d’un objet se déplaçant dans l’espace, une forme gigantesque haute comme un immeuble. Alors, j’ai imaginé un spectacle à l’ambition délirante, une installation artistique inédite, immersive, un show qui éclipserait la cérémonie officielle. J’ai gardé l’idée des dragons, qu’est-ce qu’il y a de plus cool comme symbole, quand on y pense ? J’avoue que j’ai piqué l’image à Éric Frey, sur l’esquisse sombre affichée au-dessus de son tableau de liège. Il y avait de belles intuitions chez lui, qui lui donnait souvent une fulgurance d’avance. Son dragon surplombant les tombes flottait pour l’éternité. En voyant son esquisse, je me suis demandé ce qu’il foutait là ce dragon ? Est-ce lui qui voulait leur mort à tous ? Est-ce qu’il venait pour les venger ? Pour accompagner leur rédemption ? Et puis j’ai compris que le dragon était la créature ultime, le monstre à côté duquel tous les humains ressentent enfin leur fragilité, la créature qui met tout le monde sur un pied d’égalité, il incarne l’inéluctable, ce qui doit advenir, le hasard qui enfante la volonté. Je suis certain que les dragons existent, la plupart du temps ils se terrent, mais quand il sortent enfin, c’est pour nous rappeler que l’Homme n’est rien, remettre notre ubris à sa place. Le dragon nous apprend à rendre les armes face à ce qui nous dépasse. Il incarne la monstruosité dans toute sa majesté. On ne questionne pas le dragon, on ne demande jamais pourquoi il agit comme ça. Il n’est ni Dieu ni le diable, il est la bête, l’absolue créature qui domine l’homme, le déchaînement d’une fureur aveugle et sage. Alors nous avons conçu le spectacle ultime, pour l’audience ultime, un vol de dragons déployant leurs ailes devant les caméras du monde entier. Les images tourneront en boucle pendant des jours sur les écrans de télé. En parlant de caméra vidéo… – Alix baissa la tête quand il entendit le ronronnement d’un drone qui passait un peu plus bas que les autres, pas si loin de lui. Il voulut rajuster sa capuche, puis se dit que cela lui donnait probablement un air louche. Il prit un moment pour retrouver le fil de sa pensée.

Et la bombe dans tout ça ? Il y a une vision qui me hante encore, distante, une image presque abstraite que je revois sans fin qui se rejoue quand je ferme les yeux sur un écran de surveillance en basse résolution. Je n’aurais jamais dû voir ça, un meurtre en direct, aperçu sur les écrans de surveillance le soir où j’ai remplacé Gui au PC de sécurité. L’image n’était pas de grande qualité, mais j’ai reconnu Alexander Karpathi, le symbole des startupers français, qui passe son temps à l’Élysée, pardon, au Nouvel Elysée. Il faisait alors face à une femme. La discussion s’est animée, il n’y avait pas de son, mais Karpathi montait le ton, c’était évident. La femme en tailleur ne s’est pas démontée, elle a ouvert son sac à main, a sorti une bombe de la taille d’une lacrymo et a aspergé Karpathi. Il s’est écroulé, avant de se tordre au sol. Ce n’était pas une simple bombe au poivre, car le chef d’entreprise ne s’est jamais relevé. Quand il a cessé de bouger, la femme l’a touché de la pointe du talon de son escarpin, et puis elle s’est retournée face à la caméra pour passer un coup de fil. Je l’ai reconnue immédiatement. Léande Hilaire, le bras de droit de Karpathi. Un des piliers de IAtus. Devant mes yeux, elle venait d’assassiner le boss.

Et voilà comment Karpathi a crevé, comme un chien dans ce data center souterrain. Est-ce qu’il le méritait ? Je ne l’aimais pas, mais qui suis-je pour en juger ? On ne retrouvera jamais son corps, tout juste avec de la chance, quelques traces de son passage dans ce sous-sol, même pas du sang juste un vomissement, un hoquet, un sursaut avant de rendre l’âme. Est-ce que Léande va s’en tirer ? C’est possible.

Cette même nuit, je peinais à trouver le sommeil, je tournais sur ma couche, nauséeux, quand je me souvenus des mots d’Urbix quand il a vu ma tête face à son casque VR de la mort. « Le monde est violent, Alix, l’art doit l’être aussi, s’il veut qu’on le respecte. » Il m’a bien fallu admettre ma part de responsabilité. J’ai bossé pour Nexus X, j’ai entraîné ce démon avec des centaines d’autres intérimaire en batterie, autant d’âmes détruites. Nous sommes les gueules cassées de la guerre de l’information. Alors, aujourd’hui, je vais tout nettoyer, descendre au cœur du Nexus pour y placer ma charge et faire disparaître pour de bon cette maudite IA. Je dois rétablir la balance, frapper IAtus pour de bon. Il n’y aura pas de morts, Gui m’a dit que les locaux seraient déserts pendant la cérémonie. Je veux juste frapper IAtus au portefeuille, c’est ce qui leur fera le plus mal. Je vais détruire leur data center, le DCX, effacer des modèles qui ont coûté des centaines de millions à générer, griller des dizaines de milliers de processeurs. IAtus ne s’en remettra pas. Je vais terrasser la bête, pendant que s’envolent les dragons.

Vous avez remarqué que le sort du monde dépend toujours de gens comme nous, des marginaux, de la frange, de la fange même ? Ce sont les gens qui n’ont rien à perdre qui décident de notre destinée.

C’est ça la Révolution – Alix roulait les R avec satisfaction en prononçant le mot révolution, – mais ce n’est pas toujours glorieux. Le plus souvent, c’est d’abord de la logistique – Alix fit une pause comme s’il allait révéler un secret, puis reprit après avoir jeté un œil alentour. J’ai tenté de faire un plan. D’abord, construire une bombe. Je n’y croyais pas trop, mais je suis retournée à la Sixtine Underground pour demander l’aide de Gui. Il ne s’est pas fait prier. Il a monté la bombe sous la fresque du plafond, comme un pied de nez à toute autorité, sous l’œil de Dieu et du premier homme. Il a même démonté certaines de ses œuvres pour être certain que la charge serait suffisante. Je vous le dis, on en trouve plus des potes comme ça.

Et tout tient là-dedans – à l’écran, Alix tira sur la bretelle de son sac à dos et leva son téléphone pour montrer le volume du truc qu’il portait sur le dos.

Et après ? Comment est-ce que je rentre dans le data center me direz-vous ? Eh bien, je vais encore abuser de l’amitié de Gui. Excuse-moi mon pote, tu es une crème, tu n’es pas fait pour bosser dans la sécurité. Gui est de permanence chez Nexus X aujourd’hui, j’ai vérifié. Il va m’ouvrir quand je vais frapper à la porte, et comme d’habitude, me proposer un café. Je vais m’approcher pendant qu’il aurait le dos tourné vers la cafetière et je vais le mettre hors service en un coup, j’ai appris ça sur le ring de la Sixtine Underground. Il ne se méfiera pas, pas de moi. Oui, j’ai honte, mais comment faire sinon ? Je lui piquerai ensuite son badge pour descendre au cœur du Nexus et filer tout au bout des sous-sols, vers le DCX, le data center où d’après la caméra, la femme, bras droit de Karpathi, a tué son patron. Et après ? Nous allons tous disparaître. J’ai rendez-vous avec les autres au terminus du RER A, à Gif-sur-Yvette. De là, nous allons partir ensemble vers le sud, sûrement vers l’Espagne.

Je vais rater l’envol des dragons, je ne verrais pas mes créations prendre leur essor. C’est comme ça, et puis, de toute façon, je ne le fais pas pour moi, je le fais pour Maxime, alors peu importe. Je ne veux plus être Maxime Bauer. Je veux le libérer lui aussi. Je m’appelle Alix Klineman, un type qui revient des morts. Aujourd’hui j’entame ma nouvelle vie. »


La vidéo s’interrompt sur le seuil de la cour, chez Nexus X. L’espace d’un instant, on devine la silhouette d’Hector en arrière plan.

Edgar en a presque terminé, il lui reste un fichier à injecter dans la mémoire de livIA. Il fait glisser le document sur l’icône d’importation de données. L’analyse du roman d’Éric Frey commence.

À suivre…


La dose de Flow

Musique

Deep Purple sort un nouvel album ? What? C’est fou, non ? Le résultat est du rock de qualité, aux sons gras à souhait. L’occasion pour moi de vous partager Portable Door que j’ai choisi pour son riff mélodique, mais vous pouvez vous plonger dans le reste de l’album baptisé =1, c’est du tout bon.

À suivre

Je comprends pourquoi écrire le mot FIN sur la dernière page d’un roman est quelque chose de si obsédant, si beau et si symbolique. Commencer est difficile, mais terminer ? C’est de la folie, c’est traverser le miroir, plonger dans une autre dimension, d’abord parce que l’on n’a pas envie de lâcher son texte, d’abandonner ses personnages et ensuite, parce que c’est l’achèvement d’un travail inimaginable.

J’ai l’impression que ce moment n’arrivera jamais. Et pourtant, il approche. Alors, peut-être est-ce le moment de savourer cette dernière ligne droite.

En attendant, je vous souhaite une merveilleuse fin de week-end ! 

-- mikl 🙏