La Plaie - Épisode 33 – Le Flow #193

Où je vous présente « Gueule de bois », l’épisode 33 de La Plaie et vous parle de Prohom et de Marc Leroy.


Newsletter   •   28 janvier 2024

Hello les amies,

Un Flow du dimanche ? Diantre, mais que se passe-t-il ?

C'est simple, hier j'étais bien pris, occupé notamment à flotter dans un caisson d'isolation sensorielle.

Donc, voilà, aujourd'hui je reviens à la réalité, avez un épisode que vous espérez peut-être depuis un moment.

Pour lire le début du roman (encore en chantier !!), c’est par ici :

Bonne lecture !


La Plaie - Épisode 33

Gueule de bois

Bang. Le coup résonna comme dans une cathédrale, puis termina sa vibration dans son crâne, simple coquille vide, comme si son cerveau lui avait été aspiré avec une paille, par le nez. Bang. Bang. Bang. La douleur devenait maintenant insoutenable. Hector ouvrit les yeux, aussi brusquement qu’un noyé se remet à respirer. Il ne vit alors que le plafond, faiblement éclairé par la lumière de la nuit parisienne qui filtrait au travers de sa baie vitrée. Il plissa les yeux, comme ébloui par la pénombre. Étrange sensation. Il releva sa tête trop lourde posée sur le dossier de son canapé et s’élança d’une forte poussée pour parvenir à s’extraire de cette gravité infernale qui l’écrasait. Il faillit tituber sur la bouteille de whisky dont le reste s’était répandu sur le sol. Le gâchis lui fendit le cœur. La fréquence des coups sur la porte s’était accélérée.

— Hector, ouvre-moi !

La voix qui lui parvint de l’extérieur, une voix d’homme, était étouffée et il ne réussit pas à l’identifier. Hector coassa, émit un borborygme aussi fort qu’il le put pour prévenir qu’il arrivait. À ce rythme, la brute dans le couloir allait finir par défoncer la porte. Il se traîna jusqu’à l’entrée, s’appuya contre le mur et ouvrit sans se préoccuper des intentions de son visiteur. La silhouette gigantesque de Vitale se détacha sur le seuil. Son visage était grave. Hector secoua la tête, bien mal lui en prit, la douleur décupla. Il se courba par réflexe pour l’encaisser. Les yeux vers le sol, tordu par une brûlure lancinante, il se soutint d’une main au chambranle.

— Bordel, Vitale, articula-t-il sans même se redresser. Qu’est-ce que tu fous-là ? Je dormais.

— Tu appelles ça dormir ? Tu as vu ta tronche ? On dirait que tu sors du coma.

— Peut-être. Et après ?

— On m’a appelé pour me dire que tu n’allais pas bien et que je devais rappliquer. Ça va ?

Hector décolla ses épaules du mur, mais manqua de trébucher. Vitale le rattrapa à la volée, puis le soutint pour rejoindre le salon. Hector croisa son reflet dans le miroir de l’entrée. Ses traits étaient défaits, son expression cassée ressemblait à une toile de Picasso. Une mine pathétique. Il se souvint qu’il avait craqué, mais pas encore des détails. Il crut entendre la voix un peu perchée de sa psy. Qu’est-ce que je vous avais dit, Hector ? Vous n’étiez pas prêts ? Prêt à quoi ?

À l’approche du salon, Vitale buta sur un objet qui roula sous ses pas et lâcha Hector qui retomba lourdement sur le canapé. Vitale se baissa pour ramasser la bouteille de Whisky vide, lorsque son regard se fixa sur l’arme au pied de la table basse. Il s’en saisit, certainement pour l’éloigner d’Hector, et continua à évaluer les dégâts en faisant un tour d’horizon de la pièce. Il inspecta le Sig-Sauer d’Hector, le porta à son nez, vérifia le chargeur, puis le déposa sur la desserte de la cuisine américaine. Il tira ensuite une des chaises de la table du repas et s’installa face à son ami prostré, replié sur lui-même, les coudes sur les genoux, le visage entre ses mains. Vitale choisit de ne pas le brusquer et attendit qu’il relève la tête avant de l’interroger. Hector se redressa finalement pour s’appuyer sur le dossier moelleux et réconfortant de son canapé. Cette fois encore, Vitale était accouru pour le tirer d’un mauvais pas, pour le détourner de son attirance irrépréhensible vers le néant. Il grimaça. La nausée lui obscurcissait l’esprit.

— J’ai connu mieux, j’ai comme un trou dans mes souvenirs, répondit-il à la question que Vitale avait déjà oubliée. Laisse-moi un peu de temps. Et toi ? Je t’avais dit de ne pas jouer les anges gardiens. Qu’est-ce que tu fous là ?

Vitale ignora l’incongruité de la remarque et se concentra sur sa première préoccupation.

— Tu as utilisé ton arme, Hector. Il manque une balle. Dis-moi, l’ami, vas-y, raconte moi dans quel merdier tu t’es fourré. Tu as blessé quelqu’un ?

Vitale n’osait pas encore croire au pire. Hector tenta de fouiller dans ses souvenirs les plus immédiats. Des images commençaient à émerger de son esprit brumeux. Le dernier flash qui lui revint clairement fut le visage crispé de l’avocat et le Sig-Sauer pointé sous son menton.

— Blessé ? Non, je ne crois pas. Je suis passé chez maître Brochard, bredouilla Hector. Je crois que j’ai fait une connerie.

— Chez Brochard, le chouchou des médias ? Tu t’es surpassé, dis-moi. Chez le type qui défend cette ordure terroriste ? Il me dégoutte, figure-toi, mais je me retiens. Et une connerie, ça veut dire quoi ? Ne me dis pas que tu t’es servi de ton arme à son cabinet ? Hector, ne me dis pas ça !

L’estomac en décomposition d’Hector l’agita sous un violent hoquet.

— Bordel, Hector, qu’est-ce que tu ne me fais pas faire ?

Vitale l’attrapa par l’épaule, le guida jusqu’aux toilettes et l’aida à s’agenouiller devant la cuvette.

— Tu veux bien utiliser tes doigts, ou je dois mettre les miens dans ta bouche ? Hector, fais un effort s’il te plaît.

Hector se mobilisa pour éviter d’accueillir l’index et le majeur de son pote au fond de sa gorge, il y a des choses auxquelles même les meilleures amitiés ne peuvent résister. Dans une contraction douloureuse, Hector gerba dans la cuvette. Vitale rejoignit la cuisine pour lui donner un peu d’espace. Hector convulsa pendant un moment, puis lorsqu’il eut expulsé suffisamment de toxines, se calma et pu rejoindre le salon, blanc comme un linge, mais sans avoir besoin d’aide. Vitale lui tendit un reste de biscuit qui traînait dans un placard, et tenta de reprendre les choses calmement.

— Mange ça et raconte-moi.

Hector s’exécuta et commença son histoire la bouche pleine.

— Non, Vitale, je n’ai pas tiré sur Brochard. Ni chez lui. Ça aurait pu être pire, c’est vrai. Mais je l’ai menacé avec mon flingue. Et je l’ai un peu malmené.

— Alors pourquoi manque-t-il une balle ?

— Tu te souviens du témoin de la ruelle ? Je l’ai retrouvé, j’ai retrouvé Alix Klineman. Je l’avais mis en joue, mais il m’a échappé. Avant de s’enfuir, il m’a provoqué, j’ai tiré vers le sol pour évacuer ma rage.

— Il y a des témoins ?

Hector rassembla ses esprits avant d’évoquer le cœur du problème. Il passa prendre un verre d’eau à la cuisine pour calmer l’acidité qui lui brûlait le gosier. Il avala un comprimé de Paracétamol extrait d’une vieille boîte qui traînait sur le plan de travail et revint s’installer près de Vitale.

— Pour Klineman ? Pas vraiment. Pour Brochard, sa secrétaire était à l’accueil. Vu comme je braillais, je parie qu’elle a tout entendu. Et on me voit entrer et sortir du bureau sur les caméras de surveillance. Je suis foutu, Vitale, ajouta-t-il après une longue pause. Je ne vais pas échapper à la procédure disciplinaire. L’avocat doit déjà avoir prévenu le barreau. Je suis cuit.

— C’est pour ça que ton arme était au sol, sortie de son étui et chargée ? demanda Vitale en planta son regard dans celui de son ami.

Hector savait qu’il ne pourrait pas lui mentir. Il détourna la tête et ce fut suffisant pour que l’expression de Vitale s’adoucisse et affiche sa compassion.

— On va trouver une solution, essaya-t-il, même si le ton de sa voix trahissait le peu d’espoir qu’il mettait dans cette entreprise. On va voir ce qu’on peut faire, y a peut-être un moyen de s’excuser. Tu peux invoquer ton traumatisme.

La discussion décrocha pendant que tous les deux cherchaient à évaluer les dégâts et mesurer les implications. Un ange passait. Hector brisa le silence en premier.

— Est-ce que ça en valait la peine ? Je veux dire, que tu me tires du Bataclan ? J’ai l’impression que je suis mort là-bas et que je ne le sais pas encore. Je suis perdu, Vitale. La journée a été interminable, entre rêves et cauchemars. Je n’ai qu’un putain de mal de crâne, la tête qui va exploser et ce goût de bile pour me raccrocher à la réalité. Je ne t’ai même pas encore tout raconté, je ne sais pas par où commencer.

Il expulsa un peu d'air de ses narines, c’était le maximum de l’hilarité qu’il pouvait produire. Vitale sut se montrer patient. Il se leva pour fouiller dans les placards, trouva un paquet de chips, l’ouvrit d’un claquement en le comprimant et partage sa dose de sel avec son ami. Les craquements de leur grignotage nocturne occupèrent un moment le silence. La scène était ridicule, ils auraient dû en rire si la situation n’avait pas été aussi dramatique.

Hector se détendit un peu et récapitula dans les grandes lignes le reste de sa journée. Il raconta brièvement l’exploration du canal souterrain, puis la séquence d’événements qui l’avait conduit chez Éric Frey, la lettre de l’avocat et les menaces. Et la façon dont il avait craqué. Il avait pété les plombs, et l’avocat s’était joué de lui, il le réalisait maintenant.

— J’ai eu l’impression que Brochard était complice de tout ça – il fit un geste qui désignait Paris au travers de la baie vitrée. Son cynisme m’a écœuré, je le voyais comme un meurtrier, au mieux un charognard. Il m’a provoqué, avec son arrogance incroyable, il a touché un nerf.

Hector s’arrêta, sec. Il sentit l’épuisement paralyser chacun de ses muscles. Le vertige lui donnait l’impression d’avoir quitté son propre corps. Il réitéra la question qui le taraudait.

— Pourquoi as-tu débarqué ici ? Tu dis que quelqu’un t’a prévenu. Qui ? Comment savait-il ?

— Comment savait-elle, Hector. C’est une femme et tu la connais. Enfin, presque. Elle a débarqué de nulle part ce soir, a réussi à trouver mon numéro de téléphone et m’a supplié de venir ici. Comment a-t-elle su ? Aucune idée. Elle s’est présentée comme la fille que tu as sauvée dans la ruelle. C’est ce qu’elle a prétendu en tout cas. Je n’étais pas très coopératif, alors elle m’a envoyé une copie d’écran de ta webcam pour me convaincre.

Vitale se tourna pour vérifier derrière lui. Un ordinateur portable était bien ouvert sur la table du salon.

— Hein ? reprit Hector en écarquillant les yeux. Mais qu’est-ce qu’elle vient faire là-dedans ?

Il secoua la tête, incrédule. Il avait l’impression d’être au cœur du cyclone. Sa tête tournait, mais il n’y avait pas que ça. En une journée, le sentiment de malaise qui l’avait poursuivi depuis sa sortie de l’hôpital prenait un tour concret. Quelque chose se tramait, une vague montait, et elle allait s’abattre sur lui. Il repensa à la prophétie de l’auteur, à la date de sa mort, celle inscrite sur sa pierre tombale, dessinée sous la plume torturée d’Éric Frey. 13/11. Quatre jours. Vitale haussa les épaules, sans un sourire, il était réellement blasé, ce soir, plus rien ne pouvait l’étonner.

Il y eut trois coups sur la porte, trois coups assurés et francs, deux coups rapides, un coup plus lent, suivi d’un silence, comme un code, une signature. Hector sursauta. Cela ne pouvait pas déjà être les conséquences de sa visite chez l’avocat, mais en y réfléchissant, tout était possible. Son attitude avait été dangereuse. Il avait failli tirer, il l’avait senti. Une main l’avait retenu, une présence invisible avait bloqué son geste, pas un Dieu, un autre ange gardien, la main de son frère, la main de Yacine. Son histoire n’était pas terminé. il y avait encore des choses à découvrir et maintenant il avait une dette envers lui.

Vitale s’avançait déjà dans l’entrée pour aller ouvrir. Hector sauta sur ses pieds et resta dans son salon, les bras ballants.

— Tu vas pouvoir lui demander toi-même, Hector.


La silhouette de la femme se détacha dans l’embrasure de la porte et elle s’avança d’un pas confiant dans la lumière. C’était bien elle, Hector n’en eut aucun doute, même si dans sa tenue un peu chic, elle avait retrouvé une assurance qu’elle avait perdu ce soir-là, à genoux, à ramasser le contenu de son sac répandu au sol.

Elle marqua un temps d’arrêt. Hector lut dans son regard qu’il ne ressemblait en rien au souvenir furtif qu’elle en avait gardé. Elle peinait à reconnaître l’homme de la ruelle, même s’il avait été plusieurs fois en photo dans la presse récemment. Elle avait certainement en tête un sauveur, elle l’imaginait plus grand, plus fort. Face à elle, Hector n’avait rien du héros que décrivaient les journaux. C’était un homme à la dérive, un homme qui vivait dans le labyrinthe de ses obsessions, un homme fragile qui vacillait sur ses bases, qui avait flanché il y a bien longtemps, sans l’accepter.

Hector était pâle comme un cadavre, mais il lui sourit, comme si voir que cette femme existait, qu’il ne l’avait pas rêvée le rassurait. La porte d’un nouvel univers venait de s’ouvrir. Enfin, il allait avoir des réponses. Il en aurait presque oublié alors qu’elle avait piraté sa machine. Cette femme avait fait un effort évident pour changer d’apparence et pour paraître amicale. Hector fut d’abord happé par son regard. Elle portait des lunettes rondes – elle n’en avait pas alors – des lunettes énormes mangeant une large partie de son visage. Les verres semblaient minces. Hector se demanda si c’était une distraction, une protection, une façon de détourner l’attention qui faisait partie de sa couverture. Puis, il remarqua qu’elle avait troqué ses rangers et son jeans pour des escarpins et un tailleur. Hector haussa les sourcils, la femme tenta de se justifier.

— Oui, je sais, ma tenue est un peu stricte. J’avais un entretien aujourd’hui, et je suis venu directement sans repasser chez moi. Mais je préfère toujours mes Docks, figurez-vous.

Elle tira une chaise, expulsa ses escarpins sous la table de deux coups de pied secs et s’assit pour se masser les pieds.

— Excusez-moi, j’ai trop mal. Je vais avoir des cloques. Mes pieds sont en feu.

Hector baissa les épaules en signe de résignation. Il renonçait à tenter de lire une quelconque cohérence dans cette journée.

— Alors, nous y voilà ? se réjouit-elle en lui tendait la main. Apolline Planck. Ravi de vous rencontrer, Hector. J’ai toujours voulu vous remercier pour ce que vous avez fait dans la ruelle, malgré le chaos dans Paris. Vous avez pris un risque.

— C’est moi qui devrais vous remercier.

— Pour ce soir ? Dites-vous que nous sommes quittes.

— Vous m’avez sauvée aussi pendant la prise d’otages. Nous, tous les deux – il désigna Vitale. Ceux qui sont arrivés sur place avant nous ont été fauchés dès qu’ils sont sortis du véhicule.

Par respect, elle s’inclina pour admettre le ressenti d’Hector, mais sans rejoindre son point de vue sur le meurtre de la ruelle. Elle considérait que sa participation avait été passive et indirecte. Hector avait fait ses propres choix. Elle serra la main à Vitale également. Il ne se présenta pas, elle savait très bien qui il était.

— Je vous ai cherché, vous savez, reprit Hector. Pour comprendre. Mais impossible de vous retrouver. Vous n’avez pas déposé plainte, vous n’êtes pas venu témoigner pour le gars qui est mort et qui a pourri sur le bitume d’une ruelle étroite.

— Non, c’est vrai, mais c’était trop tard pour Ian de toute façon. Et moi, j’avais la trouille, tout simplement. J’ai préféré faire profil bas et je me suis planquée.

— Vous le connaissiez ? Vous êtes allemande ?

— Je l’ai été, oui.

Hector se dit qu’il lui aurait été impossible de déceler le moindre accent dans le ton de sa voix.

— Et vous savez qui l’a tué ?

— Non, aucune certitude, sinon j’aurais trouvé la Police.

Malgré l’assurance que la femme dégageait, l’atmosphère était lourde. La méfiance d’Hector s’amplifiait à mesure qu’ils discutaient. Apolline Planck débarquait le jour où il avait failli attraper Alix Klineman. Est-ce que cela pouvait vraiment être un hasard ? Cela faisait beaucoup pour une même journée. Hector décida qu’ils avaient assez tourné autour du pot.

— Bon, on va être sérieux deux minutes, maintenant ? Qu’est-ce que vous faites ici ? Vous avez pris le contrôle de mon ordinateur. Il lança un coup de menton vers la webcam. J’imagine que vous êtes… hacker ? J’allais dire hackeuse, comme la solution que je cherche, mais j’imagine que ce n’est pas le bon mot.

Personne ne sourit. Hector se dit que son calembour était passé au-dessus de la tête de la femme. Ce devait être la barrière de la langue.

Apolline hocha la tête en attendant que l’agacement d’Hector s’estompe, que la raison le rattrape. Il aurait pu en finir ce soir, il était certes au plus bas, mais en vie. Il ne pourrait pas camper sur sa position défensive bien longtemps. Leur présence a elle et à Vitale était une bouée de sauvetage.

— Pourquoi êtes-vous là ? demanda-t-il. Réellement.

Elle n’essaya pas de rejouer le numéro de la fan de toujours, le coup de la dette incommensurable qu’elle voulait rembourser.

— C’est compliqué, répondit-elle son regard toujours planté dans le sien.

Hector souffla en détournant les yeux. Elle poursuivit.

— … mais je vais vous en dire quelques mots. Un ami m’a contacté en m’envoyant la photo de presse de votre remise de médaille.

Hector se leva pour aller chercher le carnet qu’il avait tiré des souterrains autour du canal et l’ouvrit à la dernière page.

— Celle-ci ?

Elle parut un instant surprise, elle connaissait ce journal, mais se maîtrisa rapidement.

— Oui, c’est bien celle-là, admit-elle.

— Et ?

— Et j’aimerais avoir un petit débat d’expert avec l’homme qui se tient avec vous. Karpathi. J’ai besoin d’une énorme puissance de calcul pour démontrer mes hypothèses de recherche. IAtus est la seule société a en disposer, à cette échelle. Je me suis dit, est-ce que ce serait mes deux sauveurs, ensembles ? J’ai apprécié la coïncidence et j’ai pensé que vous pourriez me mettre en relation.

— Donc, vous avez piraté mon ordinateur ? C’est totalement logique, bien sûr.

Ses lunettes glissaient sur son nez et Apolline les remontait sans cesse. Elles se trouvaient désormais au bord de son nez, au bord du gouffre. Hector résista à la tentation de les remonter pour elle. Elle les ôta sans le quitter des yeux, comme pour insister sur la sincérité de ce qu’elle allait dire.

— Que voulez-vous, Hector ? Je suis effectivement hacker. C’est comme ça que je fonctionne. C’est mon premier réflexe, j’utilise mes compétences pour résoudre mes problèmes. Et vous voulez que je vous dise ? Votre ordinateur était si mal protégé que je vous ai rendu service. Il valait mieux que ce soit moi qui m’y attaque. Avant de me déconnecter, j’ai même installé des patches pour améliorer la sécurité. N’importe qui pouvait rentrer chez vous.

Elle mentait bien entendu, mais avec une belle conviction. En réalité, elle avait probablement installé un rootkit, pour lui permettre de rentrer dans le système aussi souvent et aussi facilement qu’elle le désirait. Hector évita l’affrontement.

Vitale s’agitait sur sa chaise. Il trouvait le temps long, alors il profita d’un court moment de calme pour se lever avant que la situation ne s’échauffe à nouveau. Il tapa sur l’épaule d’Hector pour le saluer.

— Je vais reprendre la patrouille avec Perrin. Il me couvre depuis tout à l’heure, mais il ne me fera pas de cadeaux si j’abuse de sa patience. Tu le connais.

Hector voyait bien en effet. Le gars était la droiture incarnée. Vitale avait dû le supplier à genoux pour qu’il le laisse monter. Avant de partir, Vitale réorienta les priorités de leur discussion.

— Ah, avant de vous écharper tous les deux, il faudra parler des vrais sujets. Ta magie, Apolline, c’était pas trop mal, l’ordinateur hacké, l’accès à la webcam, à mon numéro, c’était vraiment impressionnant, bravo. Mais si tu veux finir le job et passer au clou du spectacle, alors il va vraiment falloir faire fort pour tirer Hector de son merdier, et définitivement. Alors, montre-lui ton talent, fais tes incantations devant ta machine et sort moi Hector de la situation pourrir dans lequel il s’est mis avec Brochard. Je le laisse te raconter.

Un geste de la main, la porte refermée, puis le silence s’était imposé, comme un mur entre les deux inconnus. Apolline se radoucit et fit preuve d’empathie pour la première fois.

— Je m’excuse, Hector. Je suis consciente qu’une telle intrusion dans votre intimité est traumatisante. Croyez-moi, je sais de quoi je parle. Je faisais des recherches sur vous pour savoir comment vous aborder, et si je pouvais vous faire confiance. J’ai failli y passer dans la ruelle, je me terre depuis. Alors, oui, j’utilise parfois mes talents pour me protéger. Quand mes scripts ont trouvé votre adresse IP et m’ont dit que vous étiez vulnérable, j’ai juste cliqué pour approuver l’attaque. Lorsque votre caméra est apparue à l’écran, je n’ai pas réfléchi. J’ai su que je devais vous aider.

Elle savait y faire. Hector grommela et fit un geste de la main. Il voulait sûrement dire « Arrêtez votre baratin », mais son mouvement paraissait au final comme un « Ne vous en faites pas, c’est oublié. ». Apolline se détendit et s’adressa à lui d’une voix qui se voulait un peu trop douce. Elle sonnait mièvre.

— Donc, une coïncidence ? murmura Hector.

— Fort heureuse, n’est-ce pas ? Souvent, le grand public confond crackers, black hats, pirates, extorqueurs. Je vous ai dit que j’étais hacker et je n’ai pas menti. Les hackers maîtrisent la technologie pour le plaisir de la connaissance et du jeu. Ils ont une vraie éthique, le plus souvent. C’est un absolu pour moi. Lorsque la morale prend une géométrie trop variable, alors je disparais.

Hector se doutait qu’elle parlait de sa relation avec Ian Kepler, le hacker mort dans la ruelle. Il attendit la suite, une confirmation, mais sentit qu’elle n’en dirait pas plus, pas maintenant.

Elle se leva, tira sa chaise, attrapa sa sacoche et installa son ordinateur portable sur la table, près de celui d’Hector – portable était un bien grand mot, vu son épaisseur, la machine devait peser le poids d’un parpaing.

— Bon, on s’y met ? Parlez-moi de votre problème pendant que je me connecte. Pas besoin du mot de passe Wifi, je le connais.

À son sourire, Hector devina qu’elle le taquinait. Hector baissa sa garde. Il avait encore la nausée, il tenait à peine debout, il avait failli se faire sauter le caisson avec son arme de service, que risquait-il ? Sa journée n’avait plus aucun sens. Rien ne pouvait empirer. Il était déjà au fond du trou, mais un instinct de protection le poussa à omettre sa confrontation avec Alix Klineman – lui aussi avait été un acteur dans la ruelle et il ne comprenait pas son rôle –, mais il résuma dans les grandes lignes ce qui l’avait conduit à la faute au cabinet Brochard. Après la trouille, l’avocat devait maintenant s’en délecter. Comment est-ce qu’il avait pu être aussi con ?

Il peinait à continuer. Que dire d’autre ? Apolline, qui l’avait écouté sans un mot en préparant son environnement de travail, nota qu’Hector était d’une blancheur qui le confondait avec les murs de son appartement. Elle se leva et se jeta à côté de lui sur le canapé. Hector ne chercha pas à se décaler, il en avait à peine la force.

— Hector, vous êtes un bourrin.

Surpris, Hector tourna la tête.

— Ce n’est pas de votre faute, vous n’avez appris que ça. Mais jouer les gros bras, ça passe quand vous avez des types armés en face de vous. Là, il n’y a pas le choix, et encore, ça se discute. Mais pour le reste ? Il y a une guerre qui se déroule sans bruit. Elle est diffuse. Hector, larvée, comme une nouvelle Guerre froide. Croyez-moi, je sais ce que c’est. J’ai vécu à Berlin-Est. Et je peux vous dire qu’on ne fait pas tomber un mur à coups de poing. Ce genre de guerre ne se gagne pas avec des flingues et des muscles. L’escalade ne fait que commencer, Hector. Les armes et les bombes de ces terroristes ? Demain, tout ça sera accessible à tous. Et avec les drones qui vont se démocratiser, il n’y aura même plus besoin de kamikaze. La chair à canon sera faite d’acier, elle aura des armes, mais pas d’âme. Et pour compliquer l’affaire, ce n’est plus deux camps qui se tiennent en respect par la dissuasion nucléaire, ce sont des dizaines de clans, groupes, pays, qui s’affrontent. Vous ferez quoi avec votre pétard et vos biceps ? Vous luttez contre la marée avec une pelle et un sceau.

La discussion devenait surréaliste. Hector ne parvenait pas à croire qu’il parlait géopolitique à trois heures du matin dans son salon avec une inconnue.

— Je n’ai plus la force de me vexer, vous savez. Tant pis, si je me sens vieux, mais je vous le demande quand même, on fait quoi ? On baisse les bras ? Si, on veut lutter, comment on fait ?

— La guerre invisible est déjà sur notre territoire, Hector. C’est une guerre de machines, d’octets et de processeurs – elle désigna l’ordinateur d’Hector sur la table. Voilà votre point faible, notre point faible. Les ordinateurs. Les téléphones. Les réseaux. Notre plus grand atout peut nous perdre, car nous en dépendons à un point inimaginable. Mon combat, c’est de tout faire pour que l’on ne perde pas cette guerre-là, c’est la seule qui m’importe. Le reste, les tensions qui émergent partout, ne sont qu’un produit dérivé de ce qui se joue ailleurs. Le climat et l’informatique. Il n’y a plus que ça. Le gars qui est mort dans la ruelle, Ian, en était persuadé aussi, même si nous n’avions pas tout à fait les mêmes vues. Il ne connaissait pas mon projet, je ne pouvais pas lui parler, pas maintenant. Est-ce qu’une technologie peut émerger et tout changer ? Une technologie qui nous donne une avance colossale, qui permette d’assurer la défense et les attaques logicielles, avec une puissance qui défie ce qui existe aujourd’hui de quelques ordres de magnitudes ? Je pense que c’est possible.

— L’informatique quantique ?

Hector citait des termes qu’il avait lus dans un magazine.

— Non, non, oubliez ça, les qubits et compagnie, c’est une distraction, rien n’est encore prêt. L’horizon de maturité est trop lointain, le champ d’application trop restreint. Il nous faut une technologie de transition. Je pense que mes travaux vont débloquer des bénéfices certes moins importants, moins clinquants, mais immédiats. Ils pourraient provoquer un saut quasi quantique dans la puissance de calcul des intelligences artificielles.

— Et c’est vous qui allez amener ça ? Toute seule, vraiment ? Vous vous moquez de moi ?

Hector avait prononcé ces mots sans animosité. Il souriait, réellement impressionné par l’assurance de cette femme.

— L’idée de départ m’a été confiée, je ne fais que la rendre viable avec les approches modernes. Parfois des concepts viennent trop tôt, avant leur heure.

— Apolline Planck ? C’est votre vrai nom ? C’est celui qu’on retiendra de cette révolution ?

— On aura l’occasion d’en reparler, éluda-t-elle. Allez-vous coucher pendant que j’essaie de vous tirer des griffes de Brochard.

Et alors qu’Hector allait protester, elle le rabroua.

— Ne discutez pas, vous avez une tête de cadavre. Et je ne veux pas vous avoir dans les pattes, je ne veux pas entendre votre respiration rauque dans la pièce. Allez comater dans votre chambre. Qui sait, nous aurons peut-être encore une longue journée demain.

Hector ne chercha pas à clarifier ce « nous » surprenant et inconfortable. Il s’isola dans sa chambre et s’écroula, encore habillé, sur son lit, pour plonger dans un long sommeil.

À suivre…


La dose de Flow

Musique

Il me fallait aujourd’hui un morceau avec un thème en accord avec l’épisode du jour. C’est Prohom qui s’est imposé comme une évidence, avec un titre qui me donne toujours un petit frisson, Comment lutter.

Un bonus ? Oh oui ! Voici une version magnifique par la chorale du Collège Reverdy. Un frisson, je vous dis ! Cette chorale est un projet de Marc Leroy. Vraiment chapeau, l’artiste !

À suivre

Le texte avance, il avance et comme je veux, en prime. Ça fait plaisir, je vous l’avoue. La boucle va se boucler. Je suis content de la tournure que prend le récit même si j’ai peur qu’à la relecture, l’ambition de la fresque que j’ai dans la tête me paraisse bien fade. C’est la vie d’auteurice, on a toujours un temps d’avance sur ce que l’on maîtrise. Ça fait partie du jeu et certainement du plaisir et du frisson d’équilibriste des mots. En attendant, je savoure ce moment excitant où la fin est proche.

Pendant que je fais mes pirouettes, je vous entends frémir. Oh, mon Dieu, va-t-il retomber sur ses pieds ? Qui sait ? 😛

En attendant, je vous souhaite une merveilleuse semaine !

— mikl 🙏