Tahir, La Plaie 42 – Le Flow #204

Où je vous présente Tahir, le chapitre 42 de la Plaie et vous parle de Yungblud (oui, encore !)


Newsletter   •   05 mai 2024

Hello les amies,

Je ne peux pas vous dire comment finaliser puis accepter de partager les chapitres qui viennent m’a été difficile.

J’en ai bavé parce que ces chapitres sont délicats, et qu’ils m’ont demandé des recherches complémentaires, mais ils ont été surtout douloureux à terminer parce que ce sont des chapitres qui figent l’histoire des personnages dans leur être. Tout ce qui n’était que potentialité, notes, idées est devenu réel, comme si, à ce point de non-retour, les personnages avaient pris vie.

Mais j’ai accepté l’échéance et nous y voilà. Vous avez entre les mains Tahir, le chapitre 42 de mon roman.

Et pour rattraper votre lecture, c'est par ici :

Bonne lecture !


La Plaie - Épisode 42

Tahir

« J’avais un ami. Tahir, comme il s’appelait, mon double, mon frère, mon alter ego –, Rachid fit une pause, son regard pétilla soudain. Une âme frère, ça se dit ? Avant de reprendre – en tout cas, l’âme de Tahir vibrait comme la mienne, avant d’être avalée par la noirceur, une âme brisée, j’ai failli dire torturée, j’en tremble, car le pauvre a été torturé. Lorsque je l’ai revu, sa chair était devenue brune aux endroits où la gégène l’avait cramé. Chaque fois que j’y pense, que je cherche à retrouver son visage, je fixe le néant, mais j’entends un cri, un hurlement rauque, guttural qui m’arrache le cœur, j’étouffe, me noie avec lui. Tahir est revenu, pourtant, après onze ans. J’ai cru que je pourrais recoller les morceaux, on était si proche. Reprendre où l’on s’était arrêté. Soigner ses blessures aussi. Mais qu’est-ce que tu veux dire après ça ? Rien n’avait de sens. Même le mot le plus simple, merci, restait coincé dans ma gorge. Je ne croyais plus revoir mon seul frère et son corps nous est revenu, c’est vrai, mais l’homme j’ai retrouvé n’était plus Tahir. Comment admettre que la vie vous façonne, pour le pire trop souvent.

Si quelqu’un pouvait l’atteindre, le sauver, ce ne pouvait être que moi. Je l’ai presque toujours connu, élevés ensembles, dans le même village, Aït Aïssa. Là-haut, dans les montagnes de Tizi Ouzou. Tu t’en souviens sûrement, mon fils. Nos premières vacances après que j’ai osé remettre les pieds là-bas, en Algérie, après que je sois devenu français moi aussi, que les choses se soient tassées, un peu. La colère s’était émoussée, elle s’émousse toujours. J’aurais préféré que Tahir soit encore en colère. Il n’en avait même plus la force à la fin.

Aït Aïssa, tu te rappelles comment c’était dans les années 1980 ? Alors, tu imagines à l’époque, quand j’avais quoi, cinq ans, six peut-être ? Un bled, le trou du cul du monde comme ils disent, les Français. Un village perdu, mais heureux. La France ? On en avait à peine entendu parler, tu sais. Il nous avait donné leur langue, et puis ? À la ville, c’était différent, beaucoup n’avaient que ce mot-là à la bouche. Français ! Alors, ils crachaient par terre pour se laver la bouche comme s’ils avaient avalé de la Djàda. La France était un mythe qui s’éteignait, une statue qu’on déboulonne. Le vent soufflait, l’air acide de la révolte faisait trembler la métropole, le bruit des rafales sonnait comme un chant d’adieu. Un hulullement lugubre avant l’espoir. Prendre en main son destin. Retrouver un honneur. Rêve d’autonomie. Et tout ça pour quoi ? Ils avaient tous leurs raisons, mais les cœurs s’emballaient dans les rêves d’une nation indépendante. C’était tout le continent africain qui vibrait à l’unisson, qui croyait en nous. J’étais enfant alors, mais je les comprends. Il y avait l’espoir de repartir à zéro, de recréer un ailleurs sans même bouger. Je suis né indigène, comme beaucoup, Français sans l’être, le goût du Français, mais pas la couleur, pas comme la boisson – Rachid avala une gorgée de thé, son whisky berbère, comme il l’appelait, puis fit une longue pause avant de reprendre.

Ce n’était pas pareil pour nous à Aït Aïssa. On n’était pas mieux considéré, mais on était berbères. Notre salut, notre espérance, on la tirait de notre identité, notre histoire, celle qu’on se racontait le soir pour tuer le temps au bled, pour communier. Des indigènes, nous aussi, voilà ce qu’on était, mais dans nos montagnes, ça changeait quoi ? On avait notre fierté et on vivait bien. En paix. On oublie trop souvent le confort de la paix, comme elle se fond dans l’air que l’on respire.

Foudil, le père de Tahir, il venait de la ville, mais il ne parlait pas de tout ça. Autonomie, indépendance, il en rêvait aussi, comme tout le monde, mais il faisait profil bas. Il était revenu à Aït Aïssa parce qu’il avait senti la tempête monter, des nuages noirs qui n’annonçaient que trop les morts à venir. C’était un vrai sage, comme ton grand-père, tous les deux. Les piliers du village, des petits héros, je te jure !

Tahir et moi, c’était autre chose, pas vraiment sages. Tahir, c’était le grand, deux ans de plus, mais égaux dans les conneries. Je ne dirais pas que c’est lui qui m’a entraîné, ça non, chacun avait ses propres folies, et ses idées tordues. On se complétait. On poussait les limites, jusqu’à parfois se prendre quelques dérouillées, jamais rien de trop méchant. Je pense qu’on a eu de la chance.

C’est bizarre la mémoire, hein ? Je te parle de ces instants comme une période de liberté. Aujourd’hui, je ne sais plus tellement si c’était si bien. Tu réécris sans cesse ton histoire, tout le monde fait ça dans sa tête. Même dans les livres d’histoire, tu imagines ? Alors, je ne sais plus de quelle période je dois être nostalgique, si j’ai même une raison de l’être. Parce que l’histoire de l’Algérie, c’est un chemin compliqué. Sinueux —, Rachid aimait ce mot, il se prononçait avec une lente délectation qui décuplait son accent.

C’est nos paternels qui nous ont d’abord rapprochés. Je me tenais à l’écart au début. Tahir venait de la ville, il avait d’autres manières. Le père de Tahir, Foudil donc, était ami avec le mien, Birem, ton grand-père. Inséparables, tous les deux. Ils avaient perdu leur femme, ça les a rapprochés. Ils n’avaient que nous, alors que dans le village, les autres familles élevaient de vraies tribus, tous les frères et sœurs dont nous ne pouvions que rêver. Nous, nous avions des sages à notre disposition, des ermites aussi à leur façon, qui se taisaient souvent pour se perdre dans la contemplation.

Dans le village, il était devenu les deux patriarches, les sages de la montagne. Mon père c’était juste parce qu’il savait lire et compter, mais le père de Tahir, lui c’était un vrai intellectuel. Il avait tout lu, en Français, en Arabe, en Kabyle et même dans d’autres langues berbères. Alors, qu’est-ce qu’il foutait là dans ce village perdu ? Il prenait du recul. Lui, il la connaissait la France. Il avait eu affaire à l’administration, au pour, au contre, aux militaires, aux factions, à l’époque où les acronymes à trois lettres fleurissaient. Alors, il était revenu à ses racines. On aurait pu dire qu’il avait fui, s’il avait été malheureux, mais il était bien là, dans son vieux village, à vivre au calme. Je crois qu’avoir la vie sauve, ça lui suffisait. Vivre. Une victoire à célébrer. « Dans le silence du sable, même le vent se déplace sans laisser de trace. » Voilà ce qu’il nous disait, quand il voulait prendre des airs de vrai sage. Vivons cachés, vivons heureux – Rachid aimait bien simplifier les expressions à leur extrême. – Évidemment, Tahir et moi, on a pas écouté son conseil. Le climat était malsain dans les villes, un peu partout. Le FLN, l’OAS, l’armée française. On ne savait plus qui était avec qui, plus à qui faire confiance. C’était le bordel – Rachid prononçait toujours ce mot, bordel, en bassant la voix, comme s’il s’en excusait, mais avec un sourire en coin, transgressif et jubilatoire.

Birem – le sourire de Rachid revint, comme à chaque fois qu’il parlait de son père –, ton grand-père, il a presque créé le village au milieu de rien, comme le génie de la lampe. Aït Aïssa, c’est un pays de poussière, tu sais. La terre y est dure comme tu ne l’imagines pas. Le vent l’érode. Poussière partout. L’usure du temps se respire, recouvre les corps. Tout se gagne là bas, il faut aller chercher les sources très profond pour y amener l’eau, pour que prospère ce que l’on sème. Il faut de la force, de la volonté, une vision, pour que ça pousse et ton grand-père avait tout ça. À lui seul, il a bâti une oasis, fait éclore un mirage de cette terre qui s’est nourrie de son corps. Ce n’était pas un lieu de richesse, c’est sûr, mais un lieu de subsistance, de substance. Un lieu de vie. C’est banal de dire ça, mais c’était un petit paradis, simple, humain. Éphémère et fragile. Entre ces cailloux, un village a prospéré. Hospitalier, chaleureux, comme je ne l’ai plus jamais ressenti. J’y étais attaché à cette terre, elle était magique dans le sens où elle m’émerveillait, comme un tour de magie allume le regard d’un gosse. Je me souviens de cet olivier près de la maison. Quel âge avait-il ? Je ne l’ai jamais su, mais il était si noueux qu’il devait remonter à la nuit des temps. Il était pile entre notre maison et celle de Tahir. Il y avait des chênes-liège aussi. J’aimais bien couper l’écorce, sculpter de petits objets au canif. Il y en avait partout dans la maison. Cette terre, je l’ai aimé, comme si elle vivait, en retour, elle m’a transmis des traditions, un attachement aux racines. Tout ce qui t’a tant pesé. Mon attachement s’est exacerbé ici, loin de cette terre. La France. Un lieu qui me semblait plus infertile et désolé que ce village perdu.

Le père de Tahir, il n’était pas fait pour travailler la terre, lui il travaillait la tête. Alors, on partageait ce qu’on avait, les légumes, le lait de chèvre, les poules, les œufs, même la viande, et lui, il nous faisait classe, à Tahir et moi. Il m’aimait bien, j’étais presque son fils et Tahir était un peu celui de ton grand-père. Dans le village, on était les enfants des deux sages. On pouvait faire tout et n’importe quoi, avec Tahir, on nous passait tout. « Ils sont jeunes, c’est pas grave », « Ils ont du tempérament ces deux-là, comme leurs pères », parfois, c’était « comme leurs mères », ça échappait à ceux qui avaient connu ta grand-mère et le silence se faisait. Des têtes à claque, on était. Oh, on s’est pris quand même quelques raclés, quand les pères apprenaient qu’on avait fait les cons, mais les autres mômes dégustaient sévères, nous rarement, on passait entre les gouttes. Princes de la montagne. On a vécu des premières années heureuses là-bas. On n’avait pas besoin de grand-chose. La nature, la liberté et une éducation. Je crois que de tout ça, je peux avoir la nostalgie de ces leçons avec Foudil et Tahir – Rachid s’arrêta un moment pour avaler une gorgée de thé tiède.

Du caractère, vous en aviez aussi ton frère et toi, vous aviez comme nous ça dans le sang. J’étais un peu fier de vous au village. J’étais inquiet aussi. Dans le silence du sable… disait Foudil, vous c’était plutôt les deux marcassins qui chargent sans réfléchir. Le bruit du vent ? tu parles… Combien de fois vous vous êtes fait attraper avec ton frère, hein ? Dans le village, les gens ne me disaient rien, ils vous aimaient bien, alors ils fermaient les yeux. Certains vous donnaient même du taknift. Je leur disais, « mais comment vous voulez qu’ils comprennent ? » Ça les faisait rire. Ils avaient raison, j’en suis sûr. On venait pour les vacances, eux avaient vécu le bordel que j’avais fui. Ils savaient que l’Algérie, c’était assez dur comme ça, pas la peine d’en rajouter.

L’histoire compliquée du pays, elle a su pourtant nous rattraper. Il y a eu de plus en plus de passage dans le village. Ça a commencé en avant 1962, en 1960 peut-être. Les gars du FLN se planquaient dans la montagne pour préparer leurs opérations. La Kabylie était leur maquis. On les regardait comme ça, avec le sourcil froncé, le front plissé de celui qui sent l’orage qui monte et guette le moindre grondement. Ils étaient installés dans des campements, plus loin dans les montagnes. Quand ils venaient au village, ils étaient gentils, au début, mais plus la situation durait, plus ils se tendaient. La peur qu’on les dénonce, le manque de nourriture. L’excitation, la rage, probablement. Alors, ils nous prenaient une poule, du lait, des légumes de temps en temps. On n’y faisait pas trop attention avec Tahir. Sauf quand ils nous ont pris notre âne pour transporter leur matériel. Ça a fait du vide et du boulot. Et puis on l’aimait bien, la bête. Mais on était encore dans notre bulle, notre monde, trop jeune pour entendre ces échos du tumulte de ce qui se déroulait dans le reste de l’Algérie. Les événements. La guerre, une guerre civile, sournoise, sans vraies règles, sans vrai camp, même. La confusion était partout. Qu’est-ce que tu voulais qu’on y comprenne ? On était des mômes, mais on savait au fond de nous que ça commençait à sentir sérieusement la chèvre.

Avant qu’on parte, les gars se considéraient chez eux, ils défilaient comme des coqs avec leurs fusils en bandoulière. Et puis, un jour, ils ont traversé le village en tirant en l’air avec leurs fusils. Ils adoraient ça, mais cette fois-là, le gâchis de munitions a duré plus longtemps que d’habitude. Ils criaient, ils chantaient. Ils nous ont dit que ça y est, le pays était indépendant. Avec Tahir, on pensait que c’était bien, l’indépendance, il faisait rêver ce mot. Mais le bordel qui s’était tenu loin de nous a continué à se rapprocher. Le FLN qui se cachait dans les montagnes est parti, mais ils repassaient parfois vérifier qu’on marchait droit. D’autres sont venus, des groupuscules socialistes, d’autres abréviations à trois lettres. Eux, ils n’aimaient pas le FLN. Autre pouvoir, autre résistance.

On a grandi avec Tahir, on devait être en 1965, 1967 peut-être et on commençait à trouver la résistance attirante. Le monde extérieur, le FLN ou après le FFS, ils venaient chez nous pour résister. On s’est forgé dans cette identité. C’était ça, les montagnards, des résistants. À quoi ? On ne savait pas trop, mais on s’y reconnaissait. Ça donnait un statut, on était des mecs, prêt à mourir pour des idées. On n’était pas trop regardant. Alors les deux paternels se sont réunis, tous seuls. Je les vois encore, à discuter sous l’olivier entre nos deux maisons, toujours debout, presque éternel. Ils ont eu peur, peur qu’on se laisse entraîner, peur des représailles du FLN sur le village qui savaient très bien où l’on pouvait se planquer en Kabylie. La décision nous a mis une gifle. Ils nous ont envoyés à la ville, à Tizi Ouzou. Ils ne pouvaient pas venir, car s’ils laissaient la maison, elle se serait squattée, voler par des militaires ou des maquisards. Partir, c’était tout perdre. Ils nous ont envoyés chez un oncle, un frère de Foudil.

On est parti, pas si loin, mais ça nous semblait le bout du monde. Anonymes, montagnards sans montagne. Choc du déracinement. L’oncle nous a envoyés à l’école. Qu’est-ce qu’on foutait là ? On en savait déjà plus que tous les autres grâce à Foudil, plus que les profs parfois, mais on était des moutons noirs, alors on s’est serré les coudes. L’oncle était gentil, sa femme adorable. On s’est construit comme ça, à l’abri dans notre bulle. On n’avait pas beaucoup de potes, on travaillait, on lisait, l’oncle avait récupéré la bibliothèque de Foudil pour nous. Cultivés, éduqués, on aurait un bon métier, le plan des paternels avait fonctionné. Est-ce que c’est ça qui nous a monté le bourrichon ? Je ne sais pas. Mais pendant les études en chimie —, on nous avait orientés là parce que le pétrole, c’était la richesse du pays – on a cru aux mirages.

C’est à ce moment que j’ai rencontré Tin. Elle venait souvent avec sa famille chez l’oncle. Je n’osais pas l’approcher. Je sortais quand il y avait trop de monde dans l’appartement. Je glandais en bas, à l’ombre, en fumant des clopes qui sentaient le foin. Elle n’a pas été farouche. Elle s’ennuyait avec les ancêtres, alors elle est descendue et s’est assise à côté de moi, contre le mur. Elle m’a pris la cigarette des mains sans rien dire, elle a tiré une longue taffe puis me la rendu. Les femmes ne traînaient pas trop dans la rue. En s’installant près de moi, elle me défiait un peu. Elle défiait l’autorité. Ta mère, elle aussi c’était une forte tête. Berbère jusqu’à la moelle, jusqu’à la mort. Tu sais qu’elle s’appelait comme la reine berbère, Tinhane. Elle aussi, c’était une résistante, une radicale. Encore plus que nous. Sans elle, je crois que je serais rentré dans le rang. Un an après, on était marié. Ton grand-père avait accueilli les familles à Aït Aïssa, pour continuer la fête, dans la montagne. Ça a duré presque une semaine, puis on est retourné à Tizi Ouzou.

J’étais étudiant, je n’avais pas grand-chose. Tin vivait toujours chez elle, et nous avec Tahir, chez son oncle. En réalité, elle était tout le temps fourré chez nous. Elle lisait des bouquins, puis elle allait rencontrer des gens pendant qu’on suivait nos cours. Le soir, elle nous traînait dans des réunions avec différents partis, des groupuscules, et elle changeait dès qu’elle trouvait que ça parlait trop. Souvent la seule femme, elle tenait tête à tous les hommes, Tinhane.

Indépendance, autonomie, des mots qui faisaient tourner les têtes, toujours. Là-dessus, elle s’entendait bien avec Tahir. Tous les deux, c’était leur truc, leur espoir, leur horizon. Oh, je ne fuis pas, je ne me cache pas derrière eux. Tu sais, j’y ai cru aussi. Ça me plaisait de croire que tout était possible, que la société allait s’ouvrir. Que les opprimés ne deviendraient pas les oppresseurs. Toute l’Afrique nous regardait. On aurait pu devenir un modèle de transition démocratique. On était jeune, on a cru qu’on pourrait encore changer les choses, saisir notre chance, même si on ne nous la donnait pas, construire un pays, y participer. On a été con et il a fallu attendre 1976 pour s’en rendre compte. Tu te rends compte ?

Créer une nation berbère, un gouvernement local, c'était utopique, mais gagner une reconnaissance, obtenir un statut, cela nous semblait à portée de main. On pensait que ça viendrait par l’éducation, que l’éducation marquerait le sursaut des Berbères. L’émancipation par la culture. La connaissance que nous avait donnée Foudil était tout ce qu’on avait. On a voulu la partager, alors on s’est mis à donner des cours aux jeunes, de l’éducation populaire. On apprenait aux enfants à lire. Pas l’Arabe, le Kabyle. L’université nous prêtait une salle. Tin n’allait pas à l’université, mais elle avait dévoré tout ce qu’elle pouvait trouver dans la bibliothèque de l’oncle, alors elle enseignait aux jeunes avec nous. On accueillait de plus en plus de monde. Ils venaient parce qu’il y avait une bonne ambiance, on s’amusait. Y avait un paquet de mômes qui rappliquaient parce qu’ils étaient amoureux de Tin, les filles parce qu’elle croyait que c’était une princesse.

En 1975, ça s’est tendu. Le climat s’est échauffé, la pression est montée sur la Kabylie. L’indépendance ne profitait pas à tout le monde. Le FLN, il avait su se planquer chez nous dans les montagnes, quand il en avait eu besoin. Après ? Que dalle. Ttal. À l’époque, tout le monde était communiste, socialiste, ça ne voulait plus rien dire, toute une palette de solidarités feintes, cinquante nuances de rouge. L’unité s’est faite au prix d’une fermeté toujours plus grande, dans un régime autoritaire tenu par les militaires. On ne l’a compris que trop tard. La France avait oublié l’Algérie, le gouvernement nous avait oubliés. Le pays se façonnait, mais on n’avait pas notre mot à dire. On l’a compris quand un jour l’université nous a dit qu’ils ne pourraient plus nous prêter de salle pour accueillir les mômes, qu’il fallait arrêter tout ça. À notre façon, on faisait de la politique, et la politique, c’était le monopole du parti unique. Entre nous, on l’appelait le parti inique. À l’époque, il y avait des rumeurs qui courraient, on disait que le gouvernement allait fermer l’université de Tizi Ouzou. Qu’est-ce qui nous serait resté ?

On était tous les trois le soir de l’annulation de nos cours, dans la salle vide où l’on attendait les élèves. Je revois l’atmosphère de fin de règne. Dehors, il faisait nuit. Le bureau du prof était éclairé par une lampe d’architecte à l’ampoule jaunâtre. Je faisais face aux pupitres alignés, les derniers rangs se perdaient dans l’obscurité. Tahir me regardait, je crois que mon regard résigné l’a fait bondir. Il a frappé du poing sur la table. Tin et moi avons sursauté. « Impossible d’en rester là. », avait-il dit d’une voix ferme, mais sans crier. Je ne voyais pas ce qu’il voulait faire. De la politique ? Le parti unique contrôlait tout, avec l’armée qui tirait les ficelles. « La révolution naît d’une étincelle sur une terre asséchée. On y était presque, c’est pour ça qu’on en est là, alors on va la faire cette étincelle, juste une, toute petite. On aura fait notre part et après, qui sait ? » Ta mère a hoché la tête. Je me suis tu. Ce plan me semblait mystérieux, improbable, mais je n’ai rien dit. Je pensais qu’on avait déjà fait ce qu’on pouvait, que Tahir parlait sous le coup de l’émotion. Je n’ai pas vu la braise qui brillait dans ses yeux.

On a continué à utiliser la salle, en cachette. Plus pour les enfants, mais pour des meetings. Le mouvement a pris de l’ampleur, semaine après semaine. On était bientôt trop nombreux pour que l’université ne nous remarque pas. Un épicier à proposer d’héberger les réunions suivantes, pour la discrétion. Tahir y a rameuté de plus en plus de monde et avec Tin, on s’est laissé griser. Avec le recul, j’entends le grincement de ces engrenages qui, lentement, cran après cran, nous entraînait en douceur, serrant leur emprise jusqu’à ce que l’on ne puisse plus retirer le bras sans le perdre, un engrenage qui résonne maintenant dans ma tête comme le tic tac d’un réveil, le détonateur d’une bombe qui s’était amorcée sans que personne n’y prête attention.

À suivre…


Mon interview pour SyFantasy

Voici une interview donnée à l’occasion de la sortie d’Amazonies Spatiales, un recueil de nouvelles publiées chez Bragelonne dans lequel se trouve ma nouvelle, Révolution. J’y parle de mes références, du travail avec les experts et de mon processus d’écriture.

🔗 Amazonies Spatiales : Interview avec Mickaël Rémond

La dose de Flow

Musique

Décidément, j’adore Yungblud. 26 ans. Une boule d’énergie concentrée. Un de mes artistes favoris, il transforme chaque scène qu’il foule, c’est un mouvement à lui seul. Sa reprise incroyable de Life on Mars de David Bowie devrait vous donner des frissons.

Alors, pourquoi je l’adore ? Parce qu’il enchaîne les morceaux marquants, pas seulement des tubes, mais aussi des brûlots, à sa façon. Des exemples ?

  • Parents : Le morceau qui l’a lancé et qui montre que Yungblud n’a pas peur d’assumer des paroles provocantes.
  • Mars : Un morceau qui défend la différence et la tolérance, mais attention, le clip est dur et prend aux tripes, inspiré par une fan transgenre. Vous êtes prévenues. Je ne peux pas le regarder sans pleurer.
  • hope for the underrated youth et fleabag : La Défense d’une jeunesse que la société met sous pression, par un ancien punk qui a su dépasser l’horizon bouché du No Future, tout ça servi par des clips à la photographie magnifique.

Et sa voix, mes amies… Yungblud vient de reprendre le morceau de Kiss, « I Was Made For Lovin’ You ». Une pure merveille que je vous partage ici !

YUNGBLUD - I Was Made For Lovin’ You

À suivre

Rendez-vous la semaine prochaine pour le prochain épisode, toujours avec la voix de Rachid Mahi.

En attendant, je vous souhaite un merveilleux week-end !

-- mikl 🙏