L'équilibre du monde


Poétique   •   22 mai 2021

« L’équilibre est une construction mentale. C’est la capacité à se mouvoir dans l’espace en alignant des forces. La force qui nous maintient sur un objet. Le sol, une poutre, un câble. La gravité aussi, dont le vecteur dépend de la position de notre corps dans l’espace. Enfin, il y a le mouvement, parfois imperceptible, un simple déplacement, une variable d’ajustement qui nous permet de compenser les petites différences que nous percevons entre ces vecteurs opposés.

L'équilibre, tu vois, il n’y a rien de plus simple finalement. C’est écouter sa conscience de la physique du monde. C’est s’autoriser à faire corps avec le fonctionnement de l’univers. Une règle simple, rassurante en quelque sorte, un des rares moments où l’on comprend les règles du jeu, ... non, où on les ressent jusqu’au tréfonds de son être. »

Assis au bord de la corniche, les yeux fermés, l’homme respirait avec calme. Il ne cherchait pas à maitriser son souffle. Il le laissait être. C’était sa manière, déjà, d’écouter le monde. Inspirer, expirer, avec un rythme si lent qu’il en était un défi à la folie de la ville en bas.

« Ramener l’esprit au présent. Ne pas diverger. » Il n’avait jamais compris comment cette injonction pouvait lui être utile. Il n’essayait même pas de l’intérioriser.

Il fallait juste ne rien faire. Ne penser à rien. Être dans le vide, exister dans le néant.

En s’engouffrant entre les deux buildings, le vent agitait doucement le câble, dans un lent murmure grave, une oscillation invisible. Puis, la brise s’était calmé, dans sa tête, dans son esprit en tout cas. Le temps était suspendu. Il ne restait que la clameur de la rue, le bruit de la circulation. Philippe ne l’entendait pas. Le silence n’existe que dans la tête à New York.

Pourquoi est-ce qu’il était là ? Pour la gloire ? Pour le défi ? Plutôt pour un rendez-vous avec lui-même, à Manhattan. « Retrouve-moi sur les tours jumelles au lever du soleil. », s’était-il dit.

Et le voilà, goutant à la fraicheur de ce matin d’août, avant, bien avant que le soleil ne devienne écrasant.

Ces tours étaient devenues son obsession. Depuis le début de la construction, Philippe avait été fasciné par leur image. Des tours jumelles, une parfaite symétrie, elles-mêmes un symbole d’équilibre, de la balance auquel il croyait dans le monde.

Philippe s’était maitenant levé. Au bord d’un aplomb de 417 mètres, Philippe regardait le câble d’acier sans le voir. Il avait oublié les 61 mètres qu’il devait parcourir. Il les connaissait déjà intimement. C’était juste un câble, le même qu’il avait utilisé pour s’entrainer. Chaque mètre, chaque centimètre était identique au précédent. C’était lui, Philippe, qui était différent, à chaque pas.

Soudain, il s’élança pour cette valse rectiligne avec lui-même. Un pied en avant, puis un autre. La terre tournait sur elle-même, puis autour du soleil, mais il sentait le monde pivoter autour de lui. Il était le seul point fixe dans tout l’espace, le point d’équilibre de l’univers.

Il continuait son chemin avec légèreté. La ligne était droite. La fin était écrite, là-bas, au bout de l’horizon. Tout ce qui pouvait arriver, c’était que tout s’arrête avant, ou plutôt que lui, Philippe, ne s'arrête avant, car ce ne serait pas la fin du monde.

Il n’entendait pas les policiers derrière lui. Ils lui avaient d’abord crié de revenir, puis avaient attendu, en silence, que l’homme termine son défi à la gravité. De chaque côté du World Trade Center, tous retenaient leur respiration.

Après un temps qui tutoyait l’éternité, Philippe se retrouva près du bord opposé. Il voulut se retrouver avec lui-même, il ferma les yeux pour le dernier pas.

Lorsqu’il les rouvrit, Philippe était dans son jardin, 50 années plus tard. Les tours jumelles avaient disparues depuis bien longtemps, emportées dans le tumulte du monde. Philippe ne s’étonnait plus d’être encore là. Il était ce câble, un simple brin tressé dans le cordage de l’humanité, une ligne de vie tendue entre les générations. Depuis toujours, il maintenait l’équilibre du monde.


Ce texte fait référence à l’expérience de Philippe Petit, l’homme qui a traversé sur un câble d’acier l’espace entre les tours jumelles, en août 1974. Je n’ai pas encore vu le documentaire qui lui est consacré, « Le funambule », mais c’est mon projet pour ce week-end. Je voulais d’abord puiser ce texte dans mon imagination. Il est dans l’esprit de Profondeurs, celui que j’ai écrit sur l’accident de plongée de Guillaume Néry.

Cette micro-nouvelle a été partagée avec les abonnés à ma lettre hebdo dans le Flow #66.