StopCovid : Un transhumanisme qui s’ignore ?

StopCovid : Un transhumanisme qui s’ignore ?


Tech   •   05 mai 2020

Résumé des épisodes précédents

Pour lire cette section, imaginez un texte jaune défilant sur un fond étoilé, au son d’une musique martiale.

Notre planète est en grande partie paralysée par une pandémie. La priorité de toutes les organisations et de tous les gouvernements : trouver une solution pour déconfiner les populations en limitant la propagation du virus.

La technique la plus éprouvée est l’isolement des personnes qui ont contracté la maladie, le Covid-19, et de tous ceux qui ont été en contact avec elles. Traditionnellement, les services médicaux s’appuient sur des enquêteurs qui remontent les chaines de contamination, identifient les clusters et délimitent des frontières pour l’isolement des personnes malades ou susceptibles de l’être.

Ce travail de terrain, de fourmi, devrait mobiliser une brigade de 30 000 enquêteurs pour l’ensemble de la France, selon les experts. (Oui, je sais, dis comme ça, « brigade d’enquêteurs », cela m’arrache aussi la langue.)

Pour répondre à cet enjeu de traçabilité de l’infection, la lumière pourrait-elle venir d’une assistance technologique  ?

Fin du générique

Principes généraux des applications de contact tracking, type StopCovid

Pour schématiser, le principe d’une application mobile « StopCovid » repose sur l’enregistrement des contacts entre deux téléphones dès lors que les critères prédéfinis de force du signal et de durée de la proximité sont réunis. Les deux appareils échangent un identifiant anonyme qui leur permet de garder le contact en mémoire.

Lorsqu’une personne est diagnostiquée malade du Covid, elle publie dans une base de données centralisée des malades la liste de ses identifiants anonymes sur la période d’incubation et de maladie afin de faire le lien avec les identifiants qui ont enregistré le contact potentiellement contaminant. Les personnes concernées peuvent vérifier si elles ont eu un contact avec cette personne, obtenir elles-mêmes un test et/ou se mettre en quarantaine.

Comme vous l’avez peut-être remarqué, le débat autour de cette application est très animé, avec un fort clivage entre ceux qui rejettent le principe d’une telle application et ceux qui le défendent au nom du pragmatisme.

Face à une telle agitation, il est souvent bénéfique de prendre une autre approche pour essayer de voir le problème différemment.

Un projet de traçabilité des contacts n’est-il pas, par nature, transhumaniste ?

« Le transhumanisme est un mouvement culturel, intellectuel et international prônant l’usage des sciences et des techniques afin d’améliorer la condition humaine notamment par l’augmentation des capacités physiques et mentales des êtres humains », nous apprend Wikipedia.

Même si cela n’apparait pas de manière évidente, l’application StopCovid n’est-elle pas fondamentalement un projet transhumaniste ?

En utilisant cette application, vous serez incontestablement un humain à la mémoire augmentée, celle de rencontres dont vous n’avez même pas conscience : cet homme dans le métro, que vous avez frôlé alors que vous étiez concentré sur la lecture de votre Flow, cet adolescent en skate qui vous a obligé à détourner légèrement votre trajectoire pour l’éviter. Aucun enquêteur, même le plus efficace, ne saurait extraire ces souvenirs inconscients et encore moins identifier ces personnes avec une telle exhaustivité.

La finalité de protection collective de la santé est un autre facteur de transhumanisme. Les applications tournées vers l’amélioration de la santé font déjà partie de notre quotidien : elles mesurent avec constance notre poids, notre activité, notre sommeil, notre respiration, notre rythme cardiaque… Mais aucune n’est fondée sur la dimension collective de la santé, une dimension pourtant fondamentale de la santé humaine, que le COVID 19 nous a brutalement rappelée.

Nul besoin que cette application soit implantée dans une puce logée sous la peau pour confirmer son caractère transhumaniste ! Le fait qu’elle tourne sur un téléphone portable n’en change pas la nature. Le téléphone est utilisé comme moteur d’exécution, car c’est le plus petit ordinateur largement disponible capable de faire tourner une telle application. Elle pourrait intégrer un bracelet connecté. Il est même envisagé des appareils dédiés à porter sur soi de type bracelet électronique. En France, Withings, fabricant d’objets connectés participe au projet StopCovid.

Idéalement, pour être le plus efficace possible, cette application de contact tracking pourrait tourner directement sur le corps, sous la peau, en utilisant une technologie plus adaptée que le bluetooth. Elle permettrait d’être certain que des humains ont eu un contact rapproché, pas seulement leurs téléphones.

Aujourd’hui, il est question de tracer les contacts pour remonter les chaines de contamination a posteriori. Demain, pourquoi ne pas laisser l’application nous prévenir lorsque nous croisons une personne malade ? Ce serait possible techniquement sur le même fondement. Le débat devient éthique, et pose ouvertement la question du rapport des humains à la technologie.

Dans une de mes récentes nouvelles, « La faille », j’explorais le transhumanisme et ses failles. Dans un tel projet technologique de masse, l’essentiel n’est pas de savoir ce qui peut marcher, mais ce qui peut mal tourner. À grande échelle, un déploiement qui déraille peut devenir un cauchemar. La science-fiction est là pour nous le rappeler.

Les failles

Si l’on reconnait que l’application StopCovid est le premier projet transhumaniste de masse, il faut avoir conscience que les principales failles sont humaines et non technologiques.

Le principal prérequis est spécifiquement sociétal : ce projet repose d’abord sur la confiance.

En premier lieu, les citoyens doivent partager l’objectif de protection collective de la santé et avoir confiance dans le fait qu’aucune des parties prenantes au projet ne détournera l’application de son but initial.

La confiance est en effet indispensable pour convaincre au moins 60 % de la population de se servir de cette application, cette proportion étant une condition de son opérationnalité.

Le système de traçabilité doit ensuite avoir démontré sa fiabilité : il ne doit manquer aucun contact sous peine d’omettre des branches dans la chaine de contamination, mais il ne doit pas conserver trop d’identifiants parasites qui entraineraient l’isolement inutile d’individus. Au moindre doute dans la fiabilité des alertes présentées, l’application devient inopérante, car elle ne peut plus servir de fondement à la décision d’isolement des individus en risque.

La confiance dans les algorithmes utilisés ne suffit pas. Les utilisateurs doivent également avoir confiance dans la capacité du système de santé de tester les populations à grande échelle. En effet, pour remonter de manière fiable une chaine de contamination en prenant en compte une période d’incubation de la maladie et de multiples contacts durant cette période, il faut être capable de tester tous les contacts d’un individu malade, et en cas de test positif sur l’un d’eux, de tester tous les siens, et ainsi de suite jusqu’à l’extinction de la chaine.

Cette condition de la confiance partagée est à mon sens première et constitue l’enjeu principal de ce projet. Un projet transhumaniste à cette échelle suscite nécessairement des doutes et des résistances. Comme l’ont montré des projets moins stratégiques et ambitieux, comme l’installation de nouveaux compteurs électriques connectés, la résistance dans certains cas, se transformera en activisme, c’est-à-dire dans l’exploitation de toutes les failles du système pour le prendre en défaut.

C’est à ce niveau que peuvent se situer les failles technologiques, et elles sont potentiellement nombreuses.

Il peut s’agir de failles sur la partie serveur de l’application, c’est-à-dire les ordinateurs centraux qui sont nécessaires pour stocker la liste des identifiants anonymes des personnes qui se déclarent contaminées. Il est vital, pour la protection de la vie privée de chacun, d’assurer une sécurité stricte de ces serveurs, et sans rentrer ici dans les détails techniques, l’enjeu est de taille.

Il peut également s’agir de failles sur la partie dite « client » de l’application, c’est-à-dire le programme embarqué sur votre smartphone. Par nature, l’application StopCovid aura pour objet de transmettre à d’autres smartphones voisins et au serveur central un nombre considérable de données, ce qui porte en risque la saturation du système, le blocage ou le dysfonctionnement de l’application.

Enfin, il faut envisager des failles possibles dans le process, qui pourraient être renforcées par un activisme d’opposant. Ainsi, si une personne se déclare malade alors qu’elle ne l’est pas, et engendre en chaine des tests inutiles et/ou des décisions d’isolement non justifiées, l’application n’atteindra pas l’objectif de protection collective de la santé. La technologie ne peut donc pas tout : il est nécessaire de prévoir, à plusieurs niveaux du process, une validation médicale. Sans validation médicale, une telle faille pourrait vite engorger le système de test.

Conclusion

L’application StopCovid se résume pour moi à une seule question Est-on prêt aujourd’hui à déployer massivement et dans l’urgence un projet transhumaniste ?

Je n’ai pas abordé les questions éthiques autour d’un tel projet. À chacun de décider s’il pense souhaitable de franchir ce pas vers l’humain augmenté.

Toutefois, en tout état de cause, l’application StopCovid n’est pas un projet d’application mobile comme un autre. En prenant le projet sous cet angle transhumaniste, sa nature et ses enjeux apparaissent plus clairement.

Au final, s’il y a de bonnes raisons philosophiques de s’opposer au projet, la principale raison de prendre son temps est celle du professionnalisme. Quiconque a déjà mené un projet informatique d’ampleur sait qu’il est utopique de penser qu'il puisse être développé, testé, validé en un mois, pour une sortie au 11 mai, début juin ou même avant l’été. On a reproché un manque de rigueur scientifique dans les tests sur la l’hydrochloroquine. Lancer un projet StopCovid en urgence est une erreur du même ordre. Bruler les étapes, c’est hypothéquer la confiance des citoyens qui est indispensable à son succès. Il faut accepter que gagner la confiance dans un tel projet prenne du temps et nécessite au préalable de démontrer sa fiabilité et son utilité.

Est-ce à dire qu’il ne faut pas développer un tel outil ?

Je pense au contraire qu’il est indispensable de s’engager résolument dans la construction d’un outil ambitieux et fiable de mesure de l’exposition à un risque. Je développerais dans un autre post de blog ma conception des enjeux technologiques et géopolitiques sous-tendus par le projet.

Il faut accepter que les conditions ne soient pas réunies pour réussir en 2020 un tel projet, mais dès maintenant, il faut construire et expérimenter sans relâche, pour nous aider dans la suite de la gestion de cette pandémie — ou la suivante — ou peut-être pour faire face à un autre défi que nous ne connaissons pas encore.


Lire la partie 2: StopCovid: Un faux symbole de souveraineté technologique

Une de mes nouvelles explore l’impact des applications comme StopCovid sur la perception du monde par ses utilisateurs. À lire aussi: Derniers Contacts.