Soixante-seize, La Plaie 43 – Le Flow #205

Où je vous présente Soixante-seize, le chapitre 43 de la Plaie et vous parle d’Irma.


Newsletter   •   12 mai 2024

Hello les amies,

Je crois désormais que chaque épisode sera plus difficile à partager que le précédent. À chaque chapitre qui nous rapproche de la conclusion de l'histoire, je perds une partie de la relation privilégiée que j'avais avec mes personnages. Ce ne sont plus seulement mes personnages, ce sont aussi les vôtres, bientôt, pleinement et intégralement.

Mais nous y voilà. Je vous laisse avec Rachid et la suite de son histoire personnelle, qui est aussi un peu celle d’Hector.

Pour rattraper votre lecture, c'est par ici :

Bonne lecture !


La Plaie - Épisode 43

Soixante-seize

Soixante-seize

« L’inévitable possède une chair, un corps, à la fois palpable et invisible. –dans une vibration grave de cordes vocales, Rachid avait pris un ton mystique, le regard perdu dans un passé fantomatique, il se frotta les mains pour tâter, sentir sa matérialité avant de poursuivre. – L’inévitable surgit de nulle part, se penche sur notre épaule, susurre des mots que l’on ne peut entendre, nous glisse des pensées absurdes qui résonnent dans tout notre être. Pourquoi nous ? Pourquoi moi ? Pourquoi là, maintenant ? L’inévitable reste imprévisible dans son incarnation. C’est comme ça, il nous attrape, nous enserre, parce qu’on pense lui échapper. Ce n’est pas le diable, oh non, trop simple. C’est une vision que l’on méprend pour la réalité, celle d’un futur potentiel qui nous égare. L’inévitable naît de la colère, de l’amertume et de la confusion, de notre appréhension du présent et du non advenu.

Tahir, Tin et moi avons incarné l’inévitable, jouets d’une révolte qui n’était qu’enfant, attendant de devenir fougue d’adolescence, plus tard. Nous nous sommes crus printemps, nous n’étions que des pivoines de Kabylie en hiver. Nous n’avons été que des instruments, coupables idéaux pris dans la tourmente de l’histoire. Qui aurait pu le prédire ? Oh personne, précisément, bien sûr, personne n’aurait rien pu empêcher même si tout le monde pouvait le redouter. De l’humiliation naît la haine, cycle sans fin, toujours. Partout.

Que tu te retrouves là-bas, dans le Bataclan, j’y ai vu un signe de l’univers, que tu en sortes vivant, une nouvelle bénédiction. Les plus perspicaces que j’ai pu lire sur ce soir-là tutoient la vérité, avec leurs grands mots et leurs concepts européens. Terrorisme stochastique, systémique, endémique, résiduel. Le fond d’une cuve d’essence trop profonde pour qu’on en récure le fond et qui attend l’embrasement.

L’inéluctable nous a aveuglés pour mieux nous guider, hasard, azar, coup de dé joué en dépit des signes que nous n’avons pas vus, pas crus. Au cœur du cyclone, il n’y a plus de vent pour t’indiquer le chemin. Ni brise favorable ni souffle contraire. Reste alors l’ivresse d’un pouvoir de destruction démesuré. – Rachid parlait comme s'il avait pensé à tout cela pendant des décennies, à chercher un sens, une rationalité, une excuse peut-être. Il était enfin prêt à raconter la fin de son histoire.

C’était le début de l’hiver. Tahir et Tin trépignaient de ce notre incapacité à nous coordonner, résister, défendre notre culture, nos valeurs. Nos réunions militantes tournaient en rond, la colère s’érodait dans un flot de paroles continu. Sécheresse des idées, fatigue des corps usés par le rythme de la vie qui nous pousse à renoncer à un combat perdu d’avance. Puis, Tahir a eu un fils, Mohand, tu l’as deviné. Il était bien occupé, cela a calmé le jeu. Tinhane a levé le pied, on n’a jamais été aussi proches. Nous étions prêts à tourner la page. Et ensuite ?

Son rôle de père a ravivé la flamme de Tahir. Il se rappelait montagnard, résistant. Il voulait élever Mohand comme un berbère. Il lui parlait kabyle à la maison. Mais tu sais, les révolutions sont toujours totales, elles ne se contentent pas d’une victoire symbolique. La réconciliation du pays ne pouvait se faire dans la diversité. L’unité ou la mort. Parti unique, religion unique, langue unique. Tahir, lui, voulait transmettre un héritage, une culture, passer un flambeau. Ce qu’il désirait le plus allait contre la politique de l’Algérie nouvelle. Ça le démangeait de reprendre nos cours, de manifester à la fac, il voulait braver les interdits, franchir la ligne et voir ce qui se passerait.

Un jour, il a explosé pendant la réunion de notre groupe. Je ne sais pas si c’est parce que Mohand les réveillait la nuit, qu’il dormait peu. Il était nerveux. Il a brandi un article de journal, le gouvernement nommait une commission pour écrire une charte nationale à partir des principes du discours de Boumedienne de juin 1975. L’identité kabyle était piétinée. Tahir a vomis son venin sur nous, a hurlé son mépris, nous a traités de lâches. Puis il a quitté la réunion dans le silence général. On était en désaccord pour la première fois. Je ne l’avais jamais vu comme ça. L’harmonie était rompue, j’étais perdu.

Le lendemain, je suis allé travailler à l’université, et quand je suis rentré, Tahir discutait avec Tin. Ils se sont tus. « Qu’est-ce qui se passe », je leur ai dit « quelqu’un est mort ? » Ils se sont regardés pour savoir qui parlerait le premier. « On se disait que tu étais chimiste », m’a dit Tinhane. J’ai haussé les épaules, ouverts les mains et je l’ai engagé à poursuivre d’un coup de de menton. « Un chimiste, ça sait manier des produits dangereux, non ? Peut-être que saurais-tu faire… des explosifs ? » J’ai été choqué, la pièce a tourné autour de moi. Je suis parti en titubant, j’ai claqué la porte et je suis allé m’asseoir en bas, au pied du mur où nous avions parlé pour la première fois avec Tin. Elle m’a rejoint plus tard. Elle n’a rien dit pendant un moment, avant de m’annoncer qu’elle était enceinte. J’en suis resté muet. « J’aimerais pouvoir dire à cet enfant qu’on a essayé de faire quelque chose. Quand elle sera née, alors oui, on pourra assumer nos responsabilités. En attendant ? On va juste envoyer un signal, une étincelle, la nuit, faire un peu de bruit dans un bâtiment public. Pas de morts, pas de victimes. Après, on laissera la jeunesse du pays prendre la suite, avec la satisfaction d’avoir fait notre part. » Elle disait ça comme dans l’histoire toute mignonne de l’oiseau qui ramène de l’eau dans son bec pour éteindre un incendie. Je ne pensais plus qu’à l’enfant. « Tin, tu me demandes de fabriquer une bombe. Tu te rends bien compte ? C’est dangereux. Une bombe, ça tue ! » Elle ne s’est pas démontée. « Ça dépend où tu la poses. Tu saurais faire ? » J’ai pris le temps de réfléchir pour ne pas lui laisser penser que je me défilais. « Oui, je pense, mais… » J’ai continué à objecter. Elle n’a pas vraiment écouté la suite et la vérité est que le sujet m’intéressait. Jamais je n’aurais franchi le pas, sans cette demande, j’avais l’impression d’être un sorcier attiré par la magie noire. Je me suis dit que j’allais faire mes obscures expériences, pendant que la colère de Tin et Tahir s’évaporait.

J’ai espéré qu’ils oublient, mais un jour, ils ont voulu voir le résultat. Ils m’ont provoqué, « Une bombe, ce truc ? C’est un pétard, non ? » Je n’étais pas certain de la puissance de l’engin, il aurait fallu tester la bombe, mais j’étais contre. Ils n’en sont pas restés là. Un jour, ils sont venus me chercher au laboratoire de l’université avec un gars et sa vieille caisse rouillée. Ils m’ont dit, « Ne t’inquiète pas, on part dans la montagne, il n’y a aucun danger. » Tahir et le type ont attrapé la bombe, l’ont sortie discrètement du laboratoire et l’ont chargée dans le coffre. J’avais fait un mélange très stable, tu vois, mais j’avais l’impression sur le chemin qu’on allait mourir à chaque nid de poule. Ma chemise s’est trempée de sueur malgré le froid.

On a installé le dispositif dans la montagne, au milieu d’un champ d’oliviers. J’avais préparé le détonateur, un simple réveil à l’ancienne, et en le réglant, j’avais éloigné les aiguilles pour les mettre à l’opposé l’une de l’autre. J’ai remonté l’appareil et attaché à chaque aiguille les câbles qui devaient donner l’impulsion électrique. Si un mauvais court-circuit ne se produisait pas entre temps, nous avions trente minutes. Nous nous sommes éloignés et avons attendu en silence, les yeux rivés sur nos montres. Nous n’entendions que nos respirations saccadées. Enfin, la bombe a explosé, déchiquetant plusieurs oliviers dans un craquement sourd. J’entends encore l’écho de la détonation qui nous est revenu, sonnant comme un avertissement. Premier coup de tonnerre.

Dans la voiture, sur le chemin du retour, tout le monde était heureux. En bon chimiste, j’étais fier, malgré le goût acide qui me brûlait la gorge. J’avais démontré mes capacités, j’étais le héros du jour.

Un nouvel avertissement est arrivé peu après. En janvier 1976, un groupe terroriste a été arrêté. Leur procès a été expéditif. Le procureur a requis la peine de mort en mars 1976. Bien sûr, on a arrêté de faire les malins et on a plus osé reparler de cette bombe entre nous. Même le fait de prononcer le mot nous semblait interdit. Notre groupe de militants s’est disloqué, nous n’étions plus qu’une poignée.

Et moi, je me suis leurré. J’ai peaufiné le mélange, sa puissance, sa stabilité. Curiosité professionnelle. J’avais mis au point un protocole scientifique. Je restais dans la théorie, je mesurais la puissance en laboratoire, sur de petites quantités. Des explosions d’éprouvette, en quelque sorte. Après tout, j’étais chimiste et je faisais mon boulot. Sans détonateur, une bombe n’en est pas une. C’est ce que je me racontais. Je crois que je me suis laissé griser par le pouvoir qu’une bombe mettait entre nos mains. Nous n’étions rien, personne, mais nous possédions un pouvoir de destruction qui dépassait toute mesure, qui dépassait notre condition. L’inéluctable m’avait ferré, se penchait sur mon épaule pendant que je réalisais mes expériences.

L’été est arrivé. La chaleur était écrasante. 1976, les Français en parlent comme une année mythique, mais nous aussi, on suait. Peut-être que c’est pour ça que les esprits se sont échauffés. Lorsque l’université a annulé une conférence en langue kabyle, les étudiants ont commencé à protester. La police est intervenue pour éviter les heurts. Étincelle. Tin a rédigé des tracts qu’on a distribués avec ce qui restait du groupe sur le campus. On était galvanisé par les réactions. Les gens nous soutenaient. La colère se propageait. – Rachid fit une très longue pause comme s’il avait besoin de se souvenir, mais c’était les regrets qui l’avaient interrompu, il savait que c’était là que tout s’était joué, qu’ils avaient franchi le point de non-retour. Il essuya une larme d’un revers de la main et reprit enfin, débordé par la tristesse.

Souvent on se demande comment on a pu en arriver là. C’est simple. Un pas après l’autre. Malgré les signaux, la colère a été plus forte. La colère aveugle. Je me souviens d’un soir, j’étais allongé près de Tinhane, la main posée sur son ventre. « Tu ne penses pas qu’on devrait se calmer ? Ce bébé que tu portes, tu crois qu’il la sent toute cette colère ? » Elle a eu cette phrase provocante. « J’espère bien. » J’ai marqué un temps d’arrêt. Je me suis demandé si la colère se propageait comme ça, dans le sang, de façon presque génétique. Je lui ai dit « Tu es sûr de toi ? On joue avec le feu, il aura besoin de nous, ce gosse. » Elle m’a fait peur, tu sais, elle a regardé le plafond, comme si elle parlait à ces ancêtres et m’a répondu, « La colère te dévore, si tu ne la laisses pas sortir. Ce môme doit sortir, tout comme la colère en nous. Tout ça ne dure pas, une fois qu’elle est sortie, qu’elle a joué son rôle alors, tout devient plus simple. On dit que l’âge rend sage, comme ton père. Mais avant, il faut assumer ses convictions, laisser parler la colère, c’est elle qui équilibre le monde, comme une loi de la nature. Si tu ne la laisses pas sortir, alors, elle te dévore. » – Rachid mima comme une bombe qui explose à l’intérieur de son thorax, Hector eut cette vision d’un alien qui éclot en déchirant son hôte. Il vit immédiatement ce que son père voulait dire et les dommages irréversibles que cette colère pouvait libérer.

Le lendemain, la Charte nationale était promulguée, toutes les références aux Berbères en avaient été expurgées. Tin m’a regardé d’un air décidé. Son ventre était proéminent, l’accouchement approchait, mais sa colère avait encore grandi. « On fait un seul coup, Rachid, on laisse exploser notre colère avant de nous résigner. Une fois. Pour prendre notre part et espérer que le feu se propagera. » Rien n’aurait pu la faire renoncer. J’ai hoché la tête. Juste un coup. Je voulais en finir et tourner la page.

Voilà comment on s’est retrouvé à planifier un attentat. Pudiquement, on parlait d’une action de revendication. Tout est allé très vite. Tahir a fait du repérage avec les gars du groupe. Pendant ce temps, j’ai assemblé deux bombes avec la matière explosive dont je disposais. Suffisamment, pour marquer les esprits, deux cibles simultanées, des symboles du pouvoir et de la presse, comme les poseurs de bombe qui avaient été condamnés. On voulait laisser penser que c’était une réplique de leurs premiers attentats, que leur groupe n’avait pas été entièrement démantelé. C’était une façon de passer sous les radars.

On a été cons, de vrais cons. Personne ne croyait qu’on pouvait se faire attraper. On ne pensait même pas faire de mal. On ne voulait pas faire de victimes, juste passer un message, faire péter des bombes peu puissantes dans des bâtiments publics déserts, tôt le matin, le week-end. Démontrer qu’on existait, par la seule méthode qu’on nous laissait. Une façon de rétablir la balance. La balance, la justice, on se disait qu’on travaillait pour la justice, pour rendre le monde plus juste.

Si Tinhane avait pu, elle serait venue poser les bombes avec nous. Mais on avait dit pas de femmes, ni Tinhane, ni la mère de Mohand, pas parce qu’elles n’en étaient pas capables, parce qu’on savait que c’était risqué et qu’elles devaient tenir la famille si on se faisait prendre.

Le jour J est arrivé. On s’est retrouvé avant le lever du jour dans la boutique qui nous servait de Q.G. On s’est divisé en deux groupes. L’un devait viser le tribunal, l’autre la rédaction d’un journal contrôlé par l’État. Nous étions prêts, habillés en robes sombres, masqués par une capuche, cinq personnes par groupe, quatre porteurs et un éclaireur. Le téléphone a sonné alors que nous étions prêts à partir. – Rachid désigna la coupure de presse qu’il avait tendue à Hector, du jour de la naissance de Yacine – c’est Tahir qui a répondu. C’était Tin, elle avait perdu les eaux, nous devions rejoindre d’urgence la maternité. Ton frère avait décidé de naître, de sortir en même temps que toute cette rage qu’on voulait faire déferler. Je ne voulais pas me dégonfler, je le jure, Hector. Jamais je n’ai voulu abandonner Tahir, mais c’est ce qui s’est produit. C’est lui qui m’a raisonné. Il est venu vers moi et m’a serré dans ses bras, comme un frère. Mohand était déjà né, Tahir avait un fils, il savait de quoi il parlait. « On ne rate pas la naissance d’un enfant, Rachid. Rien au monde ne justifie ça. Alors tu vas aller accompagner ta femme, la soutenir et tenir ton enfant dans les bras. Ce sera un fils, j’en suis sûr. Et désolé Rachid, mais on va se débrouiller sans toi, quatre porteurs, pas d’éclaireur, ça suffit. » J’ai salué le groupe à regret et j’ai rejoint Tin. Yacine est né et j’ai failli ne jamais revoir Tahir. Après les premiers attentats, le gouvernement avait renforcé la sécurité des bâtiments gouvernementaux. Avec nos repérages, on est rentré dans le collimateur des services secrets. Ils ont cueilli les deux groupes avant qu’ils ne s’enfuient. Flagrant délit. Une des deux bombes a explosé, l’autre a été désamorcée facilement. Aucune victime, peu de dégâts.

Après l’accouchement, j’ai appris par la famille de Tahir qu’il avait été arrêté. Tout est allé très vite ensuite. J’ai pensé que j’étais foutu, mais j’espérais que la Police épargnerait ta mère. J’ai envisagé de prendre la fuite immédiatement avec Tinhane et Yacine, pour nous planquer dans les montagnes, mais à quoi bon ? Après les interrogatoires, ils auraient vite su qui j’étais. Un ennemi public. J’avais fabriqué deux bombes, dont l’une avait explosé au tribunal. Je n’ai pourtant pas cessé d’espérer. L’inéluctable est survenu, le gouvernement attendait ce moment. Et j’avais échappé à l’arrestation. Lorsque je tenais ton frère dans mes bras, sa tête sur mon cœur, je voulais croire que nous étions bénis et que malgré, la colère, la bêtise, et la peur, Dieu nous avais donné un fils, Yacine, comme une seconde chance.

La communauté berbère s’est agitée à Tizi Ouzou, la rage couvait dans les rues. Les militants de la cause voulaient médiatiser l’affaire, faire de Tahir une victime de la répression. Hocine Ait Ahmed, le fondateur en exil du FFS, a contacté son réseau de militants depuis Genève. Il a raisonné tout le monde. « Ce n’est pas le moment, faites profil bas. Si vous bougez, la répression sera sanglante. Utilisez la paix sociale comme un levier. » Il avait raison. Après le premier procès des poseurs de bombes, tout le monde avait intérêt à calmer le jeu. Lui qui s’était évadé dix ans plus tôt savait que tant qu’on est vivant, on est utile. Tahir et les autres avaient morflé, mais ils étaient vivants. Vivants et toujours dignes. Alors, les familles ont négocié avec les autorités. Un procès secret, un verdict clément, pas de peine de mort, pas de révolte, pas de manifestations. Ainsi était réglé dans l’ombre le sort des poseurs de bombes de Tizi Ouzou, Tahir et quelques autres, oubliés de l’histoire des luttes berbères.

Aucun des prisonniers ne nous a trahis. Malgré la torture, malgré la honte du procès, malgré la prison, Tahir n’a rien dit. Jamais il ne nous a donnés. Il nous a sauvés. Le sort nous a accordé une seconde chance, mais la menace planait toujours. On pouvait être arrêté à tout moment. Nous avons choisi l’exil pour nous reconstruire et donner une chance à Yacine. Puis à toi, Kaîs.

Rejoindre la France n’a pas été facile. Le gouvernement algérien voulait bloquer les flux, arrêter l’hémorragie de talents. J’ai fait appel au réseau des Pieds rouges, des gauchistes qui pensaient que la révolution populaire commencerait au Maghreb. Ils épousaient la cause pour l’émancipation du peuple algérien. Ce qui m’intéressait était surtout leurs appuis en France. Ils me connaissaient, les militants se croisaient tous régulièrement à Tizi Ouzou. Ils ont fait jouer leurs réseaux et on a eu notre visa d’immigration.

La mère de Mohand a morflé aussi. Quand elle a su qu’on partait, elle ne nous en a pas voulu, mais elle nous a demandé une chose, protéger Mohand, l’emmener avec nous en France. C’était une volonté de son père depuis la prison, il a signé une lettre écrite de ses regrets, à demi-mot. Il se disait que Mohand serait plus à l’abri en France. C’était sûrement vrai. Mais il s’est coupé un membre ce jour-là. Mohand nous a suivis et vous avez grandi ensemble en France.

Du jour au lendemain, on a plié nos bagages et on est venu ici. Arrivé après le gros de la vague. On n’était pas vraiment les bienvenues, nous les indigènes qui nous accrochions à la France après l’avoir humilié dans une guerre d’indépendance. Dans les esprits, la guerre n’était pas finie, les revanchards avaient la dent dure. On a fait le dos rond, gardé le profil bas, les yeux tournés vers le bitume en guise de soumission. On pensait qu’en respectant les Français, ils finiraient par nous respecter aussi. Ça n’est jamais arrivé. Toi tu as connu l’ère après « Touche pas à mon pote ». C’était mieux, mais on était toujours réduit à ça, des potes qui ont besoin qu’on les protège. On n’était pas des égaux, mais on était des rebeux sympas.

L’arrivée en France a été une épreuve, seuls, sans famille, on n’avait pas un sou. Le réseau de Pieds rouge a fait jouer la solidarité, et on a trouvé des petits boulots, pour louer un petit appartement de banlieue. Est-ce que finalement c’était pire qu’en Algérie ? Peut-être pas pour moi, mais pour vous en tout cas, pour Yacine, pour toi, et surtout pour ta mère, le choc a été violent. Petit à petit, Tinhane s’est éteinte, comme moi, dans des boulots éreintants, sans perspective. Et puis, ton frère est mort. Elle se doutait de la vérité, comme moi, mais moi je voyais ça comme une dette que je soldais. Elle ça l’a rongée. Elle n’a pas survécu longtemps à la mort de ton frère.

J’ai longtemps vécu dans la peur. Tinhane ne supportait pas ça, elle qui avait voulu vivre la tête haute. Pendant longtemps, je n’ai même pas osé retourner au pays. Je me disais que je ne pourrais jamais revenir, qu’ils allaient forcément me pincer un jour ou l’autre. Et puis, le temps a fait son travail. Le calme est revenu après le printemps berbère. Un jour nous sommes retournés au village, puis après régulièrement en vacances.

La suite, tu t’en souviens peut-être. C’était l’été 1986. Tahir a débarqué sans prévenir à une fête de famille. Je ne l’avais pas revu depuis l’arrestation. Avec d’autres prisonniers politiques, il avait été gracié au bénéfice de la réconciliation nationale. Encore. Combien faudra-t-il de gestes de ce type, de discours d’unité, pour fonder une nation soudée ?

Bref, Tahir était venu trouver Mohand, qui faisait la fête avec nous. Moi je ne savais pas qu’il sortait, sinon je serai allé l’accueillir devant la prison, comme dans les films. Mohand savait et il n’a rien dit. Pour lui, son père était un étranger. Il l’a repoussé lorsqu’il s’est approché de lui. C’en était trop pour Tahir, alors il m’a craché une décennie d’amertume au visage. « Je ne suis plus rien, Rachid ? Tout le monde m’a oublié ? Tu m’as tout pris, tu me prends mon fils aussi, toi mon frère ? »

Je comprenais Tahir, il avait attendu dix ans cet instant. Je comprenais Mohand, aussi. Tous les souvenirs qu’il avait de son père, c’était durant les visites à la prison. Son père avait été torturé, cassé, brisé. Mohand ne pouvait même pas supporter de poser les yeux sur ce corps qui n’était presque plus humain. Tahir était mal, Mohand était mal, il leur fallait du temps, mais Tahir n’avait pas ce temps, il comptait rattraper la vie qui s’était arrêtée pour lui en 1976, et il avait décidé que tous les autres dehors lui devaient bien ça.

Alors, avant de rentrer en France et j’ai poussé Mohand dehors. Il devait être aux côtés de son père, c’était la seule chose juste à faire.

La suite tu la connais, Hector. Yacine n’a pas compris, il n’a jamais vraiment compris pourquoi du jour au lendemain, Mohand, son autre frère, avait disparu. Il a mis longtemps avant d’accepter de le revoir. Il y avait quelque chose s’était cassé. Il croyait que tout était à cause de lui, à cause de lui qu’on avait quitté l’Algérie, qu’on avait pris nos distances, qu’au pays on était vu comme les étrangers, des traîtres mêmes, parfois. Il pensait que Mohand savait quelque chose que lui ignorait, que nous étions des brebis galeuses, et qu’il y avait une bonne raison derrière tout ça.

Alors, Yacine s’est cherché, et toi l’as beaucoup aidé. Tu étais le plus jeune, pourtant, il t’admirait. Il voulait te protéger. Moi, j’avais trop honte, honte de ma lâcheté. J’ai mis longtemps à lui raconter, pas tout, mais au moins l’histoire de Mohand, celle de Tahir. Ils se sont réconciliés. Mohand est revenu en France pour devenir démineur. J’ai pris cela comme une ironie du sort, un clin d’œil de l’inconscient.

Et puis, il y a eu votre connerie au lycée, l’arrestation. Je n’ai pas assez soutenu Yacine. Moi qui cherchais à faire profil bas, à être invisible, je lui en ai voulu. J’ai eu tort. Il a perdu ses repères. Lis sa lettre, je pense que grâce à ton exemple, il avait décidé humblement de te suivre. Il avait retrouvé la lumière. Grâce à toi. »

Rachid se leva pour faire chauffer de l’eau pendant qu’Hector lisait la lettre de Yacine. Rachid revint s’installer avec une théière pleine et, avec des gestes las, servit une dose de thé à la menthe fraîche à chacun. Il attendait son verdict avec résignation.

Hector avait terminé sa lecture, mais n’osait relever les yeux. Ses mains s’étaient mises à trembler. Il les posa sur ses genoux pour reprendre le contrôle.

— Tout est dit, non ? reprit Rachid. Il te dit combien tu lui as servi de modèle. Il parle de son intention de passer le concours de police, de ses révisions à Alger. Il t’explique pourquoi il s’est mis au vert pour travailler. Il veut suivre tes pas, toi, le petit frère devenu le modèle. Il allait revenir, Hector, avant d’être tué par le GIS à Alger. Pour une erreur, une simple erreur de personne. Un quiproquo.

Rachid baissa le regard. Il se tut pour donner le temps à Hector de parvenir à ses propres conclusions, lui donner le temps d’encaisser le choc. Lorsqu’il vit sur son visage et à ses poings blanchis par la tension qu’il avait compris, il reprit.

— Oui, Hector. Je savais. Au fond de moi. Je n’ai jamais rien dit, pour ne pas rendre réel cette injustice. À quoi cela pouvait servir ? Yacine était mort, Hector, et le père de Mohand avait subi la torture, sans me dénoncer. J’ai accepté mon sort, je me suis soumis à mon propre martyr. J’étais inconsolable, j’étais détruit, mais j’avais aussi l’impression de me libérer d’un poids. Pour en accepter un autre. Jusqu’à aujourd’hui. Jusqu’à cette campagne pour te salir. Personne ne prendra mon dernier fils, Hector. Mon fils, tu devais savoir. Yacine vivait dans une petite pièce de l’appartement prêté par Mohand. Le reste servait de stockage, des explosifs, des armes, les stocks pour le transit du trafic de Mohand. Ton frère n'était pas un terroriste. Le GIS visait Mohand. Ton cousin s’est excusé, il a pleuré, m’a remercié. Son père l’a fait aussi. J’ai payé ma dette, mais je ne peux accepter de faire plus. Ils ne peuvent te salir, toi.

Hector desserra les poings et se laissa envahir par les larmes. Fragment d’existence froissée, la lettre de Yacine tomba sur le sol.

« Ils m’ont pris Yacine », répéta-t-il, de ce « ils » indéfini de regret, qui parle de l’inéluctable, cet ennemi invisible habitué à tirer les ficelles de la destinée. Rachid était comme l’homme qui, guidé par la voix de l’indignation plus que celle d’un Dieu, avait sacrifié l’un de ses fils en attendant qu’une main retienne son geste. Rien ni personne n’était venu stopper son bras. Alors, conscient de sa méprise, dans la douleur et la honte, il avait laissé son dernier fils, Kaîs, Hector, porter seul le fardeau de leurs culpabilités partagées.

Hector allait partir, mais un point de la lettre restait obscur. Yacine parlait de son arrestation au lycée en des termes cryptiques. « Je ne t’en voudrais jamais pour cette histoire de montre. Tu m’as laissé au lycée parce que tu n’étais pas fait pour ça, mon frère, et tu n’es pour rien au sort qui m’est arrivé ensuite. J’ai choisi ma voie dans la multitude de futurs possibles, comme je la choisis aujourd’hui grâce à toi. J’ai été long à entendre ton message. »

— Qu’est-ce qu’il veut dire, Rachid ? Tu as fait réparer ma montre avant de me la rendre, non ?

Hector désigna la montre à son poignet gauche. Rachid refusa de croiser son regard.

— Dis-moi la vérité ! hurla Hector.

— Je n’ai rien fait, Hector, répondit Rachid d’une voix lasse. Cette montre a toujours très bien fonctionné. Elle était à l’heure quand tu me l’as rendue. Je suis désolé, Hector.

En prononçant ces derniers mots, Rachid s’agenouilla aux pieds d’Hector. Il posa ses deux mains frêles sur les siennes. Hector se redressa sans un mot, le releva et lui accorda une longue accolade qui ressemblait autant à une promesse qu’à des adieux, un au revoir à l’ambiguïté douloureuse, chargée d’un pardon libérateur. Puis, Hector tourna les talons, animé d’une force nouvelle. Il venait de retrouver son frère. Hector ne se sentait plus seul en franchissant le seuil du studio. Hector salua son père d’un sourire et d’un hochement de tête en guise de pardon. Son père sanglotait, mais il semblait libéré du poids d’un secret qu’il ne pouvait plus porter. Ses lèvres murmuraient une prière silencieuse, dont l’écho accompagna les pas d’Hector dans l’escalier en colimaçon.

À suivre…


La dose de Flow

Musique

Cette semaine, je vous partage une reprise d’un de mes morceaux favoris, Human Nature. Voici l’interprétation d’Irma, version acoustique, juste une voix suave accompagnée d’une simple guitare.

Human Nature - Irma

À suivre

Je vous avoue que ça fait tout drôle d’écrire un chapitre dont j’ai les grandes lignes en tête depuis 18 mois, un chapitre qui m’a hanté pendant tout ce temps, dans l’attente d’enfin pouvoir l’écrire. C’est le difficile moment de la confrontation entre tout ce qu’on a pu rêver de son texte et de ses personnages avec la réalité froide de ses propres mots couchés sur la feuille. C’est un arrachement. J’espère que la série de chapitres qui nous emmène vers la conclusion sera moins douloureuse à vous envoyer.

En attendant, je vous souhaite un merveilleux week-end !

-- mikl 🙏