Numid/+, La Plaie 41 – Le Flow #202

Où je vous présente Numid/+, nouvel épisode de mon roman La Plaie, et vous parle de Orange Blossom.


Newsletter   •   07 avril 2024

Hello les amies,

C’est bien connu, on en plaisante entre nous, l’historique de recherche d’un auteur témoigne de ses obsessions du moment. Elles peuvent paraître bien curieuses, voire carrément suspectes, mais nous amènent toujours à des découvertes passionnantes. Cette semaine, de fil en aiguille, je me suis plongé dans les particularités géologiques de l’Île-de-France. Sol argileux, crayeux ? Où, pourquoi, comment ?

Rassurez-vous, ce n’est qu’un détail dans cet épisode, de ces petits riens qui font aussi partie du plaisir de l’écriture, le bonheur de se perdre dans des sujets chiants qui vous semblent subitement indispensables et passionnants.

Voici Numid/+, l’épisode 41 de mon roman.

Et pour rattraper votre lecture, c’est par ici :

Bonne lecture !


La Plaie - Épisode 41

Numid/+

Ça montait en effet. Le chauffeur du vélo-taxi avait fait tomber la veste et l’avait confiée à Hector avant de reprendre l’ascension. Son Tshirt s’auréolait, mais Hector ne culpabilisait pas, occupé qu’il était à rassembler tous les souvenirs possibles sur ce cousin qu’il n’avait pas vu depuis quoi ? Quinze ans ? La mort de Yacine. Le chauffeur s’orientait grâce à la vieille tour TDF des Lilas qu’on apercevait de temps à autre lorsque la vue se dégageait. La tour du relais télé dominait le plateau de Romainville, visible de partout ou presque dans Paris. Tout le monde connaissait sa silhouette, personne n’y prêtait attention. À son pied se trouvait le fort de Romainville, partiellement enterré, perdu dans la végétation, invisible à cette distance.

Le terrain s’aplanit. Ils avaient atteint le sommet du plateau, et après quelques détours, le chauffeur s’arrêta devant l’allée qui menait à l’entrée du fort, derrière une première enceinte grillagée.

— Et voilà, dit-il en reprenant son souffle. Le fort de Romainville, 131 mètres d’altitude. Ici, on dépasse la butte Montmartre.

Le type avait une connaissance charnelle, corporelle, des collines de Paris, ses cuisses se rappelaient de chaque nuance.

Hector lui donna le prix demandé et ajouta un généreux pourboire.

— 100 mètres de dénivelé positif, répondit simplement Hector, ce n’est pas si cher payé, ça fait à peine cinquante centimes le mètre.

Le chauffeur apprécia cette blague fort rémunératrice. Il se marra en s’installa à l’arrière de son attelage, « Je reprends des forces » et regarda Hector s’avancer vers la guérite qui contrôlait le passage de la première enceinte sécurisée. Hector montra son badge de Police et le planton lui ouvrit le portique sans discuter. Hector franchit l’espace avant la seconde enceinte, la vraie, la partie émergée du fort Vauban. Mur de pierres, mélange aux couleurs grises, crayeuses ou parfois sombres, évoquant les pierres de meulière. Presque une prison, des murs plus bas qui sont là pour empêcher qu’on rentre, pas que l’on sorte.

Près du portail en bois, une plaque défraîchie arborait un logo démodé, CFD, en lettres bleu blanc rouge, Centre de Formation des Démineurs, et en dessous l’écusson des démineurs de la préfecture de Paris, une croix cardinale, constituée de quatre grenades attachées par leur goupille. 1883. Ça faisait un bail que le monde avait appris à se péter la tronche à coup de trucs qui font boom.

Il sonna et la porte s’ouvrit immédiatement. Le gars de l’entrée avait passé le mot. Un jeune gaillard jovial, en uniforme portant un écusson aux quatre grenades, lui tendit immédiatement la main pour l’accueillir, une poigne ferme, solide, habituée certainement à couper sans trembler des fils bleus ou des fils rouges sur des bombes artisanales. L’homme secoua plusieurs fois la main d’Hector, les secousses réveillèrent ses douleurs, les coups qu’il avait pris en traversant la manif et les bleus qui ne manqueraient pas d’apparaître le lendemain.

— Votre frère m’a dit qu’il vous attendait. Je travaille sous ses ordres. Bienvenue au Fort !

Hector ne broncha pas devant l’erreur de son interlocuteur. Il fut conduit à un poste de contrôle. Il confia son arme de service à l’agent qui l’opérait, puis demande s’il pouvait garder son téléphone.

— Oui, lui dit-il. De toute façon ça ne capte pas. Attendez, je vais vous donner le code Wifi. Il n’y a qu’un réseau, précisa-t-il.

Il tira de son bureau un papier découpé maladroitement sur lequel le mot de passe était inscrit à la main. « Tout en minuscule », ajouta-t-il. Hector l’empocha et rejoignit son interlocuteur, après le scanner à rayons X, puis la vérification corporelle infrarouge. Il le suivit sans un mot au travers de longs couloirs bordés de bureaux et de salles de réunion vétustes. Les lieux lui rappelaient le commissariat du Xe arrondissement. Mis à l’aise par ces éléments familiers, il se détendit. Une chose était sûr, le tueur de IAtus, ne le trouverait pas ici, dans cette forteresse hors du temps.

— Je vous préviens, on va descendre. C’est pour ça que ça ne capte pas. Vous pouvez vous connecter au réseau pendant que je joue le guide. Vous n’êtes pas claustrophobe ?

Le type n’attendait pas de réponse, c’était Hector Mahi, bordel, chevalier sans peur et sans reproche ! Il s’arrêta devant une porte qu’il déverrouilla avec son badge. Nouveau couloir, puis escalier en pente douce, se terminant sur un monte-charge à la structure grillagée. L’architecture avait changé, désormais austère comme un bunker de 1945. L’homme invita Hector à le rejoindre à l’intérieur. Vertige. Il devina une cage d’ascenseur fort profonde à travers la fente entre le couloir et la cabine. Son guide referma la grille et pressa le bouton de commande du bas. Le panneau ne comportait aucune mention. Le monte-charge se mit en branle dans un grincement métallique.

— Je savais qu’un fort était souvent enterré, mais à ce point…

— Vous n’imaginez pas, non. Toute la zone à Paris est un gruyère. Des carrières, des sols crayeux, du calcaire souvent attaqué par les infiltrations d’eau.

Il désigna au travers de la grille, la matière légèrement blanchâtre qui composait les parois de la cage d’ascenseur. Le monte-charge descendait lentement. Hector eut le temps alors d’apercevoir un couloir creusé dans ces parois calcaires. Ce ne fut que le premier d’une longue série. Ils partaient dans des directions différentes, faiblement éclairés par des néons dessinant une ligne de fuite vers l’infini.

— La partie crayeuse a permis de construire un réseau de connexion entre les forts de la région parisienne. L’un deux mène directement aux services informatiques de la DGSE dans le fort de Noisy. On m’a dit qu’on pouvait le rejoindre en moins de trente minutes. Je n’ai pas essayé, je n’ai pas l’habilitation.

La descente se poursuivait et paraissait interminable.

— Ah voilà, vous avez remarqué ?

Il désignait la paroi.

— La texture de la roche a changé ? hasarda Hector.

— Exact, nous traversons une zone argileuse. C’est la particularité du plateau de Romainville et c’est pour ça que nous avons choisi ce site. On a pu creuser très profond dans cette masse d’argile pour installer nos salles d’entraînement. Nous y avons également notre laboratoire. Ça nous permet de nous entraîner près de Paris, sans risque pour les populations. La masse d’argile nous protège de l’humidité et constitue une zone solide et stable. En cas d’explosion, en haut, ils sentiraient à peine une vibration. L’argile absorberait l’onde de choc. Elle peut également contenir la radioactivité, mais nous ne manipulons pas ce genre de substance ici. Vous connaissez Bure ?

— Non.

— C’est un site d’enfouissement des déchets nucléaires. Sol argileux également, mais ils ont creusé beaucoup plus profond, jusqu’à 500 m. Ici, on plonge juste de 150 m. C’est suffisant pour notre besoin.

— Vous me dites que vous manipulez de vrais explosifs ici ?

Après une dernière secousse, le monte-charge s’arrêta sur un couloir en béton.

— Oui, c’est nécessaire, c’est notre boulot. J’ai oublié de vous dire, mais ça y est, nous entrons dans un espace restreint, qu’on peut qualifier de dangereux. Si un prototype pète, on y reste tous.

Il avait prononcé cette dernière phrase sans le moindre affect, en ouvrant la grille.

— Je vous laisse dans de bonnes mains.


Mohand était là pour l’accueillir au pied du monte-charge. Il se précipita pour lui donner l’accolade, puis recula pour observer Hector dans son ensemble.

— Mon Dieu, Kaîs, tu n’as pas changé.

Il avait exagéré son accent, comme l’aurait fait sa propre mère. J’ai au moins changé de prénom, pensa Hector, mais il tut sa remarque et se laissa emporter par les effusions de Mohand. Cet accent lui avait manqué.

— Comment va Rachid ? poursuivit Mohand. Oh là là, ça fait un bail aussi.

— Je vais le voir tout à l’heure, c’est lui qui m’a filé ton numéro.

Les politesses continuèrent un petit moment, chacun demandant des nouvelles de toute la famille, du moins de tous les noms dont ils parvenaient à se rappeler. De temps en temps, l’un prenait un air contrit en apprenant un décès.

La discussion qui s’étirait rendait Hector nerveux. Il vérifia son téléphone. Il captait bien le réseau Wifi. Aucune nouvelle d’Apolline. Il avait oublié d’envoyer un message après son extraction du bar et lui confirma qu’il suivait le plan. « J’ai réussi à sortir de la zone de manif, je suis au centre de déminage avec Mohand. Je te contacte dès que je sors. » Mohand remarqua qu’il était absorbé par son affaire.

— Bien sûr, tu es pressé, je ne l’oublie pas. On aura le temps de reparler du bon vieux temps plus tard. Hein ?

Il lui donna une grande bourrade

— Frère ?

— Ah oui, j’ai dit à Elliot que tu étais mon frère, c’est plus simple. Et puis on a été élevé ensemble, comme des frères. Alors, c’est tout comme, non ?

Hector hocha la tête et suivi Mohand jusqu’à la salle d’entraînement. Il se sentit oppressé. Tout était si exigu, on aurait dit un terrier. Hector se doutait que l’espace était limité parce qu’à cette profondeur les soutiens de béton devaient être épais de plusieurs mètres. Il se tendit en imaginait la masse qui se trouvait au-dessus de leurs têtes. Le couloir était court, étroit et bas de plafonds. Il débouchait sur deux portes. Ils laissèrent le labo sur leur gauche, Mohand badga à droite et tous les deux s’engouffrèrent dans l’ouverture vers la salle la plus dangereuse de l’édifice. Hector se sentait comme un mineur du début du siècle passé, risquant de périr d’un coup de grisou à tout moment. Pourtant, il sourit en pensant qu’il avait touché le fond, et qu’il ne pourrait pas descendre plus bas. Il testa Mohand avec une allusion à la campagne de dénigrement.

— J’espère que tu me pardonnes le timing. Je m’en voudrais de t’attirer des ennuis.

Le bruit des ventilations qui amenait l’air respirable depuis la surface les forçait à élever la voix.

— Tu parles, je vais en profiter pour te montrer ce que je fais. Peut-être même qu’il y a des trucs qui pourraient te servir un jour, qui sait. Tu vas me raconter ton affaire en même temps.

— Je me passerais bien des travaux pratiques, mais oui, merci, je te suis.

Les rumeurs d’Internet n’avaient pas atteint les profondeurs de la ville. Mohand s’approcha d’un des démineurs, qui en tenue sécurisée se penchait sur une boule de fils et d’électronique. Ils se placèrent tous les deux derrière une structure de béton et de métal.

— C’est censé nous protéger du souffle si ça explose. C’est un peu comme les gilets de sauvetage dans les avions, fort effet placebo.

La protection rudimentaire contrastait avec l’image ultra technologique qu’Hector se faisait du métier.

— Vous n’avez pas de robot qui arrive avec un caisson pour contenir la bombe et la faire exploser en sécurité ? Un genre de rover martien ?

— Ouais, on a des trucs comme ça pour le tout venant, les bagages oubliés dans les gares, tout ça. Mais pour les cas sérieux, les bombes imposantes ou placées dans des endroits un peu retors, le robot ne suffit plus. Et il est moins cool qu’un rover.

Mohand se tut pour observer par une mince ouverture comment la jeune recrue s’y prenait avec son engin explosif. Hector attaqua sans détour.

— J’ai des questions à te poser sur une bombe.

Mohand embrassa la salle d’exercice d’un large geste de la main.

— Vas-y. Tu es au bon endroit et je suis la bonne personne.

— La bombe de la Plaie. Vous savez ce que c’était ? Qu’est-ce que vous en dites ici, entre experts ?

Mohand releva la tête pour planter son regard dans celui d’Hector.

— Ce n’est pas la crim qui travaille sur l’attentat, et...

— C’est vrai, l’interrompit Hector. C’est une curiosité personnelle. J’ai besoin de saisir à quoi j’ai eu affaire.

— Une bombe, c’est fait pour exploser et nous on est là pour stopper l’inéluctable. Les démineurs sont formés pour éviter de faire n’importe quoi – on ne secoue pas le paquet pour savoir si ça fait tic tac –, pour empêcher les bombes d’exploser et au pire pour limiter les dégâts. Ce qui se passe après l’explosion, les radiations, les émanations chimiques, ce n’est plus de notre ressort. C’est le rôle des secours et de la gestion de crise. On intervient en amont du processus. Une bombe comme ça, ça ne change pas notre boulot. Quand c’est ta vie qui est en jeu, peu importe le type de bombe. Pour toi, ça ne change rien si ça pète, on va te ramasser en raclant la moquette à la petite cuillère. Donc on ne pense pas à l’après. Comme dans les films, notre horizon s’arrête au 00:00 des comptes à rebours. Tu vois l’idée, même si en pratique, personne ne met de jolis écrans sur sa bombe.

L’élève qui se débattait avec sa bombe leva le poing droit. Il avait réussi à se résoudre le puzzle mécanique auquel il était confronté. Il y eut quelques applaudissements dans un coin de la grande pièce. Le démineur alla rejoindre le groupe de ceux qui avaient déjà terminé leur test. Il n’en restait plus qu’un. Mohand nota quelques éléments dans un carnet, puis fit signe à Hector de le suivre vers le dernier atelier. Ils se placèrent derrière le même genre de protection. Cette fois la bombe était plus grosse et manifestement plus complexe. Hector poursuivit sa charge.

— Tu penses qu’Alexander Karpathi peut avoir un truc à voir avec cette bombe ? C’est le patron de IAtus.

— Oui, oui, je connais. Pourquoi aurait-il quelque chose à voir ?

Il ne quitta pas des yeux l’opération en cours, s’approchant même de la fente d’observation.

— Parce que je lui ai fais avouer que le drone qui m’a attaqué venait de chez lui. Alors, pourquoi pas le reste de l’équipement ?

Mohand se mordit la lèvre, puis cria « Stop » pour arrêter le geste du type face à sa bombe. Malgré le casque qu’il portait, on voyait la sueur ruisseler de son front. Mohand fit le tour de la protection pour s’avancer vers la bombe. Hector sursauta, au même moment, son téléphone vibra dans sa poche. C’était Apolline qui l’appelait via le réseau Wifi. Il décrocha discrètement à l’abri derrière la contruction de béton.

— Oui, murmura-t-il.

— Le surnom de Mohand, c’est bien Numid ?

— Oui.

Hector restait économe de ses mots, il ne voulait pas attirer l’attention.

— J’ai fait une recherche sur Tor pour trouver les principaux vendeurs d’armes qui opèrent en France. Je suis tombé sur un site qui vend des drones et des famas comme ceux des terroristes, mais également des explosifs. Le site s’appelle « Numid/+ », Numid Surplus, comme le surplus militaire. Hector, je suis désolé, ton cousin trafique des armes.

— Je te rappelle quand je sors.

— Méfie-toi.

Pour toute réponse, Hector raccrocha. Il contourna lui aussi la protection pour rejoindre Mohand et l’élève démineur, qui ne se sortait pas du piège concocté par les examinateurs. Dans le coin de la salle, les élèves s’étaient tus et se rapprochaient ostensiblement de la sortie de secours.

— C’est toi qui l’as fabriqué, dit Hector. Tu vas pouvoir facilement la désamorcer, non ?

— Oui, c’est moi. Mais ce n’est pas si simple, une fois que le process est démarré, il ne faut pas s’arrêter et enchaîner les gestes avec précision. Il doit rester maximum deux minutes pour stopper le mécanisme.

— Tu veux me faire croire que pour des tests, on balance les étudiants face à de vraies bombes.

— Crois ce que tu veux, Kaîs, mais si une bonne est factice, ça se voit facilement. Ici, on s’entraîne pour réagir dans des conditions réelles. S’il n’y a pas de risque, tu crois que ton cerveau réagit de la même manière ?

Il laissait le démineur opérer, en approuvant régulièrement les mouvements qu’il opérait pour atteindre le système détonateur.

— Numid Surplus, ça te dit quelque chose.

— Bordel, Kaîs, c’est pas le moment.

Le démineur leva les yeux un instant, inspira une énorme bouffée d’air puis se remit au travail. Hector interrompit la manœuvre en attrapant un des fils qui dépassait et en plantant son regard dans celui de Mohand.

— Ce n’est pas le moment ? T’es sûr ?

Le temps se figea. Plus personne ne respirait. Le groupe d’élèves au fond de la salle leur lançait des regards paniqués. Ils allaient peut-être crever là, à cent mètres sous terre, mais déterminés à ne louper aucune miette de leurs derniers instants.

Mohand leva les mains pour calmer le jeu, il rendait les armes.

— Tu nous laisses finir et on parle, tu veux bien ?

— Tu n’as pas le moyen d’arrêter l’exercice ?

Son visage était blême.

— Non, Hector, non. Un démineur repérerait le shunte trop facilement. Donc, non, figure-toi. C’est un entraînement, pas une partie de Docteur maboul.

Hector lâcha le câble et fit un pas en arrière. D’un coup de menton, il lui demanda de désamorcer la chose. L’élève voulut reculer également, mais Mohand le retint.

— On ira plus vite à deux. Je soulève délicatement le détecteur de mouvement et tu balances la mousse expansée. OK ?

Ils s’exécutèrent. La mousse se répandit dans un délicieux bruit de bombe de crème chantilly qui se vide sur un plat de fraise. Après quelques secondes, la mousse fut figée autour du détecteur de mouvement. Mohand retourna sa bombe artisanale pour accéder à l’électronique en dessous et il coupa des fils, tous de la même couleur dans un ordre précis qu’il connaissait par cœur. Nouveau claquement sec. La pince coupante sectionna un dernier fil et Mohand se recula soudainement. Il n’était pas encore totalement certain de n’avoir rien oublié. Il attendit, rien de se produisit. Il laissa alors retomber ses bras le long du corps, avalant bruyamment l’air qui lui manquait. La bombe était maîtrisée. Les élèves applaudirent le dernier membre à les rejoindre. Il s'avançait vers eux en desserrant la jugulaire de son casque. Leur désinvolture mit Mohand hors de lui.

— Tirez-vous, hurla-t-il.

Le silence se fit.

— Tirez-vous, j’ai dit.

Les élèves s’éclipsèrent de la salle sans une protestation. Mohand se dirigea alors vers l’endroit où ils s’étaient rassemblés auparavant. Derrière la protection en béton, Hector découvrit quelques chaises, une table et un petit tableau blanc. C’était l’espace qui servait aux briefings. Mohand ouvrit la porte du petit frigo qui portait le tableau blanc, en tira deux cannettes de soda qu’il posa sur la table. Il s’assit sur une chaise, décapsula une cannette et invita Hector à le rejoindre.

— Surplus, ça dit bien ce que ça veut dire, finit-il par dire. J’ai fait ce site pour vendre du matériel destiné au rebut et à la destruction. Les premiers acheteurs étaient au pays, en Algérie. Je rendais un peu service à une cause que je trouvais juste. Puis j’ai eu besoin d’argent. Enfin, disons que j’ai été tenté.

La pièce tournait autour d’Hector. Il ne put rien articuler, rien répondre. Il avala une gorgée de breuvage sucré pour reprendre pied. Mohand poursuivit.

— Ça a pris de l’ampleur, presque malgré moi, je te jure, un engrenage, Kaîs, tu peux plus t’en sortir une fois que les gars ont trouvé leur filière. J’ai commencé par vendre du surplus, puis du matériel saisit qu’on a jamais détruit. Pas d’explosif au début, quelques armes, par-ci par-là. Puis ma réputation a circulé, la demande s’est emballée, on m’a demandé toujours plus de matos. J’aimerais dire qu’on m’a menacé. Même pas. C’était pour la cause au début. Pour l’argent ensuite.

— À qui tu vends, salopard ? Tu vends en France ? C’est toi qui as vendu le matos pour la boucherie du Bataclan ?

— Pas directement, Kaîs, je te jure. Je ne vends qu’à l’étranger. La France, c’est toujours non. Je respecte le pays.

— Te fous pas de moi. Il y avait trois drones chez Karpathi, ils se sont retrouvé à me tirer dessus dans la salle. C’était ton matos, ils sont encore sur ton site.

— Je n’en ai pas à vendre et n’en ai jamais eu. C’est un produit d’appel, avec un lien du type « Contactez-nous ». Pour ce groupe-là, j’étais juste un intermédiaire. J’ai donné l’info, je les ai tuyautés pour le cambriolage, mais j’ai rien volé. C’est eux qui ont fait le coup. Je n’aurais jamais pris cette bombe. Je suis artificier, j’aurais vu qu’un truc ne semblait pas clean. Je ne suis pas con, je ne suis pas un monstre malgré ce que pense ton père. Non, les terroristes se sont débrouillés tous seuls, je te le jure.

— Bordel, tu te rends compte ? T’es mouillé jusqu’au cou dans une tuerie de masse. À gerber.

Hector fit une pause pour se contenir. Éviter de laisser exploser sa rage. Pas tout de suite.

— Tu me dis que la bombe venait de chez Karpathi ? Tu peux m’aider à le prouver ? Il est où ce labo de IAtus ?

— Tu déconnes ? Ce labo, il n’existe pas, il n’existe plus, il n’a jamais existé. Les projets qu’ils mènent là-bas, c’est de la science-fiction. Et autant dire que depuis le cambriolage, toutes les traces ont été effacées.

Hector se serait bien levé pour lui défoncer le crâne à coup de chaise. Heureusement qu’on lui avait retiré son arme finalement. Il regarda autour de lui. Il y avait probablement des caméras de surveillance partout dans la pièce. Il se mordit la langue avant de reprendre. Se concentrer sur la Plaie. Demain. L’événement.

— Y a d’autres trucs que tu dois me dire ?

Le « cousin » baissa les yeux. Il ne parvenait plus à soutenir le regard d’Hector.

— Pardonne-moi. N’en parle pas à Rachid, s’il te plaît. Il ne comprendrait pas. Je vais arrêter, Kaîs, je te le promets. Pour Yacine. Mais ne dis rien à Rachid. Il me balancerait. Sans hésiter.

— Et moi ? À ton avis ?

Tout ce qu’aurait pu dire Mohand n’aurait fait qu’attiser la colère d’Hector. Alors il se tut. La boucle semblait bouclée. Il était descendu au Bataclan, pour affronter des terroristes armées par Mohand, son propre « cousin », élevées avec lui comme un frère. Pourquoi n’avait-il pas eu la lucidité de voir cette dérive ? Tout cela reposait sur un système dont chacun était un maillon. Personne ne se sentait responsable, chacun pouvait nier, croire dans son innocent. C’est parce qu’il y a des profiteurs que le système peut se maintenir, Karpathi, Mohand, combien sont-ils ?

Hector décida que s’il ne voulait pas étrangler Mohand de ses mains, il lui fallait de l’air. Maintenant. Il se leva sans un mot, tourna les talons et se dirigea vers la porte menant au monte-charge. Était-ce de ça que son père voulait lui parler ?


La remontée lui sembla durer l’éternité, face avec lui-même, dans cet ascenseur le tirant des enfers. Là-haut, l’air lui parut moins vicié. Un rayon de soleil rasant éclairait les bureaux. Il les traversa, fit le chemin en sens inverse, perdu dans ses réflexions, ne souriant à personne, ne voyant même aucune des personnes qui observaient son déplacement à petits pas, comme un zombie. Il récupéra son flingue et accéléra sa sortie pour finalement pour retrouver l’air libre.

À sa surprise, le vélo-taxi l’attendait, toujours à la même place, le type vautré dans sa charrette, regardant des vidéos sur son téléphone.

— Qu’est-ce que tu fous encore là ? lui demanda Hector.

— Avec un pourboire comme celui que tu m’as donné, j’ai terminé ma journée. Alors je prends du bon temps dans ce lieu paradisiaque.

Il montra les bâtiments gris et la vieille tour de la télé.

— Non, je déconne. Tu paies bien, et tu vas bien falloir t’extirper de ce trou mal desservi si tu veux rejoindre Paris.

— Le trou, j’en sors tout juste. Rien, laisse tomber, ajouta-t-il devant l’étonnement du chauffeur. Tu t’appelles comment ? Et comme ça descend, tu rembourses le pourboire ?

— Enzo. Et dans tes rêves pour les brouzoufs. Il faut payer l’usure des freins, mon gars.


Le trajet retour avait été plus rapide, Enzo avait ménagé ses freins. Hector s’était fait déposer dans le XIXe, il voulait marcher pour retrouver ses esprits avant de rejoindre son père. Il avait longé le métro aérien, et s’était vu ailleurs, loin d’ici, à suivre ce trait d’union graphique entre les quartiers populaires et le symbole d’une ville moderne. Paris, Chicago, New York, héritage du style d’Eiffel mâtiné d’Art Nouveau, le métro aérien lui donnait l’impression de débarquer dans un autre monde.

La famille Mahi avait toujours vécu en Seine–Saint-Denis. C’était tout ce qu’ils pouvaient se permettre alors. Maintenant que Rachid vivait seul, il n’avait plus besoin de grand-chose. Il vivait à l’étroit dans un appart miniature, rez-de-chaussée sur cour, c’est pour ça qu’il l’avait choisi. Il mettait souvent un fauteuil pliant devant sa porte et laissait le temps filer, assis là à discuter avec tous ceux qui voulaient bien échanger quelques mots. C’était bien pour le chat aussi, il avait son espace de liberté, cette cour comme horizon. Les voisins le maudissaient gentiment parce qu’il pissait dans les bacs de fleurs, mais comme c’était le chat de Rachid, personne n’osait rien dire. Quant au quartier, Rachid avait toujours voulu habiter là, parmi quelques vieux amis de Tizi Ouzou qui s’y étaient installés. Quand il voulait les voir, il les retrouvait au café, devant une vieille table en formica, dans un espace enfumé comme autrefois — personne ne venait emmerder ces vieux Algériens, et le patron faisait mine de ne rien voir, il se foutait de la législation. Rachid jouait aux cartes toute la journée en papotant avec les anciens, radotant, colportant les ragots du bled, souvent même les inventant, pour le plaisir. Dans ce quartier de Paris, il avait l’impression d’être retourné au pays.

Hector frappa directement à la porte sur cour, Rachid lui ouvrit, essoufflé par le trajet depuis son canapé. C’était visiblement un grand jour, il portait son burnous, le plus beau, coloré, brodé par la mère d’Hector, celui des occasions et des fêtes de famille, celui des funérailles de sa femme. Le tissu tombait près de son corps. La coupe étroite lui donnait un air filiforme. Ses guiboles décharnées dépassaient en bas dans ses babouches. On voyait qu’il était maigre. Il tentait de le cacher derrière une barbe grise, bien taillée, mais clairsemée.

— Papa, tu manges bien ? Tu es sûr ?

Pas de réponse. Il fit volte-face, comme une invitation à le suivre. Toujours son silence, ses gestes lents. Son père ne parlait que quand c’était nécessaire.

Il s’installa dans le canapé et désigna le fauteuil. Hector prit son temps, lui aussi, le temps de l’observer. Sa mère avait raison, il était beau dans cette robe, dont les couleurs faisaient ressortir sa peau mate. Il était digne, malgré les yeux rougis qu’il essayait de camoufler de son regard fuyant. Rachid avait pleuré, c’était une des rares fois où Hector put relever une telle fragilité. Il ne l’avouerait certainement jamais. Un patriarche, ça ne pouvait pas pleurer. Jamais. Jamais il ne l’admettrait.

Rachid sentit le poids du regard d’Hector et lut sur sa mine triste qu’il avait appris des choses lors de sa visite chez Mohand. Qu’est-ce que ça changeait ? Pas grand-chose. Le moment était venu de toute façon. Rachid détourna les yeux vers les documents posés à côté de lui. Il ramassa une enveloppe jaunie qu’il tendit à Hector en se penchant vers lui, puis se rencogna sur le dossier du canapé. Toujours sans un mot. Il ne voulait pas que quoi que ce soit qu’il puisse dire fasse vaciller sa détermination. Hector fit tourner la lettre dans ses mains. Elle avait déjà été décachetée, lue, par Rachid, peut-être par sa mère. À cette pensée, il sentit son parfum flotter dans la pièce. Hector n’osait extraire les feuilles pliées de l’enveloppe. Il n’y aurait plus de retour en arrière possible. Trop tard, se dit-il. Alors il se laissa tomber sur le fauteuil à la droite de Rachid, face à l’écran de télé qui lui renvoyait son visage certainement livide. D’autres images lui venaient pourtant, il devinait le bouleversement inéluctable, une vision de son monde qu’il faudrait reconstruire. Était-il prêt ? Hector était tétanisé. Rachid prononça le premier mot.

— Pardon.

Un mot qui fit vaciller Hector. Rachid se pencha à nouveau. Hector remarqua seulement la théière et les deux tasses posées sur la table. Rachid leur fit couler du thé vert en levant la main très haut, servit dans la porcelaine des grands jours, un cadeau reçu à leur mariage. L’odeur de menthe fraîche embauma la pièce, avant que le parfum suave et écœurant du sucre ne prenne le dessus.

— Hector, je comprends pourquoi tu as changé de prénom. Yacine et Kaîs ? C’était fini tout ça. Tu as voulu que Kaîs disparaisse avec Yacine. Le regret, la honte ? Moi aussi, j’avais honte, tu sais. J’ai toujours honte. Oh, pas de vous, bien sûr, mes fils. Honte de moi. J’aurais voulu tout effacer, revenir en arrière. Je n’ai pas pu en parler parce que je me dégoûtais d’avoir été si lâche.

Hector ne répondit rien. Il n’était qu’un invité, spectateur du long monologue qui s’annonçait.

Son père lui tendit une vieille coupure de presse des années 1970. L’article parlait de deux explosions simultanément à Alger et Constantine, des attentats qui n'avait fait aucune victime. Hector ne comprenait pas. Il secoua la tête.

— Regarde bien la date.

— 3 janvier 1976. Le jour de la naissance de Yacine ?

— C’est ça. Mille fois, j’ai voulu te raconter cette histoire, mais quelque chose était brisé en moi. J’ai attendu le bon moment. Il n’est jamais venu. Même lorsque tu étais dans le coma, lorsque tu ne pouvais plus me juger, j’ai commencé à parler, mais je n’ai pas pu aller au bout.

Rachid reprit d’une voix si douce, si fragile qu’Hector l’entendait à peine. Il tendit l’oreille et se laissa emporter par des mots invoquant des images oubliées, des mots qu’il avait entendus du plus profond de son coma, lorsque Rachid avait tenté de lui raconter son histoire.

À suivre…


La dose de Flow

Musique

Orange Blossom, un groupe français qui sait se faire rare. 2024 est une année faste, car ils reviennent avec Spells From the Drunken Sirens, leur nouvel album. Je vous en avais déjà parlé avec Ya Sidi, le morceau choisi comme générique de la série Marseille. Dans leur nouvel album, le groupe tire toujours vers des sonorités qui oscillent entre trip hop, électro et mélodies orientales.

J'ai choisi de vous partager le morceau Alsira, car il démontre le talent de ce groupe pour les mix audacieux, en perpétuelle évolution.

Le morceau a été temporairement retiré de Youtube, mais vous pouvez le trouver sur les autres plates-formes, comme par exemple sur Apple Music ou Spotify.

À suivre

À mesure que mon roman approche du dénouement, on me demande souvent : alors, bientôt la fin ? Quand est-ce qu’il sera terminé, ce roman ? Je prends aujourd’hui ces questions comme les encouragements qu’un marathonien reçoit en bord de route. Réponses : ça se termine toujours un peu après le kilomètre 42. Bon, je mélange tout, mais sinon la réponse est fin mai. Tout ça pour dire que je n’imaginais pas que la fin du roman soit si difficile et si intense à écrire. Chaque chapitre devient totalement critique pour donner un sens à tout l’édifice et demande une attention incroyable pour ne pas oublier de donner la bonne information aux lecteurs au moment où elle doit arriver. Et si on se rate, c’est trop tard pour corriger (au moins dans la lettre hebdo, je vais reprendre le texte pour le publier quoi qu’il en soit).

Voilà j’espère que ce chapitre vous aura scotché. Le prochain s’annonce encore plus difficile à écrire.

En attendant, je vous souhaite un merveilleux week-end et vous retrouve après une petite pause pour les vacances ! 

-- mikl 🙏