Jetlag


Poétique   •   25 avril 2020

En quittant l’aéroport, je saute dans un taxi jaune. Il empeste la clope. Les sièges fatigués, le skaï couleur cendre, tout m’écœure. Le chauffeur me parle, mais je ne capte rien de son accent Indo-New-Yorkais.

Ce doit être le jetlag.

Rien de glamour. Pourtant, j’ai appris à aimer cet entre-deux, entre l’aéroport et la destination. Je suis épuisé, mais je savoure ce qui vient après. Déjà parti, pas encore arrivé. Le corps se relâche.

Le souffle chaud de la ville entre par la vitre avant. Elle ne ferme plus. L’air est iodé. New York, ville cité, mégalopole qui sent la mer ? Voyager, c’est vivre dans une hallucination.

Le paysage industriel défile. Dans le souffle barbare de la ville, je perçois la vibration des hommes, l’énergie de la fourmilière. Je renais.

Manhattan, 23e rue. Le taxi s’arrête devant l’hôtel Chelsea. Le bâtiment est imposant, l’entrée discrète. Coincé entre une boutique de guitares vintage et un vendeur de donuts, tout est resté dans son jus. Je franchis la porte pour remonter le temps. Un vieux résident squatte l’accueil, avec sa veste rose et son chihuahua hébété dans les bras. L’ascenseur, d’une lenteur exaspérante, ressemble à un monte-charge. Les couloirs sont crasseux. Avec une clé, à l’ancienne, j’ouvre la porte de ma chambre. Elle coince dans le chambranle. Impossible d’accrocher la chaîne de sécurité. Dans la minuscule salle de bain, je laisse couler l’eau. Un tremblement sourd remonte des canalisations. Le liquide qui en sort est ocre, chargé de rouille. Il tourne dans l’évier, lentement se purifie.

Avant moi, d’autres artistes se sont perdus dans ce lieu, puis, parfois, retrouvés. Mes compagnons de route. Comme si séjourner ici me faisait rejoindre leur Panthéon. Ils défilent dans une longue procession. Jack Kerouac, Arthur Miller, Leonard Cohen, Jimi Hendrix.

Je m’écroule sur le lit. C’est drôle, je n’imagine pas la plénitude depuis mon canapé. Exister est synonyme d’ailleurs. C’est un élan de vie, une impulsion. Tout vient de l’énergie.

Je m’abandonne à une force qui m’entraine dans une autre dimension, peuplée de fantômes, de créatures mythologiques. J’absorbe la puissance du lieu, des êtres qui l’habitent. Cannibalisme spirituel. Je me repais d’eux.

Est-ce une quête ? Une fuite ?

Shoot d’adrénaline. Mon cœur bat dans mes tempes. Vivre fort. Mon âme électrise mon corps. Je me lève pour suivre mon instinct.

En partant, j’ai laissé derrière moi ma part d’ombre, mais elle me rattrapera. Dans cette parenthèse, j’ai de l’avance sur mes démons.

Je repasse la porte de l’hôtel.

Je vais me nourrir du sang de la ville.



Ce texte a été partagé avec les abonnés à ma lettre hebdo dans le Flow #10.

Voici également une lecture de ce texte, dans une version légèrement adaptée :

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