Les IA parlent aux IA – Le Flow #217


Newsletter   •   13 octobre 2024

Hello les amies,

Je partage mon temps d’écriture depuis la rentrée entre les corrections de mon roman, sur lesquels j’avance laborieusement, et la rédaction d’essais qui parlent des rapports de notre société à la technologie.

Voici aujourd’hui mon dernier texte, « Les IA parlent aux IA ».

Bonne lecture !


Les IA parlent aux IA

On vous rebat les oreilles avec l’Intelligence artificielle et vous l’avez compris, vous allez en manger à toutes les sauces.

Note : Dans ce texte, j’emploie le mot IA par commodité, même s’il est trompeur, car c’est celui qui parle à tous et est employé par les médias. Évidemment, je ne parle pas de réelle intelligence, mais de traitements algorithmiques.

La presse publie des articles anxiogènes relayant notre nouvelle psychose sociétale, celle du grand remplacement de l’humain par la machine. Et tous les géants de la tech se sont rués vers cette technologie exploitant leur principal levier, la masse de données qu’ils contrôlent. Ils tentent désormais de l’imposer en l’insérant dans tous leurs logiciels. Google, Microsoft, Apple, Facebook, ces boîtes sont prêtes à tout pour introduire l’IA dans nos vies, investissant à perte pour en imposer l’usage, afin ensuite, dans le futur, de valoriser notre dépendance à cet outil par un nouvel abonnement dont nous serons captifs.

Car c’est bien de cela qu’il s’agit :

  • Dominer en tuant la concurrence, seuls des géants étant capables d’investir les montants considérables pour déployer des systèmes algorithmiques. J’ai en tête l’exemple d’une société qui voulait recruter un ingénieur IA issu d’une grande société américaine. Celui-ci a décliné l’offre en expliquant que tant qu’ils ne disposaient pas d’au moins 10 000 cartes Nvidia A100, c’était inutile de le recruter. Une telle carte vaut 10 000 $, cela signifie que pour commencer à monter une équipe IA sérieuse, il faut être en mesure d’investir au moins 100 millions de dollars de matériel. Vous comprenez pourquoi la valorisation de Nvidia atteint des sommets, et pourquoi l’IA est devenue la plus grande barrière à l’entrée sur le marché des technologies.
  • Capter la valeur, en gardant les utilisateurs captifs et en extrayant sur la durée des abonnements, dont les coûts, comme ceux des plates-formes de streaming, ne vont cesser d’augmenter. Dans la ruée sur l’IA, seules les grandes sociétés vont tirer leurs épingles du jeu, dans un oligopole qui à terme va saigner les utilisateurs.

Et ces sociétés ont un plan pour nous rendre dépendants : nous noyer sous une masse de données impossible à traiter pour des humains.

J’en parlais indirectement dans mon article sur le krach attentionnel, nous sommes submergés d’information et l’humain n’est pas équipé pour cette saturation de signaux à analyser.

Marchandisation, surexploitation et krach de l’attention
Nous vivons une crise de l’attention. Avouons-le, nous en sommes conscients, mais minimisons souvent l’étendue du problème, prisonniers de nos propres addictions. Le shoot de dopamine savamment recherché par les réseaux sociaux pour nous maintenir dans leurs filets a déjà été abondamment décortiqué. L’accaparement de notre attention

S’il ne peut plus identifier clairement les vraies menaces existentielles à court terme dans la masse de signaux qui lui parviennent, l’humain reste bloqué en mode survie, prêt à fuir ou combattre à la moindre menace. Ce mode d’opération névrosée est idéal pour lui vendre des produits et des services réconfortants, mais aussi pour le faire voter pour des partis développant un discours sécuritaire.

Non seulement nous sommes saturés d’information et de signaux, mais, dans notre travail, nous devons les traiter pour prendre des décisions et agir. Voici une anecdote vécue qui préfigure la vague bureaucratique que l’IA va nous imposer. En tant que fournisseur pour de grands groupes, notamment américains, je reçois de plus en plus de questionnaires en tout genre, sur la sécurité, sur la diversité, sur la politique de formation ou de lutte contre la corruption. Ces questionnaires sont standards, pas du tout adaptés à une petite société comme la notre et prennent un temps fou à remplir. Ils se multiplient, car ils sont analysés par des plateformes de gestion des risques avec une IA. Des sociétés développent des produits et services pour répondre à un besoin de réassurance qui s’amplifie. Et dans ces questionnaires, on demande le plus souvent comment on s’assure que nos propres sous-traitants respectent les mêmes règles et principes. La bonne réponse attendue est évidemment… en envoyant un questionnaire similaire à nos sous-traitants. Voilà comment ces questionnaires prolifèrent comme ces lettres chaînes de notre enfance. « Ne casse pas la chaîne ou tu seras maudit, envoie cette lettre à 10 personnes. » Une tempête de formulaires s’annonce… et la seule manière efficace pour y répondre est… d’utiliser à son tour une IA !

Voilà ce qui nous guette, une bureaucratisation amplifiée par l’IA, une prolifération de processus générant des volumes de données impossibles à traiter sans IA. L’IA a ceci de magique qu’utilisée en volume suffisant, elle génère ses propres usages. Les sociétés Tech amorcent la pompe et ensuite, il sera impossible de se contenter d’humains pour traiter les montagnes de bullshit produites.

Les IA parlent aux IA

Dans un cercle vicieux pour l’Homme, mais vertueux pour leur chiffre d’affaires, les géants de la tech rêve d’un monde piloté par l’IA, un monde où les IA parlent aux IA, un monde de process automatisables, de l’administration à l’enseignement, des organisations qui exigent des dossiers sans fin à des enseignants rédigeant et corrigeant des devoirs avec une IA, que les élèves traitent en retour avec une IA.

Cela me rappelle la blague sur les avocats américains : « Si une ville est trop petite pour faire vivre un avocat, elle est certainement assez grosse pour en faire vivre deux. »

Il est encore temps de briser le cercle. L’inflation du traitement de données avait déjà commencé avec le Big data. On nous a répété que la donnée était le « nouvel or » de l’économie numérique ? Soit. De nombreuses boîtes ce sont alors mise à traiter et stocker des données au cas où, pour les valoriser plus tard. Sans rien en faire évidemment, voilà un gigantesque gâchis de stockage et de puissance de calcul.

Du cloud à l’IA en passant par le Big data, nous sommes dans un système qui s’autoalimente et génère ses propres besoins. Au point que Microsoft en vient à financer la remise en l’état de la centrale nucléaire de Three Miles Island (oui, celle de l’incident de 1979) pour alimenter ses data centers en électricité.

Comme disait Marc Andreessen, cofondateur de Netscape, « le logiciel mange le monde [physique] », c’est maintenant au tour des IA de se régaler, écrasant l’humanité non pas sous la supériorité de leur intelligence illusoire, mais sous les processus, un des points faibles de nos sociétés qui aspirent toujours à un moment ou un autre au contrôle.

L’essor de l’IA repose sur une montagne de bullshit, de la merde numérique qui engorge nos systèmes.

L’IA, notre cercle d’amis ?

Sur le même thème, je vous laisse découvrir la dernière idée de génie, SocialAI le réseau social qui vous débarrasse des humains

On a testé SocialAI, le réseau social sans êtres humains
Peuplée de bots dopés à l’IA, l’application, sortie le 17 septembre, promet à l’utilisateur d’être « le personnage principal de son propre réseau social d’IA privé ».

Vous trouver que l’ambiance sur Twitter est malsaine ? Trop de bots ? La solution ? Virons les humains et créons notre propre bulle personnalisée. J’ai au départ pensé que l’idée était stupide, mais après avoir lu un article de Canard PC qui trouvait l’idée rafraîchissante, je me suis demandé si c’était vraiment pire que les réseaux sociaux, qui soumettent leurs utilisateurs à la pression sociale, aux contenus toxiques et au harcèlement.

En tout cas, nous ne sommes pas loin de pouvoir vivre dans une sorte de Truman Show personnalisé en ligne.

Domination

J’ai évoqué de domination des sociétés de la tech, la domination du secteur technologique, qui a de rares exceptions, signifie la domination Étas-Uniennes.

Un ami soulignait l’évolution des PIB (Produit Intérieur Brut) par habitant entre les États-Unis et la France.

Après les réajustements de l’après-Seconde Guerre mondiale, nos PIB évoluaient de façon similaire avec de courtes périodes de décrochage en 1980 et 2000, compensée ensuite. Puis à partir de 2007 on voit une nette divergence durable et le PIB français décroche par rapport à celui des États-Unis. « Depuis Sarkozy », me dit mon ami. C’est vrai, mais c’est aussi la période où les États-Unis se sont mis à recours massif à la dette par la financiarisation de l’économie. Cette dette a coïncidé avec le deuxième âge d’or des startups de l'économie numérique qui a bénéficié de cet argent abondant, capitalisant sur deux ruptures majeures : l’arrivée du cloud et des smartphones. 2006, naissance du cloud computing avec la création d’Amazon Web Services (AWS) et 2007, arrivé de l’iPhone d’Apple. C’est à ce moment-là que l’Europe a décroché. Nous avons perdu l’accès aux couches basses de l’informatique, désormais contrôlé par à un oligopole d’acteurs, Apple, Amazon, Microsoft et Google, qui extraient depuis une valeur considérable.

Nous produisions des téléphones en France par le passé, mais c’est le moment où nous avons décroché (ah ah) et sommes devenus totalement dépendants. Le mouvement s’est amplifié avec le cloud, la concentration massive des infrastructures américaines, basées sur des coûts d’usage, de matériel et de logiciel. Le monde est devenu locataire de son outil de travail et perd la bataille de cette nouvelle forme de capitalisme numérique.

C’est ce que Yánis Varoufákis, l’ancien ministre des Finances du gouvernement socialiste d’Aléxis Tsípras en Grèce, a baptisé le cloudalisme, un nouveau stade du capitalisme qui conduit à la féodalisation du monde.

Instagram, Facebook, Amazon… : l’économiste Yánis Varoufákis sonne la charge contre le “techno-féodalisme”
Tous asservis par les géants du numérique, nouveaux seigneurs du XXIᵉ siècle pour qui nous travaillons gratuitement via leurs plateformes déconnectées de l’économie réelle : c’est la thèse de l’économiste grec dans “Les Nouveaux Serfs de l’économie”.

Alors, est-ce que le tableau est si noir ? Est-ce que tout est perdu ?

Vous commencez à connaître mes chevaux de bataille – à défaut de cheveux en bataille. Je suis persuadé que l’on n’échappera pas à la nécessaire reconstruction de notre économie numérique depuis sa base, ses services fondamentaux, pour se réapproprier les infrastructures et les réseaux, maîtriser les systèmes d’exploitation et les couches logicielles basses. Vouloir bâtir des licornes, des sociétés valorisées en dépit de notre dépendance actuelle, nous construisons nos châteaux sur du sable. C’est de la poudre aux yeux politique, de la poudre de perlimpinpin. Le développement de la French Tech tel qu’il est conçu aujourd’hui est une illusion satisfaisante, mais qui ne fait en réalité qu’accentuer la féodalisation de notre économie numérique. Attirer les centres IA des sociétés américaines, c’est jouer le jeu de la Silicon Valley 2.0, selon les mots de Tariq Krim, un jeu dans lequel, à grand renfort de subventions publiques, les compétences et la valeur sont captées sur notre propre sol par ces mêmes sociétés américaines.

🟢 La France laboratoire de la Silicon Valley 2.0
🐤Billet tiré de ce thread twitter. Nous sommes en train de voir l’émergence d’une Silicon Valley 2.0. La Silicon Valley 1.0 s’appuyait sur la meilleure arme dont disposent les États-Unis, le visa H-1B. J’ai travaillé dans la Silicon Valley dans les années 90. La première

Rien n’est encore définitivement joué, mais il nous faut redescendre sur Terre et accepter de regarder en face la réalité, admettre que nous avons perdu de trop nombreuses batailles et nous mettre au travail en reprenant la construction d’un secteur numérique depuis la base.

Peut-on compter sur notre classe politique pour ça ? J’en doute, ce mouvement exige une vision de long terme, bien au-delà de l’horizon électoral qui obsède les politiques. C’est à nous, citoyens, entreprises, d’agir et de nous prendre en main en faisant les bons choix d’investissements, de développement et de consommation. Nous avons des compétences adaptées et un secteur logiciel dynamique, en particulier autour des logiciels libres. Ça va faire mal au début, mais c’est une étape nécessaire pour prendre part au futur et combler un retard qui ne pourra sinon que s’accroître.


La dose de Flow

Musique

Le groupe Linkin Park est de retour, poussé par un Mike Shinoda toujours aussi charismatique et brillant, et boosté par l’arrivée d’une chanteuse, Emily Armstrong, qui réussit à prendre la suite de Chester Bennington. Après le suicide du leader et sept ans d’absence, le groupe revient avec une énergie qui fait plaisir à voir et à entendre.

Voici le concert privé dans lequel ils ont présenté Emily Armstrong et annoncé un nouvel album, From Zero, un titre qui marque le point de départ d'une nouvelle ère.

À suivre

La phase de correction d’un roman n’est pas facile et le risque d’enlisement existe. Je ne me contente pas de corriger la forme, mais modifie aussi quelques éléments de fond, pour clarifier le texte, et fluidifier le rythme. Je pense avoir passé mon premier point de blocage et j’espère désormais avancer plus vite.

En attendant, j’espère que vous appréciez mes analyses. Je vous souhaite une merveilleuse semaine ! 

-- mikl 🙏