La décennie 2020 avait commencé de façon étrange, par un réveillon du Nouvel An inhabituel et cocasse. Minuit, embrassades, au loin la tour Eiffel scintillait. Les lumières de la ville exerçaient leur irresistible attraction. Le petit groupe de convives était alors sorti sur la terrasse pour trinquer face à la vieille dame de fer. Pour se dégriser à l’air frais.
Simon était encore une fois en retrait, dernier à rejoindre ses amis qui riaient dehors. Il referma discrètement la porte pour garder la chaleur du salon. Un cri horrifié arrêta brusquement toutes les conversations. La baie vitrée ne s’ouvrait pas de l’extérieur. Il était 00h05. Une petite quinzaine de personnes se retrouvaient piégées.
Simon était un habitué des maladresses. Il se vivait pataud, se faisait toujours discret, dans l’espoir qu’on l’oublie. Cette fois, c’était raté. Ils étaient tous bloqués là, enfermés à l’extérieur, isolés et seuls au milieu de la ville en fête. Des naufragés du Premier de l’an, bientôt menacés par le froid.
Tous les convives avaient pris la mesure du problème et s’agitaient de manière plus ou moins efficace. Finalement, pyramide humaine, escalade, passage en équilibre sur une corniche et force brute permirent au maitre des lieux de rejoindre une fenêtre restée ouverte. Problème résolu. Tout le monde avait déjà repris du champagne. La bonne humeur était revenue, même si, assurément, on se rappellerait de 2020 pour cette anecdote.
La vie avait ensuite suivi son cours. Ses congés terminés, il avait repris son travail de community manager dans sa startup parisienne. Pourtant, Simon ne parvenait pas à oublier l’incident. Depuis lors, le monde lui semblait bizarre. Il avait l’impression d’avoir ouvert la porte d’une autre dimension. Son regard sur le monde avait changé, mais sans élément concret, il chassait cette sensation saugrenue, la minimisait afin de l’isoler dans un recoin de son esprit. La suite des événements confirma cependant que la société lui était devenu étrangère.
Simon aimait son boulot dans les technologies. La « Tech » comme on disait en bombant le torse dans le quartier des startups, le 10e, à Paris. Lui gérait les relations avec les utilisateurs de leur application mobile. Sa boite coordonnait la livraison de colis en point relais. Il n’était pas développeur, mais il baignait dans ce milieu jeune et favorisé des entreprises innovantes de la supply chain. Sa position lui donnait un poste d’observateur privilégié du secteur. Apparemment, cela faisait rêver, car en soirée, on lui posait nombre de questions sur le milieu des startups. Une fascination populaire, proche du mythe. On prenait les startupers pour des précurseurs, des aventuriers même. Peut-être que ses rencontres soignaient-elles juste leur réseau, au cas où il toucherait le jackpot. Il taisait la réalité. En cas de revente, seuls les fondateurs s’enrichiraient, mais il préférait leur laisser ces illusions et conserver son aura.
Son boulot était né avec la décennie 2010 et l’avènement de l’informatique mobile. Une époque de pionniers, un nouvel eldorado et une plate-forme de rêve pour le développement d’une autre forme de sociabilité, au travers des réseaux sociaux et des applications de rencontre. Au départ, ces applications avaient permis de retrouver des amis perdus de vue. Petit à petit, elles étaient devenues une béquille, un moyen de conserver le contact avec des amis proches sans avoir à bouger de chez soi. Les réseaux sociaux s’étaient imposés comme un substitut à la rencontre physique. Appels vidéo, jeux en ligne, messageries, autant de canaux de communication qui semblaient maintenant si naturels.
Simon servait modestement cette évolution en publiant des contenus amusants et des réponses amicales et spirituelles aux utilisateurs qui mentionnaient en ligne @Deleev, sa société.
Il souffrait de l’agressivité sur Internet. Cachés derrière un pseudo, les utilisateurs perdaient parfois leur décence, leur éducation. Il était partagé entre le soulagement de ne pas avoir affaire à ces gens « dans la vraie vie », même s’il savait qu’il en croisait certainement chaque jour dans le métro. Il était de cette génération qui aimait la polémique en ligne, alors il s’efforçait de faire la part des choses, se répétait que rien de tout cela n’était personnel. Un show permanent, rythmé par l’intervention de militants disciplinés et de bots. Difficile de savoir qui était sincère et même en définitive qui était humain sur les réseaux.
Simon n’avait pas vu venir l’étape d’après, pourtant si claire, si évidente, certainement inévitable. Ce qui était tabou quelques années plus tôt devenait soudainement une nécessité. Les événements de 2020 avaient accéléré la transition.
Le déclencheur avait été le confinement du printemps. Une pandémie s’était répandue dans le monde. Sur le papier rien d’impressionnant, contagiosité, mortalité, pas vraiment de quoi paniquer. Pourtant à y regarder de près, la maladie respiratoire qui se répandait demandait une réaction radicale pour être enrayée. Trop mortelle pour être ignorée, il fallait un effort collectif pour l’endiguer.
Les mesures de confinement avaient pris la population de court. Lorsque le Président de la République avait annoncé que la France entière devrait rester assignée à domicile pendant une longue période, avec des conditions strictes de sortie, Simon et beaucoup d’autres sont passés de l’incrédulité à la sidération.
Le lendemain, alors qu’il récupérait ses affaires au bureau pour pouvoir travailler à domicile, des familles chargeaient leur coffre de voiture, vélos, glacière, valises, vêtements légers. Une partie de la population avait choisi de déserter Paris. Pas par peur, non. Juste une façon de saisir cette chance de transformer une épreuve collective en un plaisir personnel. Tant qu’à se confiné, alors autant avoir la belle vie et profiter de la campagne. Ce serait comme de longues vacances.
Pourtant, dans Paris, toute la vie n’avait pas complètement disparu. Les miséreux étaient les seuls à rester dans les rues. Ils croisaient ceux qui partaient au travail, ceux qui ne pouvaient pas télétravailler. Pour le reste, les gens s’organisaient, optimisaient leurs petits logements, les arrangeaient comme un nid, leur cocon. C’étaient aussi de nouvelles règles de vie commune à réinventer, en couple ou avec ses enfants. La sociabilité physique se resserrait sur un noyau dur. Les relations était pour l’essentiel dématérialisées, réduites aux messageries électroniques, vidéoconférences et réseaux sociaux. La société était fracturée par la distance et le statut social. Simon se sentait isolé au milieu de la foule, encore une fois.
Il avait su tirer bénéfice du confinement. Plus besoin de sociabiliser, fini les obligations qu’on s’imposait par politesse et bienséance rétrograde. En ligne, tout était plus direct, plus brut, plus efficace.
Les semaines passaient, s’étiraient en longs mois, mais tout compte fait, Simon se plaisait dans sa bulle.
Le confinement avait été une chose simple à décréter dans l’urgence. Un seul mot d’ordre à appliquer. Rester chez soi. En sortir, remettre le pays en marche était autrement plus délicat. Comment faire repartir l’économie, rouvrir les commerces, les écoles, les entreprises sans risquer de faire repartir la propagation de la maladie ?
La méthode classique pour contenir le virus s’appuyait sur l’humain et le bon sens : garder les autres à distance. Pour le reste, il suffisait de laisser des enquêteurs trouver les malades, remonter les chaines de contamination, et isoler pour quelques semaines les porteurs du virus. Mais cette ère des réseaux sociaux était aussi de l’ère du soupçon. L’élément humain faisait peur, surtout piloté par l’État. Conflit d’intérêts, arbitraire, favoritisme, tout était bon pour justifier la défiance. Alors, à une époque où des couples se séparaient par SMS, ou des sociétés licenciaient par vidéoconférence, la technologie devenait un média commode. La technologie pouvait appliquer une règle mécaniquement, sans laisser de place à la discussion. L’humain adore se planquer derrière la machine. Il y a une forme d’abdication, mais aussi certainement une forme d’abandon et d’insouciance.
La technologie se devait de venir à notre rescousse. Sur nos téléphones, chacun disposait d’une application pour gérer tous les aspects de sa vie. Trouver son chemin, communiquer avec ses amis, lire les infos. Notre téléphone était notre assistant, plus que cela, notre interface avec le monde. Alors, il était presque naturel de croire que ce serait notre planche de salut. Une application allait pouvoir tout résoudre. Le problème principal était de retrouver qui avait contaminé qui lorsque la maladie se déclarait. Impossible de se souvenir de tout le monde, encore moins de connaitre toutes les personnes que l’on avait croisées. Notre assistant allait pouvoir nous aider si on lui confiait la tâche de découvrir et de garder la trace de toutes nos interactions.
Quelques développeurs s’y étaient collés. Un serveur, quelques milliers de lignes de code. Cela ne devait pas être bien compliqué. Sur le papier le problème semblait simple.
Un mois après, une application était prête. Un premier prototype pour être exact. Mais nécessité impérieuse, sauvegarde de l’économie, croyance aveugle dans la technologie, il fallait se lancer et sortir cette application, pour toute la population française. On corrigerait le tir par la suite. Et puis, qu’est-ce qui pourrait mal se passer ? Après tout, si on pouvait décrire l’algorithme, simple, basique, alors le coder était une formalité.
En informatique, un bon code ne se reconnaissait pas à sa façon de traiter les cas standards. Cette première étape revêtait une certaine complexité, mais un développeur moyen s’en sortait toujours. En revanche, le vrai challenge venait de la gestion des erreurs, des cas que l’on n’avait pas prévu, de l’erreur qui se propageait insidieusement pour faire dérailler le système. Or, ces cas-là se découvrent avec le temps et avec les tests.
Or, le gouvernement était pressé. L’application fonctionnait très bien en laboratoire. Les testeurs l’avaient validé. Ils s’étaient réunis dans une petite pièce. Le logiciel détectait bien les contacts que l’on croisait. On les gardait bien en mémoire. On les partageait avec le serveur. Lorsqu’une personne était malade, elle pouvait le signaler pour notifier les personnes croisées, qui pourraient alors également passer un test.
L’application avait alors été lancée directement. Au début, l’usage n’a pas pris. Les utilisateurs étaient sceptiques. Rendre l’application obligatoire était difficilement acceptable, alors ses promoteurs ont mené une campagne de culpabilisation. Refuser d’installer l’application était une attaque sur le système de santé, un symbole politique. La réticence était censée être le fruit du travail des « gauchistes du web ». La manœuvre n’avait pas été très incitative, alors, pour clore le tout, les utilisateurs de l’application se voyaient accorder une priorité d’accès aux soins. L’usage avait alors immédiatement explosé.
40 millions de smartphones étaient alors utilisés en France. En deux jours, 33 millions d’appareils avaient téléchargé l’application. L’urgence avait conduit à rogner sur les tests de charge. Face à un tel usage, les serveurs ne pouvaient que s’écrouler sous les demandes des utilisateurs. Après plusieurs semaines de cafouillage, les équipes techniques avaient augmenté la capacité et des fonctionnalités avaient été désactivées pour diminuer la pression sur l’infrastructure.
C’était à ce moment-là que le deuxième problème majeur était survenu. Dans une ville extrêmement dense comme Paris, dans la rue, dans les transports, le système ne fonctionnait pas comme prévu. L’application captait des contacts parasites, elle en ratait d’autres. Un volume colossal de contacts avait été remonté aux serveurs, bien supérieur au réel risque de propagation du virus. Cette tempête avait fait dérailler le processus de test. Il était devenu impossible de tester tous les contacts de premier niveau dans le temps imparti. Dès lors, les contacts de deuxième niveau restaient à risque et continuaient à propager le virus sans le savoir. Non seulement l’application n’avait donc pas aidé à contenir la propagation du virus, mais en engorgeant le système de tests, elle avait accentué la pression sur le système de santé.
Politiquement, il fallait sauver la face. L’application avait été développée, soutenue par le gouvernement. Certains hommes politiques avaient joué leur carrière sur le succès de ce logiciel. Il fallait justifier l’effort, donner une seconde vie à l’application. On ne saura certainement jamais qui avait eu cette formidable idée : puisque l’application traçait les contacts et que les malades devaient rester en quarantaine, elle pouvait aider à rendre cette quarantaine acceptable. Enfermer les malades aurait entrainé un risque politique trop grand. Les développeurs avaient alors modifié l’application pour permettre aux malades de sortir et se déplacer librement. En revanche, ils devaient utiliser l’application pour se signaler. Les autres smartphones recevaient alors une alerte alertant de la proximité d’un malade. En cas d’affluence, pour repérer le malade, une petite sonnerie le mettait en évidence pour qu’il soit plus simple de l’éviter. C’étaient comme mettre une petite cloche autour du cou d’un pestiféré : « Attention danger, malade en vue. »
L’application vous empêchait également de prendre les transports en commun, en bloquant les portillons du métro, car les transports en commun restaient le principal vecteur de contamination.
Simon avait vécu le confinement au ralenti. Il avait repris ses sorties dès le déconfinement, mais en se limitant aux contacts strictement nécessaires. Toujours épuisé, il ne voyait plus l’intérêt de voir ses amis. Il continuait à se cacher derrière les mesures de « distanciation sociale ». Il préférait regarder des séries télés jusqu’au bout de la nuit, lorsqu’il n’était pas exténué et choisissait au contraire de se coucher tôt.
C’était à ce moment-là que Simon avait contracté le virus. Alors qu’il y avait pu résister jusque-là, il avait dû installer la fameuse application pour être autorisé à sortir. Les gens le regardaient de travers dans la rue. Ils changeaient de trottoir. Ils l’évitaient. C’était presque agréable, presque confortable.
Simon avait passé deux semaines à n’avoir aucun contact réel, à flotter dans un monde déshumanisé, voué à le tenir à distance. Il était ostracisé, rejeté, vivait sous cloche, mais il se sentait rassuré, protégé.
Une étape psychologique était franchie. Par le passé, il avait déjà installé des applications pour parler avec ses amis, échanger, faire des rencontres. Petit à petit, ces applications étaient devenues des substituts aux relations « dans la vrai vie ». IRL, comme on dit entre geeks. In Real Life.
Dans ce Nouveau Monde, les applications étaient maintenant là pour compter, quantifier, pister nos interactions physiques. Avec les outils numériques, les rencontres réelles étaient optionnelles. Aujourd’hui, les rendez-vous étaient vus comme néfastes ; l’application qui scrutait nos contacts nous le rappelait constamment. Tout le monde pouvait être malade, à un moment ou un autre. Pourquoi prendre le moindre risque de croiser quelqu’un, quand on pouvait lui parler en ligne ?
Avec le confinement, notre cerveau avait été éduqué à penser que l’extérieur était dangereux. Une application nous aidait désormais à assimiler le fait que l’autre aussi était une menace potentielle.
Même après sa guérison, Simon vivait toujours sous cloche. Parfois, sortir était inévitable, mais il avait trouvé un moyen de rester isolé. Il avait déniché un petit programme sur internet qui diffusait en permanence un signal de maladie. La terre entière continuait de l’éviter. Il ne se souvenait même plus de ses derniers contacts humains. Il vivait seul au milieu de la foule, éternel indésirable, protégé des autres par sa bulle numérique.
Cette nouvelle a été écrite dans le cadre d’une réflexion sur l’influence des logiciels sur notre façon de voir et de penser le monde. Plus spécifiquement, je me préoccupais alors de savoir ce que l’application gouvernementale « StopCovid » disait de notre rapport à la souveraineté numérique. À lire également mes deux essais sur le sujet :