Karpathi, La Plaie 37 – Le Flow #198

Où je vous présente Karpathi, nouvel épisode de mon roman La Plaie, et vous parle de Moriarty.


Newsletter   •   09 mars 2024

Hello les amies,

Le rythme du roman s’accélère à mesure que j’en dessine la fin. Je suis toujours aussi grisé lorsque des éléments d’intrigue que j’ai mis en place il y a presque un an rejoignent le cours de l’intrigue. Et je suis un peu chafouin lorsque je dois noter un point mineur qu’il me faudra changer dans la version finale. Bouh, ce sont les aléas de l’écriture épisodique, et c’est pour ça que j’aime cette approche, ce plaisir indescriptible de constater que l’ordre gagne le récit, même satisfaction que lorsque, enfants, nous voyions les bisounours redonner leurs couleurs à Dreamland.

Pour rattraper votre lecture, c'est par ici :

Bonne lecture !


La Plaie - Épisode 37

Karpathi

La fin de la journée approchait. La nuit avait déjà enveloppé la ville, mais elle semblait se tenir à l’écart de la Défense. Dans ce quartier d’affaires, comme à Vegas, l’éclairage brûlait en permanence. La lumière livide qui rayonnait de ces bâtiments ressemblait à un message désespéré envoyé à l’univers, ubris comme si les élites qui y nichaient voulait clamer leur victoire sur l’ombre, le sommeil et la mort.

Hector et Apolline sortirent des sous-sols du RER, débarquant sur le parvis, au milieu des géants de verre brillant de leurs mégawatts. Ils avançaient lentement, à contre-courant du flux des centaines de silhouettes vêtues de noir, ombres anonymes qui convergeaient vers le centre névralgique et saturé des transports en commun. Hector fut saisi de vertige, pris dans le tourbillon d’une fourmilière grouillante, ballet de rebelles à la réussite arrogante, indisciplinés mais dociles, identiques, mais branchés. Après le rush, le lieu serait bientôt désert, triste, vide, on y entendrait seulement la plainte du vent entre les buildings.

La Grande Arche trônait au bout de la dalle, vestige d’une modernité fantasmée, symbole d’une époque où la France n’avait pas de pétrole, mais des idées. Puis les barbares avaient conquis la Défense. Progressivement, les marques familières, sièges hautains de nos fleurons de l’énergie, EDF, Framatome, Total, avaient abandonné le terrain et revendu leurs espaces aux nouveaux rois des affaires, des startups dans lesquels l’argent coulait à flots. IAtus était l’une de ces boîtes chéries des médias. Ils avaient repris le plus grand bâtiment, le double, celui de Cœur Défense, au centre de cet univers technologique, monde d’utopies et de « licornes ». Ce terme pompeux désignait les boîtes à la valorisation hypothétique dépassant le milliard d’euros. Elles avaient pris possession des lieux. Même l’art moderne exposé à ciel ouvert se teintait de cette coolitude forcée. Avant d’entrer chez IAtus, de franchir le seuil de leur vaisseau de verre et d’acier, Hector et Apolline se postèrent au pied d’une statue gigantesque, contemplant une gigantesque licorne arc-en-ciel, clin d’œil à la culture geek. Cette œuvre avait été commandée par Karpathi pour rappeler peu subtilement que les barbares étaient devenus rois et que sa société valait bien plus que les boîtes traditionnelles qu’elle avait remplacées ici, revendiquant une impertinence de façade. Jeu d’apparence.

Vision surréaliste, un groupe de soldats se faufila entre les pattes de la licorne multicolore. En alerte, ils patrouillaient armes à la main, en application du plan Vigipirate ultra-renforcé – il n’existait plus assez de couleur pour ce niveau de risque. L’image aurait pu faire sourire si la tension n’avait pas atteint son comble dans Paris. Deux ans après la sinistre nuit des attentats, la commémoration se préparait sous haute tension.

Hector et Apolline franchirent la porte à tourniquet et traversèrent l’impressionnant hall, imposante cage vitrée, serre gigantesque abritant des plantes tropicales en tous genres. L’air était moite et aseptisé, une ambiance de sortie scolaire à la piscine municipale.

Après une marche qui leur parut interminable, ils rejoignirent le comptoir près des ascenseurs. Le type de l’accueil leva l’œil de son téléphone, dressant un sourcil circonspect. Le veilleur de nuit avait déjà remplacé les hôtesses qui faisaient pétiller le grand hall pendant la journée. Hector s’annonça et demanda à voir le big boss, Alexander Karpathi. Le type secoua la tête, incapable de verbaliser une réponse claire face à l’incongruité de la demande.

— Demandez-lui. Je pense qu’il voudra absolument me recevoir. C’est ce qu’il m’avait dit à l’Élysée, monsieur. Appelez-le, ou sinon, je l’appelle.

Hector tira la carte de visite que lui avait remise Karpathi et la posa sur le comptoir. Le type parut désemparé, et appela son patron au secours. Il raccrocha, puis patienta sans un mot en signifiant d’un geste qu’il attendait qu’on le rappelle. Le téléphone sonna enfin, le type décrocha.

— C’est pour quoi ? demanda-t-il à Hector.

— C’est pour une enquête – Hector exhiba rapidement son badge de Police. J’ai besoin de l’avis de monsieur Karpathi, en toute discrétion. C’est pour ça qu’on vient tard, figurez-vous, je pense que personne n’a envie que tout cela s’ébruite. Ça concerne l’attentat, conclut Hector en chuchotant.

Apolline lui fit un signe du menton en désignant la caméra au-dessus de l’accueil. Hector aperçut la mécanique s’activer à l’intérieur de l’objectif, quelqu’un était en train de zoomer sur leurs visages. Le type de l’accueil avait mis son appareil en mode mains libres, la voix d’une femme qui avait tout entendu répondit à l’autre bout du fil. « J’envoie quelqu’un. Patientez. » Clic.

Ils ne reçurent pas de badge, il n’en avait pas besoin là où ils allaient. Le type de l’accueil leur désigna les hamacs cachés dans un bosquet de palmiers en pot. « Pour patienter », dit-il, impatient de pouvoir replonger dans son flux de réseau social. Apolline et Hector s’éloignèrent, restant debout, tournant en rond autour des palmiers, hypnotisés par des écrans de télévision géants qui diffusaient en boucle des films corporate à la gloire de IAtus. Innovation, sésame magique, qui sonnait comme un Graal dans la bouche des dirigeants. On y parlait d’implantations, de filiales, dont la petite dernière, Nexus X, dédiée à la recherche en Intelligence artificielle. Les activités de ce nouveau fleuron étaient déjà prisées des gouvernements du monde entier, y apprenait-on. Le visage de Karpathi apparu enfin sur l’écran, disant par sous-titres interposés toute la fierté qu’il avait de s’être vu confier le système de surveillance des Jeux olympiques de Paris. Il évoquait la construction d’un data center à l’ambition démesurée, « américaine », une première en Europe.

Ils s’attendaient tous les deux à voir arriver un assistant pour les accompagner jusqu’au bureau de Karpathi. Ce furent deux géants en costard sombres, le crâne rasé, deux quasi-jumeaux, clones connectés à une autorité supérieure par leur oreillette transparente. Ils ne dirent pas un mot, attendirent simplement qu’Hector et Apolline se lèvent avant de s’en retourner vers les ascenseurs, imaginant qu’ils allaient les suivre. Apolline se plaça en retrait et laissa Hector la devancer.

Ils montèrent dans un ascenseur un peu à l’écart des dizaines d’autres alignées face à face. Celui-là ne desservait qu’un seul étage, le quarantième. L’ascenseur démarra automatiquement pour les propulser à une vitesse vertigineuse au sommet de la tour. Hector eut un haut-le-cœur et s’aperçut qu’il n’avait mangé qu’un sandwich avant de passer chez l’éditeur. Son ventre gargouilla, mais son bruit fut couvert par le souffle de décélération de la cabine. Apolline et Hector échangèrent un long regard lorsque les portes s’ouvrirent. Ils n’avaient pas vraiment de plan et il était bien temps de s’en apercevoir. Ils suivirent les deux hommes dans une succession de couloirs interminables, pour rejoindre l’immense bureau de Karpathi. Hector n’avait pas bien observé le personnage la première fois qu’il l’avait rencontré. Dans la grande salle de réception du nouvel Élysée, Marie-Claire Renard avait tiré la couverture. Dans son immense bureau, Karpathi était seul et il était impossible de le rater, perdu au milieu d’une immense pièce vide, Paris à ses pieds, derrière la baie vitrée. Karpathi hurlait dans son téléphone. Sa montre tapait régulièrement sur le plateau de verre de son bureau. Hector se doutait qu’elle était luxueuse, mais était loin d’imaginer qu’elle valait plus d’un an de son salaire. Il y a des échelles qui cachent leur sommet dans les nuages, inaccessibles aux pauvres mortels.

— OK, Mark. I give you that IAtus is either full of genius or of fucking motherfucker son of a bitch as you say. Anyway, I am glad you are impressed with our results. Yes. Sure, Mark. Take care, bro.

Karpathi raccrocha, se tourna vers eux et leur fit signe de s’approcher. Hector sentit dans son dos les deux clones se retirer et fermer la porte.

— Asseyez-vous, désolé de vous avoir fait attendre — il était tout sauf désolé et son sourire témoignait de sa jubilation. J’étais en ligne avec Mark Zuckerberg. Je crois qu’il s’arrache les cheveux pour comprendre le code qu’on lui a vendu. Ça marche, mais il ne sait pas pourquoi. De la pure magie à la sauce IAtus ! Bref, passons. Hector, tu me présentes ?

Il désigna du menton Apolline.

— Désolé, ajouta-t-il devant la surprise d’Hector. Je tutoie tout le monde, à l’américaine, c’est beaucoup plus simple et ça fluidifie les relations.

— Apolline Planck, répondit Hector sans relever le ridicule de la situation. Elle m’aide sur des dossiers techniques. Une consultante, si vous préférez. Elle a besoin d’accès à des ressources de calcul, une capacité énorme si j’ai bien compris.

Alexandre Karpathi plissa les yeux. Il fouillait dans sa mémoire.

— Oh oui, bien sûr. Apolline Planck ! On m’a fait passer un papier très intrigant sur votre façon d’inculquer une morale aux machines, en particulier aux algorithmes de génération de textes. Vous vouliez m’expliquer comment votre outil pouvait nous aider à éviter les dérapages. Ce serait dommage que nos IA deviennent révisionnistes ou vous poussent au suicide.

Hector tiqua à cette mention, Karpathi poursuivit.

— Votre approche m’a beaucoup intéressé. Idée brillante, mais qui nécessite une puissance de calcul gigantesque, bien supérieure même à ce dont nous disposons, je le crains.

Apolline répliqua immédiatement, d’un ton cinglant.

— Il vous manquait un élément, évidemment. J’ai une approche qui peut multiplier les performances, et réduire la puissance nécessaire. Imaginez que mes avancées peuvent servir d’accélérateur dans la course technologique, avant que l’informatique quantique ne soit vraiment prête. L’informatique ternaire, vous en avez entendu parler ? ajouta-t-elle devant son scepticisme.

— Oui, vaguement. Une vieille chimère, un vieux délire soviétique. Mort-né dans les années 1970, il me semble.

— Pourtant, ce troisième état des bits est la clé de la morale des machines. Il permet de sortir du manichéisme des algorithmes traditionnels. Le troisième état ouvre une nouvelle dimension pour l’IA. J’ai repris les travaux de l’époque pour les mettre à jour avec les techniques actuelles. Je peux prouver son efficacité avec des ressources suffisantes, mais qui restent modestes à votre échelle. Vous l’auriez su, si vous m’aviez reçu.

Elle avait presque craché en prononçant ces derniers mots.

— C’est vous qui n’êtes pas venue ! protesta Karpathi. Je vous ai attendu.

— Stop ! Et dans la ruelle ? L’agression ? Le vol de mon ordinateur avec mes recherches ? Et le meurtre de Ian Keppler ? Ça ne vous dit rien ? Vous allez me faire croire que tout n’est que coïncidence et que vous n’étiez pas au courant ?

— Mais qu’est-ce que vous racontez ? C’est du délire ! Je n’ai jamais rien fait voler ni assassiner qui que ce soit. Qu’est-ce qui vous prend ?

Le ton avait monté. En entendant les cris, les deux gars de la sécurité intervinrent immédiatement. Ils avaient dû rester devant la porte. En voyant Apolline bondir de son siège, ils s’en saisirent avec facilité. Hector était resté assis, mais avait pivoté sur son siège. L’un des hommes entraînait Apolline vers la sortie, l’autre demanda du regard à Karpathi ce qu’il devait faire d’Hector. Karpathi cligna des yeux pour signifier qu’il gérait la situation. Il était redevenu étonnamment calme. Un être à sang-froid. Il planta son regard dans celui d’Hector. Il attendait des explications.

— J’étais dans cette ruelle, moi aussi, avant d’intervenir au Bataclan, commença-t-il. Il y a bien eu un meurtre et tous ceux qui étaient impliqués sont restés introuvables. Le tueur, le témoin, et même Apolline, jusqu’à hier. Je ne sais pas ce qui s’est réellement passé.

Karpathi eut l’air distant, Hector n’aurait pu dire s’il digérait sa surprise ou s’il était préoccupé. Son attention revint dans la pièce, puis sur Hector. Il cherchait à lire ses intentions.

— Qu’est-ce qui vous amène, Monsieur Mahi ? Puis-je vous appeler Hector, malgré tout ? Vous dites que vous ne savez finalement pas grand-chose. Avez-vous pu imaginer que cette femme se trompe, qu’elle projette une forme de délire paranoïaque sur moi, l’entrepreneur à succès, qui travaille dans son domaine et fait l’actualité des médias tous les jours ? Elle pourrait être jalouse m’en vouloir, chercher à m’atteindre ? Comme je l’ai dit j’aurais aimé la rencontrer. Elle semble instable – il désigna la porte — mais c’est un cerveau réellement brillant. D’après ce qu’elle a publié, soit elle délire, soit elle peut parvenir à une découverte fondamentale ! Et si c’est ce deuxième cas, vous comprendrez que j’aimerai mieux que cela soit en travaillant pour moi.

— Je viens pour un truc qui me chagrine et m’obsède depuis que je m’intéresse à une autre mort bien triste et bien étrange. C’est tout frais et encore flou pour moi. Vous croyez aux coïncidences ?

Karpathi se rencogna dans son fauteuil et ne répondit rien, flairant le piège qu’Hector voulait lui tendre. Il attendit qu’Hector abatte ses cartes avant de se découvrir.

— Un auteur est mort. Il semblait obsédé par l’attentat qui a failli me tuer, obsédé par les victimes, par moi et, figurez vous, par votre propre personne. Oui, oui, c’est très étonnant. Et vous savez quoi ? Il avait trouvé un document qui vous liait indirectement aux terroristes du Bataclan, figurez-vous. Et puis finalement cet auteur est mort lui aussi, retrouvé en bas de son immeuble, sous forme de purée. Un suicide, apparemment. Ça fait beaucoup de coïncidences, n’est-ce pas ?

Karpathi roula des yeux ronds et ouvrit la bouche pour protester. Il prit cependant le temps de se reprendre avant de répondre.

— Si je comprends bien, Apolline vous dit que j’ai volé ses travaux et tué un gars dans une ruelle, ensuite vous affirmez que j’ai des connexions avec des terroristes et que j’ai éliminé le type qui l’a découvert. Ça fait beaucoup pour un seul homme, non ? J’ai toujours rêvé d’être un génie du mal à la James Bond. On en plaisante avec Léande Hilaire. L’IA fait tellement peur qu’elle est au cœur des fantasmes de la société. C’est le grand méchant, le bouc émissaire donc le peuple a besoin. Les scénaristes s’en sont toujours délectée d’ailleurs, du bouffon vert au docteur Octopus, la puissance des entrepreneurs, la puissance de l’argent effraye. Et cela en dit plus sur ceux qui colportent ces peurs ancestrales que sur nous. L’IA me fascine, mais je ne suis pas comme les américains, je ne vous dis pas que je vais changer le monde, le rendre meilleur. Je suis franc et direct. Je fais un boulot que j’aime, Hector, et je gagne bien ma vie, car les enjeux sont colossaux. Et après ? Je crois pouvoir me prévaloir d’une certaine moralité, peut-être même d’une morale. Il y a des lignes que je ne franchirais pas. Le meurtre en est un.

— Vous parliez tout à l’heure de l’importance des garde-fous pour les IA, de leurs hallucinations, de leurs dérives qui pourraient même, vous l’avez dit, conduire au suicide.

— C’était une image, Hector, une figure de rhétorique. Ce serait possible, dans l’absolu, mais il faudrait qu’elles aient été programmées spécifiquement pour ça. Nous avons des protections dans notre code, pas aussi génériques que celles dont rêve Planck, nos IA n’ont certes pas encore de morales, on doit les surveiller comme le lait sur le feu, mais on progresse et on ne fait pas n’importe quoi. Nous avons un comité d’éthique, avec des experts indépendants qui nous donnent leur bénédiction quand ils pensent que nous sommes prêts.

— Et comment expliquez vous que le drone avec lequel je suis sorti du Bataclan ressemble comme deux gouttes à votre design ? Cela n’a pas pu vous échapper, n’est-ce pas ?

— C’est vrai.

— Et pourquoi avez-vous prétendu ne rien savoir sur ces drones lors du cocktail présidentiel ?

— Vous savez, il y a beaucoup de choses dont je ne peux pas parler, de par ma fonction. Cela ne fait pas de moi un suspect. Le secret fait partie de mon métier.

— Ce drone vient de chez vous, c’est évident, non ? Qui d’autres pourrait le construire ?

— C’est mon design, je ne le nie pas. IAtus fournit l’IA de pilotage et travaille sur le système de tir auquel vous avez été confronté. Notre client a construit les moteurs, nous on se contente du logiciel. Notre client n’était pas satisfait de l’armement, il trouvait le temps de réaction trop lent. Il nous a renvoyé ses exemplaires pour qu’on fasse des tests.s

— Et ? Le lien avec les terroristes ?

— Il se trouve, Capitaine, que le reste est classé secret défense. Je vous en ai d’ailleurs déjà trop dit.

— Ce drone, votre drone, a failli me dézinguer. Hector avait haussé la voix, mais ne se leva pas, il avait encore en tête son dérapage avec Brochard et garda le corps immobile pour calmer ses pensées. Alors, oui, je suis bien content qu’il ajuste un peu trop lentement son tir. Je mérite peut-être une meilleure explication. On est entre nous.

Karpathi fit pivoter son siège vers la baie vitrée, pour se perdre dans Paris. En son centre, parmi les lumières de la ville, une zone sombre se détachait. Il se retourna enfin vers Hector.

— Notre sécurité a merdé. Nous avons été cambriolés, dans un local classé secret défense. Quelqu’un nous a volé les drones que notre client nous avait renvoyés pour revoir notre copie. Il y avait trois drones de ce type, ils ont tous été volés.

— Marie-Claire Renard était au courant ? Elle vous couvre, c’est ça ?

— Marie-Claire est une femme admirable, pragmatique. Elle sait quelle confusion cette information pourrait générer si elle sortait dans la presse.

Pragmatique, le mot qui justifiait tout était lancé.

— Ai-je répondu à vos questions, Hector ? Il me semble que nous en avons fini, n’est-ce pas ?

Karpathi s’était levé. Hector ne voyait plus comment le pousser plus loin. Il pensa aussi au type costaud qui devait l’attendre derrière la porte du bureau, prêt à réagir. Il se leva à son tour, accepta la main tendue de Karpathi après qu’il l’eut raccompagné à la porte.

— J’espère que vous saurez faire entendre raison à votre amie.


Hector débarqua dans le hall. Il repéra la silhouette d’Apolline et fonça vers elle d’un pas exagérement ferme, il aurait voulu être réellement furieux pour exploser sur Apolline, remettre les points sur les « i », mais sa rage se désamorçait à mesure qu’il s’avançait vers elle. Elle n’était pas seule et elle surjoua l’enthousiasme à son arrivée.

— Ah, Hector, je te présente Léande. Tu sais, je t’en ai souvent parlé, c’est le bras droit de Karpathi. En réalité, elle tient la boîte à bout de bras. C’est elle qui m’a aidé à obtenir les premiers contacts ici.

La femme portait un tailleur strict et un col roulé sombre qui faisait ressortir la blondeur pâle de ses cheveux. Tout dans sa posture semblait caricatural, surjoué, son attitude assurée, sa façon de marcher qui singeait une conférence de Steve Jobs. Cette femme vivait sous les spotlights. Son téléphone vibra au bout de son bras. Avant qu’elle ne décroche, Hector eut le temps d’apercevoir que c’était Alexander qui l’appelait, Karpathi, un simple prénom avec un emoji de cœur à la place du A. Les nouvelles de leur visite circulaient déjà. Léande n’en fut pas troublée. Elle confirma le marché qu’elle avait passé avec Apolline, Je vois ce que je peux trouver et je te tiens au courant, salua Hector d’un mouvement de menton et s’en fut rejoindre l’ascenseur pour le quarantième étage. Lorsqu’elle disparut dans la cabine, le téléphone sur l’oreille, Hector reprit l’initiative.

— Qu’est-ce que c’était que ce cinéma là-haut ? C’est moi qui enquête, toi je croyais que tu voulais juste accéder à sa puissance de calcul. Ce n’est pas ce qu’on avait convenu.

— En même temps, dit-elle avec une moue boudeuse, on avait rien convenu, donc…

— Et comment tu connais cette nana ? Qu’est-ce que tu lui as demandé ?

— C’est une amie, Hector. Elle va nous donner un coup de main. Si tu veux bien te détendre et accepter sans râler l’aide qu’on te donne, bien sûr.

— Nous ?

— Oui, Hector. J’imagine que tu ne lui as pas fait cracher le morceau non plus. Tu es bredouille, non ? Karpathi, il faut le secouer pour qu’il craque, il est trop fort, c’est un reptile, il n’a pas le même sang que nous.

Hector se tourna à nouveau vers l’ascenseur, pour tenter de décrypter ce qui venait de se passer, et se donner une contenance. Karpathi avait-il raison ? Il connaissait Apolline depuis moins de 24 h. Jusqu’où pouvait-il lui faire confiance ?

— Figure-toi qu’il a admis que les drones avaient été volés quelques jours avant l’attentat. Ce sont bien ses drones qui m’ont attaqué dans le Bataclan. Qu’est-ce que tu as dit à Léande ?

— Tout. C’est notre seule chance. Je lui ai dit qu’on mettrait notre main au feu que Karpathy était lié à l’attentat. Si elle trouve des éléments concluants, dans un sens ou dans un autre, elle me contacte.

Le type de l’accueil s’était bougé pour leur ouvrir une porte de service sur le côté de l’immeuble, la porte automatique était verrouillée après la fermeture des bureaux. Hector et Apolline cherchaient à peine à se repérer, marchaient en discutant. Hector sentit Apolline se radoucir. Elle lui lança sa première confidence.

— Le hacker, Ian Keppler. Je le connaissais bien. Nous avons été ensemble un moment, puis j’ai coupé les ponts. Il voulait infiltrer IAtus, il avait trouvé des trucs louches. Le rendez-vous, dans la ruelle, c’était pour m’expliquer. Il savait que j’essayais de rentrer chez IAtus. Il voulait me convaincre d’infiltrer IAtus, de jouer la taupe pour lui. Je pense que c’est pour ça qu’il est mort. Il n’a pas eu le temps de m’en dire plus.

Hector encouragea son geste.

— Merci. Enfin, ai-je envie de dire. On va pouvoir bosser ensemble. Tu aurais dû m’en parler avant. On aurait pu le jouer différemment.

— Ah oui ? Comment ?

Alors qu’il s’éloignait à petit rythme, perdu dans leurs discussions, Hector perçut une présence du coin de l’œil. Quelqu’un les suivait dans cette Défense qui était déserte la nuit, un décor de théâtre qui reprendrait vie le lendemain. Les hommes – ils étaient trois –, marchaient vite, trottaient presque. À grandes enjambées, ils s’étaient déjà rapprochés d’eux. Trois malabars aux crânes rasés. Seul l’un d’eux se distinguait, celui de milieu, il avait une tête et un regard impossible à oublier, la forme de son crâne surtout, en forme d’obus. Ils avaient retrouvé le meurtrier de la ruelle. Ou bien était-ce l’inverse ?


Panique. Le rythme de leur pas devient alors irrégulier, il se désynchronise à mesure que leurs foulées s’allongent. Ils courent, dans la nuit, dans ce désert de béton, à la recherche d’un abri, d’un témoin, d’un allié. Pas de coin sombre, aucun endroit pour se planquer, dans ce lieu froid à la vie intermittente, la lumière blafarde éclaire le moindre bout de dalle, sûrement pour dissuader les agressions, encore faut-il qu’il y ait des témoins. Hector envisage de faire face, de riposter, mais il ne se sent pas de taille à lutter contre trois hommes entraînés. Apolline ne dit rien, elle est en l’alerte, à l’affût d’une opportunité, d’une ouverture, elle tire son bras pour accélérer la cadence. Deuxième sprint de la journée, ses poumons le brûlent.

Ils bifurquent dans un passage étroit qui semble déboucher sur l’esplanade. Hector espère que d’autres types ne les prennent pas en tenaille de l’autre côté. Il prie les dieux et leurs idoles, finit par une pensée pour un Dieu auquel il ne croit pas. Ils accélèrent, encore, et l’air froid qu’il avale devient un supplice, ils ne tiendront jamais. Le bruit de leurs pas résonne entre les immeubles. Derrière eux, les hommes courent aussi d’une foulée sans conviction. Ils savent qu’ils les coinceront. Alors qu’ils débouchent du boyau entre les hauts bâtiments, il réalise qu’ils sont coincés devant une rambarde de béton qui marque la fin de la dalle, avec au-delà, une des voies rapides souterraines qui passent sous la Défense. Plusieurs mètres à sauter, et il faudrait encore éviter d’être percuté par une voiture. Des silhouettes apparaissent dans le halo éblouissant devant eux. La patrouille de militaires se détache maintenant comme des ombres chinoises devant les mille spots illuminent la Grande Arche. Hector les perçoit comme marchant au ralenti, comme s’ils sortaient de la jungle, jungle urbaine. Des images de films des années 1970 brouillent la rétine d’Hector, l’espace d’un clignement de paupière, une illusion s’imprime sur le fond de sa rétine, il voit ces hommes envahir une clairière. Le bruit du sang qui bat dans ses tempes, dans ses oreilles, résonne comme des hélicoptères de l’armée entre les buildings. Hector se sent pris dans leurs phares, prêt à rendre les armes.

Apolline prend les choses en main. Littéralement ou presque. Elle lui attrape le poignet, lui dit quelques mots en Allemand, Oh, schau dir den Bogen an, er ist wunderbar, mein Liebling. Und diese Uniformen !, puis s’avance vers les militaires, entraînant Hector en tourbillonnant autour de lui, au bout de leurs deux bras croisés, simulacre de farandole. Leurs poursuivants se sont arrêtés et reculent désormais. Elle exagère son accent lorsqu’elle leur demande en Français s’ils peuvent prendre un selfie avec la troupe, avec comme fond visuel la grande Arche. Les militaires hésitent, mais ils se sentent flattés et bombent le torse lorsque leur chef accepte en masquant son sourire. Rencontre improbable. C’est un moment de détente pour eux dans une nuit de patrouille qui s’annonce bien morne. Un jeune militaire plaisante, décidément les Allemands kiffent l’uniforme, le chef le tance, Apolline ignore leur humour gras. Elle attrape Hector par la taille, le tire vers elle, ils se retournent pour prendre la photo dos à l’Arche. Les trois poursuivants ont disparu. Apolline embrasse Hector sur la bouche. Elle rit un peu bêtement. Elle les remercie, leur avoue qu’ils sont perdus à la recherche du RER. Le chef lui pardonne, bien sûr, c’est très grand, la Défense, un vrai labyrinthe, confirme-t-il. Ils vont les accompagner vers le RER. Elle parle avec la troupe sans lâcher la main d’Hector. Aucune trace des hommes de IAtus. Apolline plaisante, elle rit, elle est détendue. Heureuse d’avoir trouvé leurs sauveurs. Les militaires les raccompagnent dans les sous-sols jusqu’aux portillons du RER. Apolline les salue. L'affichage indique que le train est prêt à démarrer. Hector se met à courir en la traînant par cette main qui les connecte, serrée par l’adrénaline à s’en blanchir les phalanges. Ils se ruent dans les escalators, la sonnerie du départ se déclenche, ils accélèrent, saute dans la rame avant que les portes ne se referment. La tension retombe. Apolline lâche la main d’Hector et s’assoit sur un des sièges en carré, Hector se place en face. Elle a repris ses distances, une ombre passe sur son visage, durcit ses traits. Hector ne s’en offusque pas, mais se demande une nouvelle fois qui est vraiment cette femme.

À suivre…


La dose de Flow

Musique

Allez, on remonte un peu le temps aujourd'hui, avec un morceau magistral de Moriarty, groupe de blues rock franco-américano-suisse, aux multiples influences. Voici dans sa version live pour Radio Nova, When I ride,  un titre hommage à Jack Kerouac, tout comme la référence à Dean Moriarty dans le nom du groupe. Peut-être aussi je l'espère, une référence au personnage de Conan Doyle...

Moriarty - When I Ride | Live Plus Près De Toi

Lecture

Cette semaine, j’ai retrouvé mon amie Edwige Coupez dans une librairie parisienne, pour fêter le lancement de son premier roman. Nous avons été compagnons d’écriture, avons partagé des thèmes communs en visio pendant le confinement. Il y a dans ces retrouvailles, une joie profonde, celle d’avoir entendu les louanges de son éditeur et de l’avoir vu rayonner de la joie de pouvoir enfin mettre son livre dans les mains des lecteurs.

Alors, si le thème vous attire, je vous invite à lire J’avais oublié la légèreté, roman au titre merveilleusement évocateur, paru aux Éditions du Rocher. Cette légèreté évoque immanquablement le style de sa plume. Bravo Edwige !

À suivre

Le compte à rebours est enclenché, alors que j’enchaîne les chapitres de plus en plus longs, déroulant un plan qui s’est totalement stabilisé. Je chemine avec plaisir dans les pas de mes personnages pour pouvoir les libérer de la lourde tâche qui pèse sur leurs épaules, vous tenir en haleine jusqu’au dénouement de cette histoire à tiroirs, imbrication de vies, sandwich aux mille mystères (Gloups 🥴).

En attendant de vous retrouver la semaine prochaine, je vous souhaite un merveilleux week-end ! 

— mikl 🙏